Sous un porte-avions...et vivant !

Nous sommes le 13 juin 1983. Sur le pont d’envol, le Maître Philippe Velten, 25 ans, titulaire du brevet de pilote de chasse de l’Aéronautique navale depuis 1979 (macaron de pilote n° 6013) est affecté à la 12ème Flottille de Chasse tous temps depuis près de trois ans.

Il vient de lancer son réacteur et, aux commandes du 12F-20, roule très lentement sur le pont d’envol, magistralement dirigé par ces artistes du guidage au sol que l’on nomme "chiens jaunes", de la couleur de la tenue qui les différencie de celle des autres spécialistes qui vont et viennent sur le pont. Il a fermé et verrouillé sa verrière, enclenché la pressurisation, et a maintenant le sentiment d’être seul dans sa bulle, dans un monde à part, isolé de l’activité trépidante extérieure, préservé des bruits innombrables qui accompagnent l’activité incessante de cet aérodrome flottant : grondement de l’énorme cheminée du bateau, choc assourdissant des avions qui appontent, déchirement métallique du réacteur lorsqu’un avion dont la crosse a manqué l’un des quatre brins d’appontage re-décolle sur la piste oblique pour une nouvelle approche, hauts parleurs qui diffusent les ordres. Il ne perçoit que le chuintement de la radio qui le relie à la "passerelle avia" où un Officier, lui-même pilote de chasse embarquée, règne en maître absolu sur tout ce qui se passe sur le pont d’envol et dans le circuit d’appontage. À peine entend il le sifflement étouffé de son propre réacteur, situé à huit mètres derrière sa cabine.

Il se sent bien ; la météo est idéale pour un vol de chasse : tempête de ciel bleu ! Le temps rêvé pour en découdre en combat tournoyant avec ses adversaires du jour. Il note que le Porte-avions tangue assez fortement à cause d’une houle d’ouest provoquant des creux de 4 à 5 m et se dit que, tout à l’heure, l’appontage sera sans doute un pur exercice de style.

Sa mission devrait lui permettre de libérer cette agressivité naturelle qui habite chaque chasseur : CAP (Combat Air Patrol). Il s’y est parfaitement préparé lors du briefing qu’il a eu en salle d’alerte avec l’Officier Ops. Il a soigneusement noté sur son knee pad la fréquence de contrôle, l’altitude de la CAP, les dernières positions connues des Flottes américaine et britannique, le poids minimum de kérosène restant, à partir duquel il devra impérativement regagner le bord. Il repasse dans sa tête les manœuvres qu’il va devoir exécuter dès la sortie de pont, en bout de catapulte : il va rentrer le train, baisser la voilure avant d’atteindre la vitesse limite, aile haute, de 220 kt, enclencher la postcombustion, commencer sa montée à 450 kt tout en se mettant aux ordres du contrôleur d’interception et, 2 mn 30 après, il sera à 40.000 pieds et à 20 milles nautiques du porte-avions, paré pour la première interception. Bref ! la routine...

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"Crusader" s'alignant sur la catapulte

Le pilote règle sa montre de bord : il est 10 H 35 Z. Très lentement, répondant aux ordres précis du "chien jaune", il vient se positionner sur la catapulte avant, par petites touches sur la commande de direction hydraulique de la roulette de nez ainsi que sur les freins. Sur bâbord avant, l’hélicoptère de récupération (indicatif "PEDRO" depuis des décennies) se tient en position stabilisée et à distance constante par rapport à l’étrave. Les « spécialistes catapulte » s’affairent sous l’avion pour fixer l’élingue de catapultage entre le chariot de traction et l’avion, et verrouillent le hold-back qui va retenir l’appareil, pleins gaz et freins desserrés, jusqu’à ce qu’il se rompe sous l’effet de l’énorme traction. Puis, tous les contrôles étant effectués, ils lèvent le pouce en l’air à l’attention de l’Officier de catapulte qui devient alors, seul responsable du déroulement des opérations de lancement. Un dernier coup d’œil aux instruments moteur, vérification du verrouillage du harnais de sécurité et de la verrière, et le pilote regarde l’Officier de catapulte. Il est prêt pour le coup de pied aux fesses qui va, sur une longueur de 50 m et en moins de deux secondes, projeter les 14 t de sa machine à 280 km/h.

Philippe raconte :

« Je vois apparaître sur ma droite, le Directeur de pont d’envol, ancien pilote de la 12F, à qui j’adresse un petit geste amical. C’est lui qui, dans un instant, va ordonner mon catapultage. Devant moi, je vois le nez du bateau alternativement plonger vers la mer, puis se relever largement au-dessus de l’horizon. La houle est forte. Obéissant aux ordres de l’officier de catapulte, je mets pleins gaz, vérifie mes paramètres moteur, plaque mon casque sur l’appui-tête et salue. Du coin de l’œil, je remarque que l’OC regarde vers l’avant du pont, attendant que le bateau soit sensiblement à l’horizontale puis, tout en se penchant vers l’avant, abaisse sèchement son drapeau.... Le coup part !! La première partie de l’accélération est normale, et pendant cette phase, je regarde le badin afin d’avoir une idée de ma vitesse en sortie de pont. Très rapidement, je perçois un bruit sourd et un choc, ce qui me fait lever les yeux. Et là !!… je photographie le pont du regard et réalise que le rail de catapultage est nettement décalé vers la droite au lieu d’être parfaitement au milieu de la vitre frontale: l’avion se trouve en dérapage à gauche ! Ma réaction est immédiate et instantanée. Je ne cherche pas à comprendre : ÉJECTION !!

À ce moment précis, l’Officier aviation hurle sur la fréquence : « ÉJECTION ! ÉJECTION ! ÉJECTION ! » mais je n’en ai aucun souvenir. J’ai pourtant dû l’entendre sans le stocker dans ma mémoire, car je n’hésite pas un centième de seconde. Je lâche manette des gaz et manche pour me saisir de la poignée basse. Au travers de mes gants, je sens que je tiens quelque chose, et je tire !!... Là, je dois ouvrir une parenthèse : sur le Crusader, le pilote a entre les jambes, le flexible de la bouteille d’oxygène de secours, les sangles de rappel des genoux que l’on nomme dans notre jargon, des "casse rotules" et qui ont pour fonction de resserrer les jambes en cas d’éjection et enfin, cette poignée basse d’éjection, plate et de petites dimensions, au travers de laquelle on doit passer les doigts avant de tirer. Ce geste est extrêmement aisé à faire quand on est au calme, dans un avion à l’arrêt, mais ... dans une situation d’urgence comme celle-ci… Hum !

Je tire donc sur ce que je tiens et à ce moment précis, je passe l’extrémité du pont : IL NE SE PASSE RIEN !!
J’ai tout à fait conscience que ça ne part pas et me penche une deuxième fois pour attraper la poignée ; je tire à nouveau et quand ma tête bute en retour sur l’appui-tête, je réalise que je vais vers l’impact avec l’eau, que le siège ne partira pas et que je vais prendre tout en pleine figure. Je suis sûr que c’est la fin : JE SUIS MORT ! Quoi qu’il se passe, que ce soit le siège qui parte ou que ce soit l’impact sur la mer, JE SAIS QUE JE SUIS MORT ! Toutes ces pensées me traversent l’esprit à une vitesse fulgurante et s’ancrent dans ma mémoire. Et je me dis : c’est vraiment trop c.., mais c’est fini !

Le choc est gigantesque ! L’avion percute en configuration train sorti, aile haute, pleins gaz. Mes sangles de sécurité sont fermement bloquées, la verrière explose littéralement sous le choc. L’eau a envahi la cabine à l’impact et je suis immergé. J’ai la sensation très désagréable d’être dans une machine à laver sur programme "essorage" mais encore avec de l’eau à l’intérieur. Je suis tête nue, mon casque et mon masque à oxygène ont disparu. En quelques brèves secondes, je suis passé du pont d’un Porte-avions dans une machine à laver en plein essorage !!

Pendant ce très court laps de temps, le Commandant du bord a hurlé « La barre à droite, toute !! stoppez les hélices ! »
déclenchant ainsi une procédure d’urgence instantanée, à laquelle sont régulièrement entraînés, tant les timoniers que les mécaniciens machine. De son côté, l’équipage de PEDRO constate qu’au moment de l’impact, l’avion se brise en deux parties, l’avant disparaissant instantanément sous l’eau, la partie arrière contenant le réacteur, explosant sous l’effet des contraintes thermiques.

Je suis mort ! Et je me dis : ce n’est donc que ça, la mort ?

Et puis, la sensation physique de la fraîcheur de l’eau me ressuscite soudain. Je suis tellement heureux d’être en vie que je me sens assez bien dans la situation où je me trouve. Je perds un temps considérable, sans réagir : je suis en apnée, je suis assis sur mon siège, je suis certes sous l’eau… mais je suis vivant ! Soudainement la machine à laver s’arrête… et j’ouvre les yeux. Je vois à l’emplacement de la verrière, des dents de scie en Plexiglas ; l’arceau est toujours en place. Il me vient alors l’idée de tenter une éjection sous l’eau. Je me saisis à nouveau de quelque chose que je crois identifier comme étant la poignée basse et je tire. Je me dis alors que de toute façon, la séquence d’éjection du siège ne s’effectuera pas puisque l’arceau de verrière est toujours en place. À aucun moment, je n’ai l’idée de tirer la poignée haute. En effet, tout l’entraînement effectué à terre, dans ce domaine, est basé sur le fait que la poignée basse est plus facilement accessible que la poignée haute et la séquence d’éjection plus rapide.

Lors de l’enquête accident, les mécaniciens machine ont déclaré avoir entendu le frottement de l’épave sur la coque, sans pouvoir préciser à quel niveau se situait ce bruit.

La vue des morceaux de la verrière brisée me fait alors penser qu’il y a, là, un passage vers le haut. Je déboucle mon harnais de sécurité, percute la bouteille de ma "Mae-West" et donne une poussée des jambes. La moitié de mon corps passe à l’extérieur de la cabine… et je reste coincé par les jambes !! Je comprends aussitôt qu’il s’agit des "casse rotules" que je n’ai pas détachés. Je me rassieds dans l’avion, cherche à tâtons le long du siège la poignée de déverrouillage des sangles, finis par la trouver, l’ouvre, et me propulse à nouveau vers l’extérieur. Cette fois, mon corps entier se trouve à l’extérieur du cockpit. Je suis libre !!

Je vois en dessous de moi la masse sombre de l’épave qui s’enfonce dans les abîmes. Mes tempes cognent durement dans ma tête et mes poumons commencent à réclamer leur dose d’oxygène. Tout s’assombrit autour de moi et je réalise alors avec horreur qu’en fait, je ne suis pas libéré mais que je m’enfonce avec l’épave vers ce qui va inéluctablement devenir mon linceul. La distance entre l’épave et moi n’augmente pas et tout devient noir. C’est la nuit ! Je ne comprends pas ce qui se passe : je suis libéré et pourtant, JE COULE ! C’est la fin… je vais mourir… je n’en peux plus… j’ai tout fait pour m’en sortir... je baisse les bras... la partie est perdue. Je me dis, pour la deuxième fois, que ça n’est pas difficile et pour la deuxième fois, j’accepte cette mort contre laquelle je lutte pourtant déjà depuis une éternité. Tout me paraît facile… Je me laisse aller.

À demi conscient, mes pensées vagabondent vers les êtres qui me sont si chers… et j’y puise une soudaine énergie ! Je me dis que c’est trop c.., que je ne peux pas partir comme ça, qu’il faut faire quelque chose ! En tâtonnant, je découvre que je suis relié à la cabine par la sangle de liaison Mae-West - dinghy de survie qui lui, se trouve toujours solidaire du parachute resté sur le siège. Je me saisis de cette sangle, la remonte vers moi, attrape le double cliquet de liaison, appuie avec fébrilité, ne parviens pas à l’ouvrir, recommence, tâtonne, m’énerve... puis finis par obtenir gain de cause : la sangle devient molle. Tout est noir autour de moi. La dernière fois que j’ai regardé vers le haut, j’ai vu, par transparence, une tête d’épingle lumineuse : c’était le soleil, l’astre de vie. Maintenant, je ne vois plus rien... Je suis dans les ténèbres. Je nage désespérément vers la surface ; mes poumons sont au bord de l’explosion, je ne vais plus pouvoir résister à l’envie d’ouvrir la bouche et d’aspirer… Je suis à bout… je bats frénétiquement des pieds… ma combinaison me colle à la peau… mes chaussures sont soudainement très lourdes… je vais craquer, et il fait toujours aussi noir. Je suis au bord de la syncope et crains de ne pas survivre… si près de la vie.

En une fraction de seconde, la nuit s’estompe et une clarté blafarde s’étale, là-haut, à la surface. Je redouble d’énergie, aidé par ma "Mae-West" qui me tire vers l’air libre. Mon corps entier est propulsé hors de l’eau, comme un bouchon, et je retombe sur le dos. J’expulse l’air vicié de mes bronches et aspire, à m’en faire mal, l’atmosphère entière. Mon cœur bat à tout rompre, mes oreilles me font souffrir, ma poitrine est douloureuse, ma tête va éclater… JE VIS !!

Je vois, là, devant moi, à quelques deux ou trois cents mètres, l’arrière du porte-avions que je viens de quitter, mais… par l’avant. La seule idée qui me vienne alors à l’esprit est « putain ! les c… , ils partent sans moi ! ». Et là, terrassé par une immense fatigue, je me laisse aller sur le dos, les bras en croix. Ma tête est vide, je ne pense plus. Je ne veux qu’une chose : respirer, respirer encore. J’ouvre grand la bouche… et avale un paquet de mer !! Je manque de m’asphyxier ! L’eau pénètre dans mon estomac et mes poumons. Je n’arrive plus à respirer normalement. Je suffoque, je tousse, j’éructe !! Le bruit caractéristique du rotor de PEDRO parvient alors à mes oreilles et se stabilise à ma verticale. Je découvre soudainement un plongeur à côté de moi qui cherche à me passer la sangle de treuillage autour de la poitrine. Mais l’état de la mer est tel que l’exercice s’avère extrêmement difficile. Le pilote de l’hélico s’évertue à épouser les mouvements de la houle afin de stabiliser autant que faire se peut, ce fichu filin qui semble monter descendre et danser autour de moi. Finalement, je me retrouve suspendu sous l’hélicoptère et découvre que mon casque ainsi que mon masque à oxygène, arrachés au moment de l’impact dans l’eau, pendent dans mon dos. Le treuilleur s’en rend compte également, me redescend dans l’eau et me fait signe de me débarrasser de ces accessoires devenus encombrants et dangereux. Encore un effort, et je suis happé par deux solides mains qui me tirent à l’intérieur de l’hélicoptère. Je suis allongé sur le plancher, complètement compressé par ma fidèle Mae-West qui, maintenant que je suis hors de l’eau, est en train de m’étouffer. L’équipage essaie, sans succès, de me libérer et ne parvient pas à la dégonfler. Je leur fais alors signe de regarder ma jambe sur laquelle est fixé mon couteau réglementaire de survie. L’un d’eux se saisit de son propre poignard et, sans ménagement pour le matériel de l’État, éventre mon gilet de sauvetage.

En quelques secondes PEDRO me ramène sur le pont. On se saisit de moi, on me couche sur une civière. Tout autour de moi, je ne vois que des paires de chaussures noires. C’est ce moment que choisit mon estomac pour régurgiter toute l’eau de mer qu’il contient… sur les chaussures les plus proches. Mon regard, remonte tout le long du pantalon qui jouxte les godasses et je découvre avec stupeur que leur propriétaire n’est autre que le médecin du bord ! Malgré le tragique de la situation, il me vient alors à l’esprit une pensée pour le moins cocasse en pareille circonstance : « M… ! je viens de dégueuler sur les pompes d’un Officier ! » 

Philippe Velten passera deux jours à l’infirmerie du bord, souffrant d’une double otite barotraumatique, ses deux tympans s’étant rompus. Les plongeurs de la Marine, interrogés sur les circonstances de cette plongée bien involontaire, expliqueront que, sous l’eau, alors que le soleil brille en surface, l’effet de nuit apparaît vers 50 m de profondeur. Pendant les quelques jours que dura le retour vers Brest, il aura le sentiment d’être totalement ivre, sans doute pour avoir partiellement perdu le sens de l’équilibre, mais aussi, avoue-t-il, à cause du nombre considérable de pots qu’il a dû accepter de la part de tous ceux qui, dans les diverses coursives de cette ville flottante, le reconnaissaient et voulaient absolument « arroser cela avec lui ». Au carré des Officiers Mariniers, lors d’un Loto organisé en son honneur, on lui fera tirer symboliquement un jeton : il sortira le numéro… 13 ! (sic !)

Il reprendra l’entraînement après quelques semaines d’un repos bien mérité auprès des siens, et suivra la progression normale d’entraînement vers les qualifications de Chef de patrouille et appontages de nuit.

En 1989, soit six ans après son aventure, Philippe Velten a demandé son transfert vers l’Armée de l’air où il a terminé sa carrière de pilote militaire sur Mirage 2000. Il a quitté l’armée avec le grade de Capitaine.

Il est actuellement "bombardier d’eau", Commandant de bord sur Canadair et prochainement sur Tracker, sur la base d’Avions de la Sécurité Civile de Marignane.

Présentation du récit de Philippe VELTEN, par un rédacteur inconnu

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

Commentaires

  • Olivier Darricau
    • 1. Olivier Darricau Le 20/08/2022
    J’ai énormément de respect pour Philippe VELTEN.
    Ce récit est passionnant et glaçant.
    J’ai toujours été admiratif des Crusader et des hommes qui tenaient les commandes.

    Bon vent

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