Sueurs froides en F-104

Cela pourrait être le titre d’un roman policier, ce ne sera que l’évocation de quelques « coups tordus » qui me sont arrivés sur un avion mythique : le Starfighter.

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Lockheed TF-104 "Starfighter (Coll. Varin)

J’en ai choisi quatre : un en monoplace, trois en biplace. Je ne les raconterai pas dans l’ordre chronologique, mais dans celui où les décisions ont été les plus difficiles à prendre, selon que j’étais seul ou avec un autre membre d’équipage.

Le premier s’est déroulé sur le monoplace F-104 8055 au cours d’un vol d’essai radar, au départ de Cazaux, dans la région du Poitou, à 300 ft sol et à environ 500 kt. Je m’y revois encore : soudain, sans aucun signe précurseur, l’avion donne l’impression de s’arrêter ; derrière ça ne pousse plus et pourtant les paramètres sont corrects, je dirais "dans les limites".

Que faire ? Monter au-dessus de 2.500 ft, qui est la limite basse d’emploi de mon siège éjectable, et puis sauter ; ou bien chercher à comprendre tout en prenant de l’altitude. Mais la poussée résiduelle est très faible et la simple montée en pente douce fait écrouler le badin.

Et là, alors que tout semble perdu, me revient en mémoire une remise de gaz à Cazaux d’un Mirage III piloté par Jean Coureau qui avait eu le même symptôme. Il avait eu le réflexe d’allumer la PC, passant directement en pleine charge PC. Un gros boum et la poussée était revenue.

Je mets donc la manette en pleine charge PC et j’attends. Rien ne se passe, la vitesse chute, je ne suis plus qu’à 250 kt et je devrais normalement sortir des volets. Le temps se transforme pour moi en éternité (en fait 7 secondes mesurées au dépouillement) lorsque je ressens soudain un énorme coup de pied dans les "fesses". L’aiguille de température part momentanément en butée, je lis 1000°, mais ça vole et le badin remonte aussi vite qu’il était descendu.

Alors je commence à réfléchir au pourquoi de la chose. Comme pour Coureau, il s’agissait d’une ouverture complète mais intempestive des volets de fermeture de la tuyère réacteur, suite à une fuite d’huile sur le circuit. Normalement partiellement refermées, ces paupières ne s’ouvrent complètement qu’en PC pleine charge sur une avancée progressive de la manette des gaz. La seule chance était donc de tenter un rallumage dans cette configuration. Je retourne alors vers Cazaux, en PC/PC (post combustion pleine charge) avec souvent les aérofreins pour ne pas passer en supersonique. J’envisage une longue approche en PC et aérofreins, une sortie de train et volets, puis la piste assurée, la coupure PC et comme dans un conte de fées, tout se termine dans les meilleures conditions pour moi… mais pas pour le moteur qui est reparti en Allemagne en Transall.

Dans ce cas-là, je n’ai pensé qu’à l’avion et à moi bien sûr, et ma décision de ne pas sauter ne m’a posé aucun problème. Je jouais ma vie, j’étais seul en cause.

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Georges Varin au CEV de Cazaux (Coll. Varin)

 J’ai beaucoup plus souffert dans les trois autres cas, parce que j’avais quelqu’un en place arrière et que toute décision entraînait un ami dans une « galère », dont l’issue n’était pas assurée.

Le deuxième se passe encore au départ de Cazaux avec Nicolas Lapchine (notre ingénieur français). Avant le vol, comme nous avons l’habitude de le faire lorsque les deux membres de l’équipage sont compétents, l’un fait "la visite avant vol" d’un côté et l’autre du côté opposé. Les caches d’entrée d’air, lorsqu’ils sont en place, sont enlevés à ce moment-là.

La mise en route, le roulage, l’alignement, le test réacteur se passent normalement. Allumage PC, lâcher des freins et le début d’accélération vers V2 sont normaux. À la rotation, un fort bruit de tuyère est perçu dans le cockpit, suivi d’une perte de poussée significative. La vitesse n’augmente guère et le vario est faible, mais ça vole. Donc pas de panique immédiate, et le décollage s’étant effectué face au nord, on se dirige vers Bordeaux avec un vario qui oscille entre 0 et 500 ft/mn.

Au sol, les gens nous ont vu disparaître derrière les arbres et s’attendent à voir un champignon de fumée. Lapchine sait comme moi qu’une éjection en dessous de 2.500 ft conduit à un échec assuré. Donc, si pour moi la décision n’est pas facile dans la mesure où j’ai un "passager" supplémentaire à prendre en compte, elle est cependant la seule possible vu l’altitude. Il faut voler et prendre lentement de la hauteur… Avec l’épuisement pétrole, on devrait y arriver, la seule montagne de la région étant la Dune du Pyla et elle est derrière nous.

À Bordeaux nous n’étions qu’à 1.000 ft. J’ai tout de même fait 180° pour rejoindre Cazaux, toujours en PC, vers 250 kt et 2.000 ft. On aurait pu monter légèrement encore vers 2.500 ft et sauter, mais l’avion volait et Nicolas était d’accord avec moi pour tenter l’atterrissage ; d’autant qu’à ce moment-là la tour de contrôle qui venait d’être contactée par le Chef de Piste du détachement, nous annonçait la cause de nos ennuis : un cache d’entrée d’air qui bouchait en partie l’entrée compresseur avait certainement été avalé.

Nous fîmes un atterrissage un peu acrobatique car il n’était pas facile de trouver la bonne position de manette des gaz pour avoir une vitesse correcte et parce que le soufflage d’aile était perturbé par quelques morceaux de mousse, qui avaient été arrachés au cache d’entrée d’air.

C’est au parking que l’on s’est demandé si la visite avant vol avait été mal faite par l’un de nous deux ; à la question :

- « As-tu retiré le cache ? » l’un a dit « Oui », l’autre a dit « Il n’y en avait pas ».

Une fois encore nous avons pu vérifier la loi de Murphy :

  • Les caches n’étaient pas mis systématiquement entre deux vols.
  • Ce jour-là, bien que mis en place normalement, un Mirage III R du CEV en sortant du parking avait soufflé le F-104 et un cache avait été projeté dans l’entrée d’air.
  • Compte tenu de la longueur et de la forme des entrées d’air, il n’était pas possible de voir quoi que ce soit près du compresseur.

En fait ce cache, simple planche de bois découpée à la forme de l’entrée d’air et bordée de mousse était posée à plat contre le compresseur ; ce qui explique que la mise en route, le roulage et le début de la course au décollage n’aient montré aucune anomalie. Ce n’est que près de la rotation et à grande vitesse qu’une petite vibration due à l’inégalité du revêtement de la piste a décollé le cache qui est venu obstruer une partie du compresseur.

À part cela, tout le reste avait été normal, ou s’expliquait simplement ; nous avions donc pris la bonne décision. Tout de même, c’est meilleur après que pendant !

Au cours d’une seconde aventure en biplace, bien que la décision prise de ne pas s’éjecter était la seule possible, le passager, pourtant pilote au Centre d’essais de Manching, paniqua et voulu à tout prix sauter, ce qui se serait soldé pour lui par une mort certaine, car nous n’étions qu’à 1500 ft.

En voici le récit : c’était au retour d’un vol qui avait eu lieu à Istres. J’étais en fin de vent arrière, je commande les volets "position décollage" pour pouvoir diminuer ma vitesse vers 270 kt afin de sortir le train. Oh surprise ! L’avion part en tonneau à droite. J’identifie immédiatement la panne, elle est extrêmement rare et se termine souvent par un crash : c’est une sortie dissymétrique des volets. L’un des deux sort complètement et commande automatiquement le soufflage (le soufflage se fait par l’intermédiaire d’air venant du compresseur qui est éjecté sur l’aile par des petits orifices, à découverts dans la position pleins volets ; il permet d’avoir en finale une vitesse de l’ordre de 200 à 210 kt).

La consigne est de rentrer immédiatement les volets et d’envisager un atterrissage en lisse, ce qui n’est pas facilement réalisable à cause de la vitesse. J’applique donc la consigne, et à ma grande surprise, l’avion part en tonneau à gauche. Le volet gauche est rentré, mais le droit est passé en soufflage.

Deux intermèdes, qui en d’autres circonstances m’auraient bien amusé, me perturbent alors que je réfléchis désespérément à la meilleure façon de m’en sortir.

D’abord, la tour de contrôle d’Istres me rappelle que « Les figures acrobatiques sont interdites en circuit de piste ! ». Je leur signale ma panne, ils comprennent ma situation car ma « vent arrière » s’allonge et je vais bientôt me trouver dans le volume de Marignane ; avertis, les contrôleurs proposent de modifier la gestion de la circulation aérienne et de me donner la priorité.

En même temps, en réfléchissant, j’imagine qu’à partir d’une certaine vitesse, en mettant le manche en butée dans le sens du soufflage, j’annulerai le roulis. Effectivement vers 300 kt, je résous ce problème, le roulis s’annule ; heureusement car j’aperçois alors Marseille, tandis que je vire alors par la gauche pour revenir vers Istres. Par chance, c’était le seul virage possible que m’autorisait la panne.

Et là, deuxième intermède : "mon passager", un pilote du Centre de Manching, toujours sous l’emprise de l’émotion, m’annonce qu’il faut s’éjecter, il hurle : 

- « We must bail out ! ».

En fait j’aurais pu prendre l’altitude qui aurait permis l’éjection, mais j’avais déjà pris la décision de tenter l’atterrissage, compte tenu de la longueur de la piste d’Istres. Ma réponse fut brève mais sèche : 

- « L’éjection à cette trop faible hauteur, c’est la mort, alors reste et ferme-la ! »

L’approche ne fut pas facile, surtout l’alignement avec la piste par manque de roulis à droite, mais elle fut surtout très rapide : 270 kt (encore acceptable pour le train). Au-dessus de l’over-run et juste avant le toucher des roues, j’ai tout réduit et en dessous de 80% le soufflage s’est coupé ; très nettes oscillations en roulis mais j’étais sur la piste, heureusement fort longue. Parachute à 200 kt, freinage maximum et j’étais arrêté avant le bout de piste. Retour au parking sans problème et un gros Ouf de soulagement. Après, je me suis un peu reproché ma réponse sèche dans le cockpit ; peut-être aurais-je du monter et commander l’éjection ? Mais comment se serait-elle passée ? Quelle aurait été l’attitude de l’avion et son taux de roulis en relâchant le manche ? Mon étoile m’avait encore une fois bien inspiré et mon passager m’a enfin approuvé… au parking !

La quatrième mésaventure n’est pas liée à un ennui mécanique, mais elle s’est produite encore en biplace avec en place arrière Christian Gandon-Léger, le deuxième pilote d’essais français détaché en Allemagne.

Nous avions décollé de Cazaux pour Manching, où une série de vols sur un avion modifié nous attendait. La météo en Allemagne n’était pas fameuse, plusieurs terrains étaient "rouges", donc inutilisables, d’autres "jaunes" c’est à dire plafond de l’ordre de 300 ft et visibilité supérieure à 1500 m. Manching était légèrement mieux.

Plus nous approchions de Manching, plus les conditions météo s’aggravaient sur les terrains survolés, bientôt tous furent fermés et seul Manching, terrain d’essais, acceptait de nous prendre en GCA. À la première approche, à 300 ft, ne voyant pas la piste, je remets les gaz. La région de Manching étant plate, je décide pour le second GCA de descendre jusqu’à 200 ft : toujours rien, je remets encore les gaz. À ce moment-là Gandon-Léger me signale les hangars Messerschmitt légèrement à gauche et effectivement quelques secondes après, j’aperçois la tour. Nous survolons le parking, le GCA devait être mal calibré et il nous amène à gauche de l’axe.

Compte tenu du pétrole restant, on peut encore tenter un troisième GCA, mais l’approche nous conseille de monter vers 5.000 ft à un cap donné et de s’éjecter.

Gandon-Léger, que je remercie encore pour sa confiance, tombe d’accord avec moi pour tenter un troisième essai. Le contrôleur GCA me demande "d’engager ma propre responsabilité" pour cette troisième tentative et en cas d’insuccès de monter pour une éjection. Je demande alors à l‘opérateur d’essayer de m’aligner à droite de l’axe de son écran, ce qu’il accepte. Heureusement le temps est calme, les nuages ne sont que des stratus bas, donc le GCA en lui-même ne présente aucune difficulté de pilotage. Vers 200 ft (altitude annoncée par Gandon) j’aperçois une lueur, c’est la rampe d’approche. Nous sommes pratiquement dans l’axe et l’atterrissage n’est plus qu’un jeu d’enfant. Au parking, c’est pour tous un Ouf de soulagement. Nous sommes là, l’avion est sauvé et les essais peuvent continuer.

 En conclusion à ces mésaventures j’aurais tendance à dire qu’une décision est toujours plus simple à prendre lorsqu’on est seul à bord. Car de deux choses l’une : ou elle est bonne et on s’en sort, ou elle est mauvaise et on n’est plus là pour en parler.

Par contre, j’en viens à comprendre, pour moi qui suis un chasseur d’origine, les cas de conscience qui peuvent se poser aux équipages de ligne, responsables de leurs passagers. En parfaite synergie d’équipage, ils doivent dans certains cas prendre rapidement une décision souvent décisive et irréversible, et qui peut mettre en danger non seulement leur vie, mais aussi celles de ceux qui leur font confiance.


Georges VARIN

Ce texte a été extrait du Bulletin de l'Association Amicale des Essais en Vol (AAEV)

 

Varin
Georges Varin

Georges Varin a réchappé à 12 accidents grâce à sa bonne étoile :

- 2 en planeur (avion détruit),
- 2 en T-6 dont un en Algérie abattu par le FLN,
- 2 en F-84 F (un avion détruit, crash à Solenzara, explosion moteur),
- 2 en Mirage III (une explosion compresseur, une explosion turbine),
- 3 en F-104,
- ainsi qu’une panne d’alimentation d’oxygène à 60 000 ft en scaphandre sur Mirage 2000 (essais moteur)

Georges Varin totalise 10.000 heures de vol, dont 8.000 au Centre d’essais.

Il a volé sur 150 avions différents : du planeur au Concorde en passant par les N 2500, C-160, C-130, DC 8, Breguet Atlantique, Caravelle, Airbus, YC-14, YC-15, et toute le série des Falcon 10, 20, 30, 50.

Il a également pratiqué presque tous les avions d’arme français construits en série : du SIPA au Mirage 2000, en passant par l’Ouragan, le Vautour, l’Alpha Jet, le M IVA, le SMB2, tous les Mirage y compris le Mirage G8 et quelques étrangers comme les F-84-G, F-84-F, F-100, F-16, Viggen, English Electric P1, Hunter, Canberra, Vampire.

Après deux séjours en Algérie, Georges Varin effectue un stage de pilote d’essais à Farnborough et en 1960 est affecté au CEV au sein duquel il restera pendant 30 ans, dont 18 comme militaire. C’est dans cette période qu’il a été détaché au CEV allemand.
Georges Varin a encore beaucoup de choses à nous raconter, pour notre plus grand plaisir.

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

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