Un vol très nuageux

Les siècles ne durent pas aussi longtemps qu'autrefois... L'histoire que je m'en vais vous conter ce jour d'huy se rapporte bel et bien à un fait réel, survenu, je crois, en l'année...

En ces âges farouches et obscurs, sans smartphones ni ordinateurs portables, se trouvait déjà à Cognac une base aérienne, répertoriée 709, ancêtre de celle qui existe encore de nos jours, dans un cadre à peu près identique. Elle abritait semblablement l'École de pilotage de l'Armée de l'air, alors équipée du regretté CM170 Fouga Magister, dont les plus anciens lecteurs se souviendront en essuyant une larmichette.

2 fouga en voll
Fouga "Magister"

Quatre escadrons d'instruction en vol voyaient transiter bon an mal an deux bonnes centaines de jeunes sous-officiers (en ces temps primitifs, un sergent pouvait piloter un Mirage III sans l'autorisation expresse du Ministre des Armées), tous de sexe masculin dûment établi.

Ces sémillants jeunes gens caressaient l'espoir d'un avenir azuré, qui les transporterait à Mach 1.5 dans un paradis situé aux environs de 35.000 pieds. Hélas, pour la moitié d'entre eux, le rêve ne deviendrait jamais réalité. Les autres tenteraient d'aller quérir leurs grandes ailes dans les volières spécialisées de Tours ou d'Avord. Et là aussi, rien n'était gagné d'avance, bien que l'Armée de l'air, en ces temps révolus, eût besoin de beaucoup de servants pour occuper le ciel. Mais je m'égare, revenons à mon récit… 

Le printemps n'est pas loin, cependant il fait encore frais ce matin-là. Le ciel est couvert par des bancs de stratus surmontés de couches cumuliformes fractionnées.

Les opérations du Groupement École demandent au 2ème EIV d'envoyer une reconnaissance météo dans la zone de travail. Son Cdt en second, le Cne Guillaume, ancien de la chasse, se charge de cette mission, et prend avec lui en place arrière le Sgt Philippe, jeune moniteur récemment affecté, qui a besoin de se familiariser avec les différents secteurs de vol.

Rapidement équipés, les deux pilotes se rendent en piste et signent la Forme 11 de leur avion. Un quart d'heure plus tard, le train rentre normalement, et l'appareil commence sa montée sous contrôle radar, cap 340 vers le niveau 150. La ventilation cabine est positionnée sur "maxi" pour éviter toute formation de buée sur la verrière au décollage. Mais ce vol va être plus court que prévu... À peine l'altimètre franchit-il les 2.000 pieds qu'une odeur suspecte de kérosène se répand dans la cabine. Et cette odeur devient si forte qu'elle est perceptible par l'équipage même à travers les masques à oxygène.

- « Demi-tour immédiat, annonce Guillaume, ce n'est pas le genre de parfum que je préfère... »

Il prévient le contrôle d'approche, et, après quelques minutes, le Fouga se présente dans l'axe de piste et se pose. Arrivés au parking, les deux pilotes signalent l'incident aux mécaniciens, qui ne se montrent pas particulièrement inquiets. Ils vérifient quelques points précis, sans rien constater d'anormal.

- « C'est pas grave. Il est possible qu'en faisant les pleins, on ait renversé un peu de carburant... Vous pouvez repartir sans souci. »
- « Vous êtes certains que ce n'est pas une fuite ? insiste Guillaume. Pourtant, ça sentait vraiment très fort ! »

Le chef mécanicien sourit, rassurant :

- « Aucun problème. On a tout vérifié. La bestiole est prête... »

De nouveau un petit quart d'heure pour compléter les pleins des bidons, et les deux hommes repartent pour leur mission. Guillaume, aux commandes, reprend le cap précédent indiqué par le contrôleur radar, et sur ordre de celui-ci, se met en palier à 8.000 pieds, sous une couche d'alto-stratus, en bonnes conditions de vol à vue, vitesse stabilisée à 230 nœuds, instruments de bord vérifiés. Tout se passe donc au mieux, jusqu'au moment où Philippe intervient sur l'interphone :

- « Mon capitaine, j'ai un peu trop chaud. Si vous pouviez diminuer le chauffage, please... »

Guillaume lève le pouce en signe d'accord, et d'un geste parfaitement habituel, sa main gauche trouve sur le panneau latéral la manette "clim-désembuage" et la bascule sur "froid".

Survient alors un phénomène invraisemblable. En quelques secondes, l'intérieur du cockpit devient complètement opaque !

- « Tudieu, qu'est-ce qui passe ? s'écrie-t-il, je ne vois plus le tableau de bord ! »
- « Moi non plus, répond Philippe, pourtant je n'ai touché à rien... »

La situation apparaît vite grave à un pilote expérimenté comme Guillaume. Il essaie d'analyser un problème qui ne lui ai jamais arrivé. Il ne s'agit pas de buée sur la verrière, mais d'un véritable nuage de condensation qui a jailli à l'intérieur de la cabine par les bouches de pressurisation. Les deux hommes sont brusquement plongés dans du coton. Et ce brouillard est si dense que lorsque Guillaume approche la main devant son masque à oxygène, il ne voit même pas le bout de ses gants ! Pire... le nuage s'accompagne d'une très forte odeur qui ne laisse aucun doute : c'est du kérosène vaporisé ! Dès lors, l'avion est devenu une véritable bombe volante. Il suffirait d'une étincelle pour que la cabine explose !

Cockpit fouga
Planche de bord place avant

Cette situation extrême a évidemment cette autre conséquence immédiatement perçue par les deux pilotes : ils ne voient plus leurs instruments. Même en se penchant au maximum, visière du casque collée au tableau de bord, Guillaume ne parvient pas à apercevoir l'horizon artificiel, ni l'altimètre. Il est totalement aveugle et doit désormais piloter uniquement en se fiant à ses sensations physiques. Et Philippe, logé à la même enseigne ne peut rien faire pour l'aider.

Guillaume réagit alors en professionnel aguerri. Il fait passer l'oxygène sur "secours", prévient le contrôle de ses ennuis et annonce qu'il va prendre de l'altitude. Il tire doucement sur le manche, attentif à ses propres perceptions. Que faire d'autre, puisqu'il ne dispose plus d'aucune référence visuelle ou instrumentale.

À tâtons, il porte la main gauche sur l'une des prises d'air extérieur, son idée étant de faire entrer de l'air frais capable de dissiper ce maudit nuage. Mais le geste est complexe et inhabituel, car il faut exercer une torsion sur un tube moleté, et, la cabine étant pressurisée, il n'y a pratiquement jamais besoin de l'aérer...

Bien sûr, il serait possible de larguer la verrière, mais les équipages n'aiment pas recourir à cette manœuvre, sauf en extrême nécessité, comme ce serait le cas ici. Ils savent qu'une soixantaine de kilos de ferraille et de plexiglas tombant du ciel risque, par malchance de provoquer de terribles dégâts.

Guillaume sent qu'il peut maîtriser la situation et différer le largage. En place arrière, Philippe reste muet. Son chef le rassure : 

- « Ne nous affolons pas. On va s'en débrouiller. Plus d'utilisation radio. »

En fait, la molette d'admission d'air frais résiste, elle n'a probablement pas été dévissée depuis longtemps. Cependant, il faut faire vite, les vapeurs de carburant semblent de plus en plus denses. Le capitaine pilote toujours d'instinct, conservant ce qu'il estime être une pente de montée moyenne. Il se dit qu'arrivé à 10.000 pieds, il sera plus facile d'aviser, sachant que le contrôle de Cognac, informé, a certainement conservé l'avion en contact radar.

Tube fouga
La "chose".  Il s’agit d’un aérateur qui fonctionne sur le principe d’une écope : en dévissant on fait sortir l’écope
 sur le flanc droit du fuselage. On règle le débit en dévissant plus ou moins
(ce qui fait plus ou moins sortir l’écope). À l’intérieur on oriente le jet d’air frais avec la buse.

Soudain, la molette cède et se dévisse... l'air glacé pénètre dans le cockpit avec un sifflement aigu. Peu à peu, le nuage commence à se dissiper faiblement, c'est long, il se forme d'étranges volutes qui tournoient autour du casque des deux hommes.

À cet instant, Guillaume a toujours l'impression d'être en montée stabilisée, il est certain d'avoir les ailes parfaitement horizontales. Bien qu'il ne distingue pas encore clairement son altimètre, il estime qu'il doit approcher les 8.000 pieds. En réalité, il ignore que sa vie et celle de Philippe ne tiennent plus qu'à un fil ténu... ou plus exactement à une étrange lumière !

Alors que le brouillard interne commence à se faire moins épais, il regarde brièvement à gauche, puis à droite, et aperçoit le soleil, un peu blafard.

C'est bon... il se dit que l'avion est en train d'émerger de la couche de strato-cumulus, et que l'astre va lui apparaître vers le haut. Or c'est le contraire qui se passe ! la lueur est vers le bas, c'est un reflet dans l'eau !

En une fraction de seconde, le pilote chevronné réalise la situation : l'appareil n'est pas en montée, il est incliné à 90° et à quelques mètres à peine au-dessus d'une sorte de marécage : la lueur n'est que le reflet du soleil sur un champ inondé, et il vole si bas que les deux hommes aperçoivent distinctement de grosses touffes d'herbe à la surface de l'eau !

Instantanément, Guillaume a réagi sur les commandes, redressant les ailes, réacteurs plein régime, manche à cabrer sans brutalité. Le dessous du fuselage rase le sol, en même temps que deux ombres gigantesques se ruent à l'avant du pare-brise. Deux grands peupliers... Le pilote sait qu'il ne peut rien faire pour les éviter. La chance a placé le Fouga juste entre les deux arbres, il passe !

Le cauchemar n'est pas pour autant terminé. Dans la seconde qui suit, c'est un obstacle encore plus redoutable qui fonce sur l'avion à plus de 300 nœuds : des câbles par dizaines strient le ciel juste au-dessus de la verrière. Avec un sang-froid extraordinaire, Guillaume garde l'avion au ras des pâquerettes, et passe sous une ligne à haute tension à 500 km/h. Et il n'a rien touché !

Aussitôt, l'avion reprend de l'altitude, le nuage s'est presque entièrement dissipé. Au cap sur le terrain, en contact radio minimal avec la tour, les deux pilotes se taisent, conscients que la "Faucheuse" s'est approchée pour leur dire bonjour, et a bien voulu s'en tenir là ! Ce sont des choses qui arrivent dans ce métier...

- « Merci, mon capitaine... c'était tangent ! » dit simplement Philippe au toucher des roues.
- « C'est vrai ! Je crois que nous avons eu de la chance ! Mais il me semble avoir maintenant une explication du problème. »

L'avion posé sans autre incident est immédiatement arrêté de vol. Il est aux mains des mécaniciens, pour rechercher l'origine de la panne. Les soupçons de Guillaume leur sont utiles, et son idée était la bonne : une membrane s'est rompue dans le circuit de pressurisation.

Sur le Fouga, les réservoirs de carburant en bout d'ailes et la pressurisation cabine avaient un point de pression commun, séparé par une simple membrane en caoutchouc spécial. Sa rupture avait libéré le kérosène comprimé dans le circuit du cockpit. Par détente brutale, le carburant vaporisé s'était transformé en véritable système fumigène interne, renouvelé en permanence.

La panne n'était ni prévisible ni détectable facilement... Après cet accident évité de bien peu, tous les Fouga en service avaient fait l'objet d'une modification technique.

Et le capitaine Guillaume, dès le lendemain, n'avait pas manqué d'en tirer les leçons, exposant à l'ensemble des pilotes de l'École comment tous les gestes perturbateurs d'équilibre accomplis après la perte de ses références visuelles lui avaient donné cette fausse sensation d'être en montée horizontale, celle qu'il voulait alors que l'avion piquait en virage serré par la droite... On imagine facilement l'issue d'un tel incident avec un stagiaire ou un jeune pilote seul aux commandes...

Cette histoire est vraie, bien sûr. De l'apparition des fumées dans le cockpit à la reprise en vol normal de l'avion, il ne s'est pas écoulé plus de 3 ou 4 minutes ! Mais de celles qui comptent particulièrement au cours d'une vie et qu'on n'oublie jamais...

J'ai bien connu Guillaume à cette époque. C'était un grand professionnel et un homme de qualité. Lui qui avait passé plus de 6.000 h dans tous les cieux et tous les cockpits s'est tué inutilement, à 54 ans, avec un Rallye d'aéro-club, un jour de mauvais temps, dans les Cévennes. Un ami l'accompagnait. Qui, par hasard, se prénommait Philippe...


Jean-Pierre OTELLI

Adapté d'un récit de Jean-Pierre Otelli, dans "Carnet de Vol" (éd. Altipresse).
Transmis par Gérard Marodon et paru dans la revue « Alpha » n° 158.

Date de dernière mise à jour : 11/04/2020

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