Six mystère IV à Séville
Il y a bientôt 50 ans, 6 Mystère IV de la 8e Escadre décollaient de la base de Cazaux pour aller à Séville ; ils ne s’y sont jamais posés et cela se termina par 6 éjections.
En ce mois de mars 1966, nous voici donc, le premier tiers de la promotion, sur la base aérienne de Cazaux, en OTU, à l’Escadron de chasse 2/8 "Nice" équipé de Mystère IV, pour poursuivre notre cycle de formation au difficile mais si beau métier de pilote de chasse.
Là, pour la première fois, nous volions avec une combinaison "anti-g", pleine de lacets partout, ancêtre de l’actuel pantalon du même nom et qui nous faisait plus ressembler à ces prédécesseurs de Patrick Baudry tirés d’un livre de Jules Verne, qu’à des pilotes de Mirage 2000.
Bien que lieutenants, nous n’étions encore que des poussins. Une base magnifique au bord d’un lac, une escadre de chasse, un avion d’homme, monoplace, des instructeurs, chefs et sous-chefs de patrouille expérimentés, qu’il n’aurait pas fallu appeler "monit" depuis le macaronage à Tours ; nous n’étions plus élèves pilotes, mais pilotes de chasse à l’instruction.
La transmission du savoir avait un je ne sais quoi de magique, fait, pour ceux qui le transmettaient, de rigueur et de fermeté mais aussi de compréhension et de complicité, et pour nous, d’humilité, de confiance et d’obéissance presque aveugle.
Le matin, tous les avions étaient en ligne impeccable sur le parking devant l’escadron, et nous allions bavarder avec les mécanos qui s’affairaient à la préparation pour le vol : pleins de kérosène et d’oxygène, petits dépannages, et changements de configuration (avion lisse ou bidons de 625 litres, paniers roquettes, bombes ou armement des canons ou encore équipement en « biroutier » suivant la mission).
Et puis, un jour, la nouvelle tombe : l’escadron est désigné pour effectuer un voyage de fin de stage à l’étranger. De telles missions étaient parfois déclenchées afin d’accoutumer les pilotes aux procédures internationales de navigation. C’est ainsi que des patrouilles simples (4 avions) s’étaient déjà rendues en Espagne et en Italie. Le fait que la promo soit exceptionnelle n’était probablement pas étranger au fait que, pour la première fois, il avait été décidé de porter l’effectif de ce huitième voyage à 6 avions.
Objectif : Séville, à l’occasion des célèbres fêtes saintes de Pentecôte (la Romeria d’El Rocio).
Inutile de décrire l’exaltation et la fébrilité qui régnaient dans la salle d’opérations de l’escadron quand, de sa blanche main innocente, le Sgc marqueur martiniquais tira au sort, dans un calot bien entendu, les noms des trois stagiaires privilégiés (Tonton, Jean-Joseph et Pépé), puis celui d’un remplaçant (Pierrot) qui devait rejoindre Séville par avion de transport avec l’échelon technique.
Difficile de décrire les nombreuses pressions et les propositions plus ou moins honnêtes dont les heureux désignés furent l’objet pour céder leur place. Pierrot, le remplaçant, n’était pas le seul à s’enquérir tous les matins sur l’état de notre santé ; en bons chasseurs, il nous a fallu d’ailleurs mettre en application l’un des principaux préceptes du métier : la surveillance de nos arrières.
Pendant plusieurs jours, le chef de la future patrouille, le Cne Paul, cdt de l’une des deux escadrilles, aidé de ses deux autres leaders, le Cne Olivier et le Sgc Michel, collectent les divers documents et autorisations nécessaires et préparent la mission.
La veille du départ, le jeudi 26 mai, nous traçons l’itinéraire sur la carte de radionavigation au 1/2.000.000 et sur la carte au 1/1.000.000 de l’Espagne qui nous avait été distribuée (édition 1952, la seule disponible à l’escadre).
Puis, je vais passer la soirée chez mes parents, en région bordelaise, où j’en profite pour récupérer le magnifique costume que j’ai fait confectionner chez le tailleur du village (il ne faut pas plaisanter avec l’image de marque de l’Armée de l’air à l’étranger, ni avec celle de pilotes de chasse français face aux petites Sévillanes). Ce brave tailleur, qui n’avait pas eu le temps de préparer la facture de son œuvre me dit qu’il n’est pas inquiet : je paierai à mon retour…
Le 27 mai au matin, dernier regard scrutateur des copains… et surtout de Pierrot. La santé et le moral sont de fer.
Nous peaufinons la préparation de la mission. Avant d’aller déjeuner, nous amenons nos petites valises au bureau de piste pour que les mécanos les installent dans le compartiment ad hoc derrière la verrière. Repas au premier service. Au mess, un collègue me rembourse une belle somme d’argent que je lui avais prêtée quelques semaines auparavant. Voilà qui fera mon affaire pour acheter en Espagne la belle veste en daim dont je rêve depuis longtemps. De retour à l’escadron, je fais récupérer ma valise qui contient mon portefeuille. Autant mettre les billets à l’abri et leur éviter la sueur de la combinaison de vol.
Il est 12 h 30. La patrouille des "Riquet noir" est réunie en salle d’opérations pour le briefing.
Appel :
- Leader : Cne Paul,
- n° 2 : Lt Tonton,
- n° 3 et deputy-leader : Cne Olivier,
- n° 4 : Lt Jean-Joseph,
- n° 5 : Sgc Michel,
- n° 6 : Lt Pépé.
Nous étudions la mission en détail. Les tâches et les responsabilités sont définies. Nous aurons un temps de curée sur le trajet et à l’arrivée. La patrouille adoptera la formation défensive rapprochée pour garder la cohésion dans les voies aériennes.
Le leader est ferme. Pas de complaisance. Les équipiers seront fidèles à la devise affichée en salle d’opérations, à côté des panneaux de sécurité des vols :
L'ÉQUIPIER TIENT SA PLACE OU CRÈVE
Ils se tiendront en formation intégrée sur leurs leaders, à 50 m, surveilleront le ciel et suivront la navigation. Des questions leur seront posées en vol.
Les fréquences des balises de radionavigation, qui matérialisent la voie aérienne, ainsi que celle du terrain de Séville San Pablo (au cas où une percée au radiocompas serait nécessaire), sont évoquées une dernière fois ; nous connaissons déjà par cœur les fréquences et les indicatifs en morse. Nous n’ignorons pas que les seules aides à la navigation sur le Mystère IV sont le radiocompas, le crayon gras et le calculateur (pour paraphraser certaines affirmations bien établies). Les balises qui jalonnent l’itinéraire tracé sur nos cartes sont répertoriées à côté des fréquences radio, principales et secondaires des différents organismes de contrôle, sur le bloc-notes qui sera fixé sur la cuisse gauche.
Les procédures de secours et les modalités d’un éventuel déroutement sont rappelées en détail. Le pétrole restant au début de la descente, donné par le computer, sera d’environ 1.000 kg, soit 150 kg de plus que la sécurité « terrain jaune » en vigueur : le pied !
Je me dis que l’arrivée au break en patrouille à six devrait décoiffer. La percée radiocompas est révisée. Il est 13 h 35. Nous allons aux avions. Celui qui aura des problèmes à la mise en route restera au parking.
Les Mystère IV, avec leurs réservoirs de 600 kg sous les ailes et l’éclair rouge tracé sur le fuselage sont vraiment beaux.
Je dépose ma petite valise au pied de l’avion et, après avoir fait le tour de vérification, je m’installe. J’attends que le mécano monte à l’échelle pour m’aider à me brêler, car, avec la Mae-west en plus, il faut avoir fait un stage de contorsionniste pour réussir à enfiler seul le parachute. Je n’aperçois pas mon homme ; il doit être affairé au compartiment valise. Mes collègues à droite et à gauche sont déjà prêts et les réacteurs commencent à tourner. Cela signifie que le check radio a été fait sans moi et que la mise en route a été ordonnée. Paniquant à l’idée de rester à Cazaux pour avoir été trop lent, j’essaie, toujours en vain, d’enfiler le parachute, les sangles ne voulant pas remonter jusqu’aux épaules. Je parviens enfin à le boucler tant bien que mal (ce serait bien le diable que nous ayons à l’utiliser) et à me brêler.
Au moment où les autres avions commencent à rouler, les différents indicateurs du tableau de bord m’indiquent que le groupe électrogène est branché sur mon avion; j’aperçois enfin mon mécano, auquel je fais signe d’une rotation de l’index particulièrement rapide qui traduit une nervosité non dissimulée que je vais mettre en route.
Une impulsion sur le démarreur.
La turbine tourne. Les pressions se stabilisent. Le poste de radio est enfin chaud ; le mécano finit le tour de l’avion, monte à l’échelle pour ôter les sécurités de verrière et de siège. Les cales ne sont pas encore enlevées lorsque j’annonce, comme si je renaissais à la vie,
- « Riquet Noir 4 sur la fréquence, prêt à rouler ».
Le leader me demande de les rattraper et de reprendre ma place au point de manœuvre : Ouf ! Je serai du voyage, mais il s’en est fallu de peu !
Nous décollons individuellement à 10 sec. Il est 13 h 45 ; dans 1 h 15 environ, nous serons sur le sol de Séville.
Stable au niveau 290 (le 310 nous ayant été refusé), rivé dans les 50 m de mon leader que je maintiens légèrement au-dessus de l’horizon, je me livre, malgré l’étroitesse de l’habitacle, à une gymnastique savante pour essayer de remonter les sangles du parachute vers les épaules. Après tout, on ne sait jamais. Je parviens enfin tant bien que mal à les glisser sous le col du gilet de sauvetage.
Il fait beau. Les contacts radio avec les organismes de contrôle sont clairs. La procédure anglaise passe bien. Les timings sont respectés. Les balises sont musclées et faciles à prendre, et je regarde avec une satisfaction bien légitime l’aiguille du radiocompas basculer franchement à leur verticale.
À chaque check radio, après changement de fréquence, il manque bien toujours quelqu’un, problème bien connu avec les postes UHF de l’époque (je m’expliquerai plus en détail dans la suite de ce récit) :
- « Allez chercher le 6 sur la fréquence précédente. »
- « 5, reçu. »
et un moment après :
- « Riquet noir 6, de 5, check radio. »
- « Numéro 6, 5 sur 5. »
- « Leader, numéros 5 et 6 sur la fréquence. »
De temps en temps, comme prévu au briefing, le leader teste notre attention :
- « Noir 2, quelle est la rivière à neuf heures ? »
- « 6, le nom de la ville à midi ? »
Après un coup d’œil rapide sur les cartes dépliées sur nos genoux, nos réponses ne se font pas attendre. Aussi, comprendra-t-on la vague d’orgueil qui m’envahit aux diverses occasions où je fus concerné, telles par exemple :
- « Noir 4, quel est le nom de la rivière que l’on vient de franchira
- « l’Henares. » ou bien :
- « Noir 4, quel est le terrain à trois heures bas ? »
- « Madrid Barajas ! »
Après tout, ce n’est pas si difficile que cela de naviguer en CAG à l’étranger. Un peu moins d’une heure après le décollage, nous arrivons à la verticale de la dernière balise de notre trajet dans la voie aérienne, Hinojosa. Dans un quart d’heure si tout va bien, nous serons posés. Les aiguilles basculent et nous prenons le cap sur Séville San Pablo. Nous préparons sur nos radiocompas la balise du terrain. Il nous reste 1.000 kg, un peu moins que ce qu’avait donné le calculateur, mais compte tenu de la marge qui avait été prévue, il n’y a pas de raison particulière de s’inquiéter.
Devant, nous apercevons une importante couche nuageuse ; elle n’avait pas été prévue au programme. Si nous restons à cette altitude, nous y avons droit. Mais jusqu’où descend-elle ?
Le leader demande l’autorisation de descendre au niveau 230. Madrid contrôle nous donne son accord et nous fait passer sur Séville contrôle. La fréquence est très encombrée. Plusieurs personnes parlent en même temps, tant en anglais qu’en espagnol. II nous faut attendre assez longtemps pour pouvoir enfin faire le check radio au sein de la patrouille.
Bien sûr, comme à tout changement de fréquence, il manque quelqu’un à l’appel et il faut aller le rechercher sur la fréquence précédente.
La balise de San Pablo (260 kHz) est difficile à accrocher. Elle n’a pas la puissance de celles que nous venons d’utiliser. Je ne parviens pas à recevoir l’indicatif et mon aiguille a plus tendance à s’orienter vers l’ouest que droit devant comme cela devrait être le cas. L’histoire nous dira plus tard qu’elle avait des problèmes de fonctionnement et qu’une balise de fréquence proche (262 kHz), installée au Portugal, avait plus de vitalité.
Le leader semble également avoir des difficultés pour la sélectionner. Il demande si quelqu’un a un gisement ; les réponses divergent. Profitant d’un créneau de silence, il cherche à établir le contact avec Séville. Mais les autres communications radio interfèrent et couvrent la sienne.
Pendant ce temps-là, nous avançons, et la visibilité diminue.
Nous repassons sur Madrid contrôle pour demander une autre fréquence. Course habituelle après les équipiers… mais je n’en parlerai plus car ce sera à chaque fois la même chose. Madrid ne répond plus, et nous revenons sur Séville contrôle. Le scénario n’a pas changé.
Nous sommes pratiquement dans les nuages. Le leader nous a demandé de resserrer la formation. Je pose ma carte et je viens "sucer le saumon" du numéro 3, à droite. Tonton est en patrouille à gauche et le 5 et le 6 sont sur moi.
Profitant d’un créneau, le leader annonce qu’il est en descente vers le niveau 230. Pas de réponse de l’organisme de contrôle. La visibilité horizontale est nulle, et nous ne voyons qu’épisodiquement le sol. Nous continuons à chercher à établir le contact avec Séville ; le n° 3 et le n°5 essayent à leur tour.
La couche étant plus épaisse que prévue, nous demandons à poursuivre la descente vers le niveau 170. Un moment après, Séville répond enfin
- « Stand-by », puis
- « Remontez au niveau 230 ».
Le dialogue de sourd s’installe ; nous sommes coupés sans cesse. Le leader tente d’expliquer que nous sommes 6 avions en formation serrée et qu’il préfère garder la vue du sol. Il lui faut répéter plusieurs fois
Dans l’enchevêtrement des voix, nous comprenons que Séville accorde le niveau 170 en VMC et nous demande de contacter la tour de contrôle de Séville (l’histoire nous dira que le contrôle avait compris que, dès lors que nous passions en vol à vue en espace inférieur, nous clôturions de facto notre plan de vol).
Nous sommes toujours en patrouille serrée. Je fixe mon attention sur le n° 3, trop préoccupé de ne pas le perdre de vue et d’éviter de « pomper » pour me faire « remonter les bretelles » par le n° 5. Je n’ose pas imaginer ce qui se passerait si, en plus des difficultés auxquelles nous commençons à être confrontés, j’étais amené à annoncer :
- « Leader, perdu de vue ! »,
et à me retrouver tout seul en plein ciel de gloire ! Nous ne parvenons pas à établir le contact sur Séville Tour. Le même enfer continue. Impossible d’en placer une. Une voix ininterrompue égrène des informations météorologiques.
Pas moyen de communiquer. En double fond, nous entendons la tour qui nous appelle, mais elle semble ne pas nous recevoir. Bref, c’est laborieux. Mais je me sens serein. J’ai déjà une petite habitude des aléas de la radio. Ça nous arrive souvent d’avoir des problèmes de contact avec le sol sur certaines fréquences et il faut en essayer d’autres
Je ne m’en fais pas trop; j’ai un chef; il sait ce qu’il fait et il doit avoir plus d’un tour dans son sac. Je lui fais confiance. Et puis, il y a deux autres leaders ! Je n’aurai par la suite aucune notion du temps passé ni de notre position dans l’espace. Je suis préoccupé par la tenue de ma place, et je n’ai pas encore l’aisance nécessaire pour, à la fois, mettre la tête dans la cabine, surveiller le chronomètre, l’horizon artificiel ou les caps, et mémoriser.
Si je relate avec un peu plus de précisions nos différentes évolutions, c’est grâce à la restitution que nous avons pu en faire plus tard. Nous faisons environ 10 mn au cap 215 sur Séville, puis nous ouvrons à droite vers un lac qui ne figure pas sur la carte.
L’histoire nous dira que le leader pense avoir passé le travers est de Séville. Ne voulant pas pénétrer dans la zone sans contact radio, il nous fait faire demi-tour par la gauche jusqu’au cap 010. Nous sommes à 14.000 pieds. Je saurai plus tard qu’il essayait de garder le contact visuel avec le sol, mais, compte tenu de la visibilité oblique médiocre, il ne trouvait pas de repères caractéristiques. Quant à nous tous, nous sommes bien en patrouille serrée sans visibilité ; et dans ces cas-là, il y a autre chose à faire qu’à chercher à regarder en bas.
Nous quittons la tour et repassons sur Séville Contrôle qui nous donne pendant environ une minute sans interruption des fréquences sur lesquelles nous pouvons contacter la tour de Séville, puis nous ignore malgré nos appels.
C’est bien le diable si dans l’intervalle, on n’a pas « encastré » ou pris du retrait, ce qui engendre une manœuvre un peu brusque qui se répercute, amplifiée, sur ceux qui tiennent la patrouille sur vous. Et parfois, soit le poste ne positionne pas sur la fréquence sélectionnée (c’est un sifflement interminable dans les oreilles, et il faut recommencer l’opération), soit on s’est trompé d’un chiffre et on n’est pas sur la bonne fréquence. En désespoir de cause, il faut revenir sur la fréquence précédente où l’on ne tarde pas à venir vous chercher.
On imagine les poussées d’adrénaline que toutes ces opérations génèrent chez l’opérateur et les perturbations qu’elles peuvent provoquer chez celui qui conduit la patrouille.
Moron est également saturé. Pas moyen d’obtenir un contact, pas plus qu’un gisement significatif sur la balise de San Pablo.
L’histoire nous dira que le leader a un gisement 50° arrière droite (confirmé par le n°3) qui le conforte dans son sentiment d’être au sud-est de Séville. Nous prenons le cap 330.
Check pétrole : 600 kg, et nous n’avons toujours pas commencé notre percée. II ne reste plus qu’à espérer que nous allons trouver le terrain dans un trou si nous voulons avoir les 500 kg réglementaires (normes « terrain bleu ») au break. Et pourvu que personne n’éclate un pneu à l’atterrissage car la remise des gaz va être chère !
Nous repassons sur Séville Contrôle. La fréquence est encombrée par un autre avion et nous ne parvenons pas plus à capter l’attention du contrôleur qu’à faire taire son interlocuteur. Le sentiment est que personne ne nous entend.
Le leader nous fait prendre le cap 270 pour annuler ce qu’il estime être son gisement sur San Pablo et demande confirmation à ses chefs de patrouilles. Le n° 3 a 20° d’écart et le n° 5 a l’indicatif, mais pas de gisement. Il nous dit alors :
- « Eh bien, nous sommes dans de beaux draps ! »
Jusqu’à ce moment, nous étions tous persuadés qu’il connaissait sa position et savait ce qu’il faisait. Le sentiment étrange qui s’était emparé de moi peu de temps auparavant se précise ; il fait place à une brusque angoisse. C’est maintenant que je mesure l’ampleur du problème. Nous sommes perdus, et nous sommes dans une impasse. Il reste certes de quoi voler encore un peu, mais si quelqu’un arrive à nous guider vers notre terrain, nous risquons fort d’éteindre avant d’y arriver, soit sur le trajet si nous sommes loin, soit en finale radar si le terrain est « jaune » ; et en plus, il faudra dissocier les avions, donc rallonger la procédure !
Je me vois mal faire un GCA individuel réel en langue hidalgo-anglaise dans le ciel sévillan! Plus que jamais, je me cramponne à mon leader. II ne nous reste plus qu’à tenir notre place, à attendre que ça sèche (façon de parler) et à observer le jaugeur, qui descend inexorablement.
Les leaders parlent entre eux et essaient de s’entraider. Le n° 5, qui avait pressenti quelque chose, avait depuis quelque temps déjà passé son IFF sur EMERGENCY. Le leader admet s’être trompé et pense être à l’ouest de Séville. Mais où ?
Nous essayons de contacter Moron mais la fréquence est saturée. Séville parle en même temps et on sent que la panique a gagné le sol. Il reste 400 kg Nous passons sur GUARD (fréquence de détresse), et nous branchons nos IFF sur EMERGENCY. On sent que l’ambiance devient tendue au sein de la patrouille. Les six IFF sur EMERGENCY, ça va bien réveiller un contrôleur tout de même ! Et puis, sur cette sacro-sainte fréquence de détresse, ça devrait décoiffer !
Le leader annonce :
- « Emergency fuel »,
et dit que nous sommes perdus et que nous désirons une prise en compte rapide vers Séville ou Moron. Mais hélas, les liaisons sont toujours aussi mauvaises.
J’ai l’impression d’entendre le poste de radio de ma grand-mère, celui avec l’œil vert, sur ondes courtes, avec la fréquence qui fluctue et qui chevauche les voisines. Nous recevons Moron par intermittence, faible, puis fort, puis disparaissant sur fond de Séville Contrôle qui interfère et s’affole. Chacun à notre tour, nous essayons de passer un message, ponctué de May-Day, qui en espagnol, qui en français. J’essaie même en italien !
Le leader tente, en vain, de faire taire Séville. Plusieurs voix s’entremêlent. Nous discernons difficilement l’identité de ceux qui nous parlent. On continue de nous passer les renseignements météo et des fréquences de contact.
Dans ce brouhaha et cette ambiance de stress étouffé mais croissant, je me conforte dans la certitude que cette affaire va mal se terminer. Les statistiques d’éjection sur Mystère IV me reviennent en mémoire : sur 33, 11 seulement avaient réussi. N’écoutant que mon égoïsme et mon instinct de conservation, je me dis qu’avec un peu de chance, je serai bien parmi les 2 heureux élus !
Mais même si ça marche bien, où vais-je tomber ? Et si je me casse à l’arrivée, alors que personne ne sait où nous sommes ?
Mille choses se bousculent dans ma tête. Les souvenirs défilent. Les sentiments d’impuissance et d’injustice se renforcent. Ce n’est pas vrai ! C’est tout de même pas à moi que ça va arriver !
Nous continuons à annoncer notre détresse et à demander assistance. En bas, c’est toujours la même pagaille. Et dire que j’avais toujours cru que GUARD était le saint Bernard des gens en perdition ! Le silence devait y être de rigueur et l’on devait y trouver en permanence et immédiatement l’ange sauveur prêt à vous aider ! Les consignes étaient claires et connues de tous : à n’utiliser qu’en cas d’absolue nécessité !
À un moment, un message enfin en clair parvient à passer. Ce n’est plus l’anglais approximatif des procédures internationales mais une voix américaine qui annonce :
- « Riquet Noir, contact. Take heading 1.9.0 » (prenez le cap 190)
Le leader accuse réception et demande confirmation du contact. Le renseignement n’est plus confirmé, et nous n’entendrons plus cette voix.
L’idée m’effleure qu’en bas, on commence à craindre de recevoir quelque chose sur la tête et qu’on cherche à nous envoyer au-dessus de la mer. Nous prenons le cap vers le sud. Il reste 350 kg. Plusieurs organismes sont en réel contact avec nous et parlent simultanément sur la fréquence malgré l’ordre que leur donne le leader de se taire (on saura plus tard qu’il y avait Moron, Séville Contrôle, Approche et Tour, chacun ne sachant pas bien sûr au sol que l’autre émettait en même temps). Mais les conversations sont inexploitables à cause du niveau et du débit.
Le leader reprend le cap ouest pensant trouver la côte à l’ouest de Séville. Quatre minutes plus tard, il aperçoit une rivière importante au cap 210 qu’il pense être le Guadalquivir. Il signale sa position approximative au-dessus du fleuve que nous suivons un moment au cap 210 (logiquement, le Guadalquivir doit nous mener à Séville).
Durant ce trajet, il demande cap et distance sur n’importe quel terrain et annonce :
- « Emergency Fuel, autonomie 5 minutes ».
Il nous reste 150 kg.
Depuis un moment, nous sommes descendus au niveau 100. La visibilité oblique est toujours médiocre mais on voit le sol à la verticale
La patrouille s’est un peu relâchée, les numéros 3 et 5 ayant repris leur carte et essayant d’apporter leur aide. Quant à nous, nous continuons à rester en patrouille serrée afin de ne pas gêner les manœuvres de nos leaders, un œil rivé – on nous le pardonnera – sur le jaugeur.
Voyant, après quelques minutes, que la rivière fait un crochet au sud et apercevant la mer, le n° 3 annonce qu’il est repéré et que nous sommes à cheval sur la Guadiana, qui fait frontière entre l’Espagne et le Portugal (nous sommes alors à 150 km environ à l’ouest de Séville), et qu’il faut prendre le cap 90. Il part immédiatement à gauche et je le suis. Pendant quelques instants, je vois les autres avions amorcer leur virage derrière nous.
Dernier check pétrole : il nous reste 50 kg, soit un peu moins de 2 minutes de vol. Ma voix semble être mal passée à la radio ; tous ont compris qu’il me restait 150 kg, soit 5 minutes de vol. Stable au cap, une minute plus tard, je vois l’avion de mon leader ralentir. Afin d’éviter de toucher à la manette des gaz, je commence à faire une barrique pour prendre du retrait, comme on nous l’avait appris en école.
Le n° 3 annonce :
- « 3, j’ai éteint. Noir 4, continuez à ce cap. Séville droit devant à sept minutes. »
Je le vois partir en virage à gauche en descendant, puis je le perds de vue. Le leader demande la confirmation de l’extinction et ordonne l’éjection. Le n° 3 ne répond pas. Il a débranché son cordon radio. Je ne vois plus les autres.
Je demande au leader s’il a visuel sur moi, il répond :
- « Négatif. »
Je réalise alors que je suis tout seul dans le ciel espagnol. Me voilà bien. Je suis tétanisé. Mes yeux deviennent des lasers. Je scrute droit devant, mais la visibilité oblique est toujours mauvaise. Pas de repères, pas de villages, des collines partout; c’est plutôt désert. Et si je ne trouve pas le terrain !
Mais je n’ai pas le temps de réfléchir plus longtemps. J’entends mon réacteur dévisser, le klaxon de panne retentit dans mes oreilles et tout s’allume dans la cabine.
J’annonce mon extinction au leader, qui me rappelle les consignes d’abandon de bord et m’ordonne de m’éjecter.
Pensant qu’il pouvait rester un petit quelque chose dans les réservoirs largables, je les branche à nouveau, et j’essaie le rallumage en vol ; sans résultat.
Brusquement, c’est le grand silence, et l’euphorie me gagne. Fini le stress ; je me sens envahi par une sensation de bien-être indescriptible. L’avion vole, je m’y sens bien et, je n’ai plus envie de sauter. Je déconnecte cependant le cordon radio, car envie ou pas, il va bien falloir que je m’éjecte !
À droite, la mer ; la visibilité dans ce secteur est meilleure. J’aperçois alors une piste, parallèle à la côte. Je me mets en virage vers elle en vol plané en conservant 250 nœuds.
En m’approchant, je réalise avec le reflet du soleil qu’il s’agit d’un canal. Pas de chance ! Très près, la plage semble sécurisante. Mais je n’y tenterai pas un Acontucou » (Atterrissage configuration turbine coupée). Je me souviens des conseils des anciens et des consignes à Cazaux : la plage tue. Formellement interdit.
Je suis à 7.000 pieds. L’éjection est inéluctable.
Je règle l’avion en palier, face à la mer. Je redresse la tête et je ramène les jambes en arrière. Coudes rentrés, je lève les deux bras pour saisir le rideau au-dessus de ma tête. Je tire d’un coup sec vers l’avant. Panique ; rien ne se passe ! (il faut une seconde pour que la verrière parte ; je n’ai pas réalisé qu’une seconde, parfois, c’est très long).
Au moment où je baisse la tête pour regarder sous le rideau, une grosse explosion, un appel d’air, la cabine est envahie par une fumée bleutée, et un gigantesque coup de pied dans les fesses me catapulte vers le haut, me faisant peser 20 fois mon poids sur le siège.
Mon avion devient de plus en plus petit, comme au cinéma. Vite ! Me séparer du siège pour autoriser l’ouverture du parachute. Bien que la séquence soit automatique, il vaut mieux aider les événements !
Ça tourne dans tous les sens, puis c’est la chute. Tout va très vite. Une grande force me tire dans les épaules ; le parachute doit être ouvert. Je vois passer mon siège, mais je n’y vois que d’un œil. Je suis borgne ! J’essaie de lever la tête pour observer la coupole. Je ne peux pas. Et pour cause les suspentes sont torsadées et je me mets à pivoter très vite sur moi-même.
Enfin stabilisé, je m’aperçois que mon casque avait tourné et m’occulte la visibilité d’un côté. Je le remets en place et je vois à nouveau normalement ; je dégrafe mon masque qui commence à m’étouffer. Un regard vers la coupole. Elle est magnifique.
Je suis vivant ! L’hystérie me gagne alors et je me mets à hurler et à chanter. Puis l’euphorie cède à la place à une profonde déprime.
Et les autres. Ont-ils pu rejoindre un terrain ? Et s’ils ont sauté, ont-ils eu de la chance ?
Et si je me casse en bas, qui va me retrouver ?
Je fais un rapide tour d’horizon. Aucune habitation, si ce n’est une petite maison blanche, assez éloignée. Je note qu’il faudra que je marche vers l’est pour l’atteindre.
En proie à ces réflexions peu optimistes, je réalise que le vent me pousse vers la côte. La déprime cède la place à la panique. Je ne veux pas tomber en mer ! Personne ne sait où nous sommes et je ne tiens pas à finir ma vie sur un canot de sauvetage !
Je me mets à tractionner comme un fou sur les élévateurs afin d’annuler mon déplacement. Je tire tellement fort que je parviens à attraper les suspentes et à atteindre le bord d’attaque de la voile du parachute, que je garde fermement à hauteur de mon visage
Un parachutiste d’essais dira plus tard qu’il n’est pas possible pour un homme normalement constitué de tractionner jusqu’à la voile, et quand bien même cela arriverait, le parachute se mettrait en torche. Je me félicite de constater que les parachutistes n’ont jamais eu peur.
Le sol se rapproche très vite, et lorsque j’ai acquis la certitude que, même un mistral à décorner tous les taureaux de Camargue ne me ferait plus dériver vers la mer, je relâche. Des collines, ma petite maison blanche au loin, et au-dessous, très près, un champ, avec quelques arbres et des vaches noires.
J'ai l'air malin, au bout de mon parachute
Mon regard est alors attiré par un poteau de ligne à haute tension, puis un deuxième. Je ne vois pas les câbles. Je lève les bras pour tractionner afin de m’en écarter, mais ceux-ci tétanisés, par l’effort précédent ne parviennent pas à dépasser l’horizontale
Ma trajectoire converge vers un arbre et une vache. Je suis incapable de prendre la bonne traction pour l’atterrissage. Le sol arrive très vite ; je tombe sur les fesses à deux pas d’un bovin ébahi ; le choc, bien qu’amorti par le paquetage de survie que j’avais oublié de dégrafer en passant 1.500 pieds, est violent pour mon fondement.
Je me relève. Rien de cassé ! Je suis vivant ! C’est à nouveau l’hystérie. Je chante, je crie, je salue les ruminants en ponctuant mes marques de respect d’un tonitruant Olé !
Revenu très vite à la réalité, je pose mon casque et je commence à étaler la voile du parachute afin qu’on puisse me repérer, si tant est qu’il y ait des recherches.
Il est 15 h 40. Le vol a duré 1 h et 50 min portant à 69 h mon expérience sur Mystère IV et à 300 h celle de pilote. Sur mon carnet de vol, à la date du 27 mai 1966, dans la colonne « atterrissage » n’apparaît pas le chiffre 1. Il est tout simplement écrit : « Olé ».
Au cours des 35 dernières minutes, l’avion a consommé la précieuse réserve qu’il aurait dû avoir au parking. Et moi j’ai fait de l’huile !
Mais ce n’est pas fini !
Pendant que je suis affairé à étaler la voile, j’entends souffler à côté de moi. Relevant la tête, je vois le bovidé, revenu de sa surprise, gratter le sol. Il ne me faut pas une heure pour réaliser, à l’analyse de sa morphologie, qu’il ne s’agit pas d’une vache mais d’un taureau. Les autres compères commencent à s’approcher et à charger.
Je prends les jambes à mon cou et, est-ce l’effet produit par mon gilet de sauvetage orange fluo, ça suit derrière, et vite ! Pas loin de là, je trouve un fossé assez profond sans eau. Peu m’importe, je plonge, et Dieu merci, mes aficionados restent alignés sur la berge et m’observent, avec, il ne faut pas craindre de le dire, des yeux vides de sympathie.
Je ne me suis pas chronométré, mais je suis sûr que j’ai battu mon propre record sur 1.000 m départ arrêté, enregistré au concours d’entrée à l’École de l’air. Mais inutile d’en parler aux parachutistes d’essais ; ils auraient évidemment un doute.
Je décide de laisser sur place casque, paquetage et parachute, et de partir à la recherche de la maison que j’avais repérée. Je marche un bon moment et de colline en colline ; je gamberge dur.
Est-ce que je ne rêve pas ?… Et les autres ?… L’impact de cette mésaventure et le compte rendu de perte en 7 exemplaires :
- « J’ai l’honneur de vous rendre compte de la perte de mon Mystère IV, de mon chronomètre et de mon couteau de survie ! ».
Cela ressemble à un gag. Enfin, on verra bien.
Bientôt, j’aperçois au loin une maison blanche. Enfin de la vie ? Déception, ce n’est qu’une grange, avec de la paille pas très fraîche. Il doit y avoir quelques lunes qu’elle n’a pas été habitée.
Je continue mon parcours évasion lorsque, d’un point haut, j’aperçois au loin une autre maison. C’est une hacienda, avec des fleurs et des barreaux aux fenêtres. Mais les volets sont fermés et il n’y a pas âme qui vive. Un chemin ; je décide de le suivre ; il doit bien mener quelque part, vers la civilisation ?
Mon espoir est de courte durée. Après une marche plutôt longue, je ne peux plus avancer. Le chemin s’enfonce dans un radier plein d’eau. Preuve qu’il ne doit pas être utilisé si souvent. C’est alors que j’entends des voix. De l’autre côté, deux hommes à cheval rassemblent des troupeaux de taureaux. On imaginera aisément leur surprise lorsque je les appelle, puis leur stupéfaction à la vue du martien, tout de vert vêtu, avec son pantalon anti-g et sa Mae-west fluo !
Ne parlant pas un mot d’espagnol, je m’époumone en utilisant toutes les langues que je connais, pour me rapprocher de celle de Cervantès :
- « lo, piloto frances – Avion boum-boum. Mi andare a Sevilla! Por favor ! »
C’est la panique dans les rangs. Mes cavaliers éperonnent leurs montures et disparaissent. Puis, le plus jeune revient, traverse le radier me prend en croupe et me fait chevaucher derrière lui. Il me parle, je ne comprends rien, et je réponds :
- « Si, Si Gracias ! »
Je me cramponne à lui ; la bête est avantageuse et chaque mouvement de roulis me fait craindre le pire. Nous « roulons » ainsi jusqu’à une route. Mon hôte me dépose et me dit en me montrant l’ouest, puis l’est :
- « Por aqui Huelva, 30 kilometros, y por aqui Sevilla 70 kilometros. »
À l’entrée du chemin, une pancarte indique le nom de la propriété : « Al Dolmen », qui, m’apprendra-ton plus tard, est très réputée pour ses élevages de taureaux. Une voiture arrive. C’est une 4L. À ma vue, le chauffeur ne me donne pas l’impression de vouloir s’arrêter. Je lui barre la route. Toujours dans mon meilleur espéranto, j’essaie de lui faire comprendre qui je suis, ce qui m’est arrivé et que j’ai hâte d’aller à Séville, pour donner de mes nouvelles et avoir celle des autres.
Comme il ne semble pas comprendre, il répond :
- « Si, Si. »
et nous roulons, à 30 km/h.
Et chaque fois que je lui dis :
- « Pronto, pronto, io soy muy pressado. »
il répond (décidément ce n’est pas mon jour…) :
- « Si, en rodaje. »
J’élargis ainsi l’éventail de mon savoir en devinant que la voiture était en rodage.
En traversant une agglomération, je demande à mon Fangio de m’arrêter pour téléphoner à l’aéroport de Séville. Il me facilite la tâche en m’introduisant chez l’habitant. Mais impossible d’avoir la communication. Je suis pressé. J’abandonne.
Deux heures plus tard, j’arrive enfin. Il doit être aux alentours de 19 h 30. L’équipage du MD312 est là avec l’échelon technique. La surprise, une demi-joie et toutes les interrogations du monde se lisent sur leurs visages.
Pierrot me tombe dans les bras en sanglotant et me dit qu’il a fumé un paquet de cigarettes depuis son arrivée.
Après l’heure prévue de notre atterrissage, le commandant de bord, inquiet, avait cherché à savoir ce que nous étions devenus. Il avait su par Séville que nous avions eu des problèmes, avait appelé Madrid et Cazaux pour savoir si nous nous étions déroutés ou si nous avions fait demi-tour.
Puis les autorités sur place lui avaient appris que nous avions annoncé notre détresse et certainement épuisé notre autonomie. Nous devions être quelque part, mais où ?
Par la suite, mon leader (le n° 3) avait donné de ses nouvelles depuis Huelva. II était sain et sauf. Il a raconté que nous nous sommes retrouvés à bout de carburant. Il a éteint en premier. Il a repéré la ville, s’en est rapproché en se laissant planer et, à basse altitude, lorsqu’il a acquis la certitude que son avion ne présentait plus de risques pour les populations, il a sauté et a atterri dans un champ de cacahuètes. Il ne savait pas ce qui était arrivé aux autres. II a été recueilli par les habitants et amené chez le consul général où on lui a servi une bonne omelette et un cigare.
Depuis, nos camarades, à l’aéroport, étaient sans nouvelles du reste de la patrouille. Aussi, me saute-t-on dessus, avec, on l’imagine, un flot de questions, mais sans me rassurer.
Je raconte le début de notre épopée lorsque des officiers espagnols, pas souriants du tout, m’embarquent dans un bureau et commencent à m’interroger.
Notre terrain de mésentente est un anglais approximatif, ce qui ne facilite pas les choses. Au mur, une carte du sud de l’Espagne. De temps à autre, notre entretien est interrompu par le téléphone. Les deux officiers parlent entre eux, pointent une punaise sur la carte. Je devine à chaque fois que l’on a retrouvé quelque chose, mais on ne veut pas me dire s’il s’agit d’un avion ou d’un pilote.
À la tombée de la nuit, un hélicoptère de l’US Air Force dépose le chef de la patrouille, accompagné de Tonton. Le pilote lui avait appris que j’étais à l’aéroport, son n° 3 à Huelva, qu’on avait repéré Pépé (on ne lui avait pas dit dans quel état), et qu’on n’avait pas de nouvelles du n° 5. Il repartait pour chercher « les autres ».
On rassure le Cne Paul sur mon état de santé. Je suis toujours en interrogatoire et personne ne me dit qu’il est là avec Tonton.
À la nuit tombée, l’hélicoptère revient. Le Cne Olivier descend, puis le Sgc Michel et Pépé (avec sa valise !), tous deux les chaussures et le pantalon anti-g crottés.
C’est alors qu’on me fait sortir et que je retrouve toute l’équipe au complet. La guerre des nerfs est finie.
À ma vue, et à la vue de ses quatre autres équipiers, surtout de Pépé et de Michel, Paul craque :
- « Vous êtes tous vivants, alors peu importe ce qui peut m’arriver maintenant ! »
Émotion, pleurs, embrassades, et chacun raconte pendant que les chefs restent entre eux et avec les autorités espagnoles.
Nous apprenons par Tonton que, peu de temps après moi, le n° 5 puis le n° 6 ont annoncé leur extinction et ont sauté.
Puis ce fut son tour. Après avoir tiré le rideau, rien ne s’est passé. Deux secondes plus tard, il a fait une nouvelle tentative. Cette fois, le rideau a avancé de quelques centimètres de plus, et il est alors parti, lui aussi, au moment où il ne s’y attendait pas. Il a vu son avion continuer sa route et se planter dans les marécages, sans feu, ni fumée. En faisant son tour d’horizon, il a aperçu son leader, pas très loin, au bout de son parachute. Ils se sont vus et se sont fait des signes.
Son atterrissage a eu lieu dans un champ de cacahuètes près d’une route qui mène à un village, à environ 200 m de là.
De nombreux curieux sont venus l’accueillir. Il comprend qu’on lui demande si l’avion qui vient de tomber est dangereux ; il rassure.
On l’accompagne au village d’où il veut téléphoner, mais il se heurte très vite aux problèmes linguistiques que j’ai connus, et décide, en désespoir de cause, de laisser tomber.
Peu avant d’arriver au sol, il avait vu une fumée s’élever au loin et avait pensé à l’avion de son leader. Il essaie de faire comprendre qu’il souhaiterait s’y rendre. Un paysan le met en croupe sur son cheval. Il laisse momentanément le matériel qu’il avait emporté au village (casque, paquetage et parachute) et part vivre son aventure équestre.
Les sauts de haies et de clôtures et le roulis induit par l’animal ont vite raison de son dos et de sa patience. Comme la fumée ne semble pas se rapprocher, il décide de descendre de son destrier et de retourner au village. Sur la route, un carabinier passe sur un scooter et Tonton change alors de monture.
Retour à la case départ, au poste de la Guardia civil du village. Là, il a la surprise de trouver son leader. Curieux tour du sort, ce village s’appelle El Roccio, célèbre pour son pèlerinage à la Vierge et ses fêtes saintes de Pentecôte, la fameuse « Romeria », but de notre voyage.
D’une certaine manière, la mission était accomplie !
Quant à Pépé, il raconte que, juste après son éjection, il a vu un avion qui tournait au-dessus de lui, et comme il n’y avait pas de pilote à bord, il en a déduit que c’était le sien. Il l’a vu s’écraser, sans feu ni fumée. Lui est tombé dans un bois, entre deux arbres. Il a marché environ3 km puis a rencontré un paysan et a continué à pied avec lui jusqu’au poste de la Guardia civil de Villablanca, 2 km plus loin.
Lorsque l’hélicoptère vient l’y chercher, assez tard, il demande au pilote s’il peut l’amener sur le point d’impact de son avion, qu’il a eu le temps de repérer pendant sa descente. Il retrouve le Mystère IV, tombé à plat et cassé en deux au niveau du compartiment valise. Le bagage lui tend les bras, et il le récupère. Nous nous empressons de l’ouvrir. La bouteille d’après-rasage est intacte ; seul le boîtier du rasoir électrique est légèrement fêlé.
Quant au leader, après avoir entendu l’annonce des quatre premières extinctions et ordonné les éjections, en rappelant les consignes de sécurité, il a dirigé les deux avions vers une zone marécageuse. Alors qu’il observait le bon déroulement de l’éjection de Tonton et l’ouverture de son parachute, son moteur s’est éteint et il a sauté à son tour.
C’est à ce moment que, brusquement dans le silence, pendu au bout de son parachute et enfin face à lui-même, il a pris la pleine mesure du film qui venait de se dérouler. Il nous avoue que de sombres pensées sont alors venues le hanter. Il a été rappelé à la réalité en apercevant et en entendant son fidèle n° 2 qui descendait en patrouille sur lui.
Les interrogatoires individuels, les conversations téléphoniques et les échanges de messages se poursuivent tard dans la soirée. Vers une heure du matin, on nous amène à notre hôtel, en nous prévenant qu’il y aurait probablement des journalistes pour nous attendre. Effectivement, il y en a partout.
Nous sommes assaillis de questions et, comme convenu, entre nous, nous nous abritons derrière le « no comprendo ! », réponse unique aux multiples harcèlements dans toutes les langues, y compris le français. Ça ne leur plaît pas.
Le lendemain matin, en attendant qu’on vienne nous chercher pour nous conduire à l’aéroport, nous apercevons un kiosque sur la place, vers lequel nous nous dirigeons pour voir si à tout hasard un journal relatait l’événement. Au fur et à mesure que nous nous approchons, nous mesurons l’étendue du désastre. L’intégralité de la une de tout ce qui peut être publié en Espagne, de ABC à ARRIBA, en passant par YA et INFORMACIONE, et j’en passe, est entièrement consacrée à notre épopée, avec au premier plan la photo d’Olivier à Huelva, celle de son avion à demi planté dans le sol, et nous, la veille, dans le hall de l’hôtel, sans oublier Pépé avec sa valise.
- « No traïamos bombas, Uan dedarado los pilotas francests, euforicos y nerviosos. » (Nous ne transportions pas de bombes ont déclaré les pilotes).
Nous n’avions pourtant rien dit, mais on nous fait parler !
De toutes tendances, la presse défraie la chronique et mobilise l’opinion. Il est vrai que l’Espagne est toujours traumatisée par la récente collision en vol et l’explosion au-dessus de Palomares d’un bombardier B-52 de l’US Air Force et d’un KC-135 qui le ravitaillait en vol. Trois des quatre bombes nucléaires transportées étaient tombées sur le sol, la quatrième en mer. Malgré les déclarations rassurantes des experts américains sur l’inexistence de risque d’irradiation, les Espagnols avaient réussi à se faire indemniser les récoltes présentes, absentes, passées et à venir pendant plusieurs années. Fallait-il déplorer que nos avions n’aient pas été armés ou n’aient pas fait de dégâts au sol ?
Plus que jamais, nous n’éprouvons pas le besoin de faire de publicité sur notre identité.
Nous sommes conduits à l’aéroport. Les interrogatoires continuent, et l’ambiance est toujours peu conviviale. Nous apprenons que cinq épaves ont été retrouvées ; nous ne réunissons pas à savoir lesquelles (la sixième serait en mer où l’on aurait vu un bidon flotter) et on nous refuse l’autorisation d’aller les voir.
Dans les moments de spleen, je me mets à penser à ceux qui me sont chers, aux copains, à ceux de l’escadron et aux autres. Comment auront-ils appris la nouvelle ? Et ma valise ? J’imagine qu’elle fera le bonheur de quelqu’un qui va pouvoir voyager dans un beau costume tout neuf, en bénéficiant du quart de place dans les trains français, prendre des photos avec un bel appareil et payer en devises françaises.
On nous informe qu’en fin de matinée, un C-47 Dakota venant de Villacoublay via Cazaux va amener une commission d’enquête désignée par le Chef d’État-major de l’Armée de l’air. Cette information nous remet brutalement les pieds sur terre. Depuis la veille, je crois que nous n’avions pas très bien réalisé ce qui nous était arrivé. Après l’euphorie des retrouvailles, les dialogues de sourds avec les autorités locales et les hypothèses que nous n’avions pas manquées d’élaborer sur l’impact de cette affaire en métropole ainsi que sur les conséquences qui pourraient en résulter pour les uns et les autres, nous tombons maintenant dans le dur concret.
Nous apprenons par les nouveaux venus que notre aventure a fait l’effet d’une bombe. Personne ne savait ce qui nous était arrivé. On avait su que, passée l’autonomie des avions, nous n’étions posés nulle part. On avait passé l’après-midi à nous chercher partout.
Puis, on avait appris sur le tard que cinq épaves de Mystère IV avaient été retrouvées dans la région de Huelva, à plus de 100 km à l’ouest de Séville, sans dommage aux tiers. Pas de nouvelles des pilotes. Un message du chef de l’échelon technique était parti à 18 h 17 :
« Sans nouvelles de Riquet noir, attendons instructions ».
Enfin, un premier message de l’Ambassade de France à Madrid avait fait état de :
« Six pilotes éjectés ; 4 pilotes retrouvés indemnes à 19 h 30 »,
puis un deuxième :
« Six pilotes retrouvés indemnes à 20 h 00 ».
Le chef de la patrouille avait rédigé à l’attention du commandant de la base de Cazaux le message suivant :
« Tous pilotes indemnes regroupés à Séville San Pablo ».
Ce message avait quitté Séville à minuit. La commission d’enquête avait été désignée dans la nuit :
- le Président, Col cdt en second la base aérienne de Mont-de-Marsan,
- un Cdt pilote du commandement des Écoles de l’Armée de l’air de Villacoublay et
- trois Cne, un pilote, un mécanicien et un médecin du personnel navigant, de la base aérienne de Mont-de-Marsan.
L’après-midi de ce samedi 28 mai, nous avons été examinés par le médecin et nous nous sommes individuellement soumis aux investigations de la commission. Bien sûr, nous avons passé sous silence notre « coup du lapin », car nous ne tenions pas à courir le risque d’être déclarés inaptes chasse. Je crois me souvenir que nous avions ce même visage que ceux que l’on croise dans les couloirs de l’oral d’un examen ou d’un concours.
Le soir, enfin entre nous, nous allons faire quelques pas dans les jardins de Séville, dont nous ne verrons pas grand-chose, et dîner dans un petit restaurant sympa. La solidarité aidant, Pierrot et les collègues de l’échelon technique nous avaient prêté de quoi ressembler à des civils et préserver notre anonymat.
Dans un coin de la salle, sur une petite estrade, une troupe de flamenco vient se produire, face à un aréopage qui semble de belle qualité. Bien que nous faisant discrets sur le côté, nous sommes vite démasqués et nous avons la surprise de voir la troupe se tourner vers nous et nous offrir le spectacle. Nous avons même droit à la Diva. Quelque part, ça fait enfin du bien de rencontrer des gens qui nous témoignent un peu de chaleur et ne nous considèrent pas comme des parias.
Le lendemain matin, re-commission. Dans l’après-midi, le Dakota nous ramène sur la base de Cazaux.
Sur le parking, le Cdt de base, le Cdt d’escadre et son second, le Cdt d’escadron et le Cdt de l’autre escadrille. Nous redoutons l’accueil. Nos pronostics s’effondrent lorsque nous entendons le Cdt de base dire au chef de patrouille :
- « Vous êtes partis à six et vous me ramenez six pilotes. Pour moi, c’est l’essentiel, et à nous trois. »
- « Vous avez dû avoir bien peur. Ça vous fera une bonne expérience, en début de carrière ! »
Puis on nous raconte comment la chose a été vécue ici depuis notre décollage : le doute, l’incompréhension, les échanges téléphoniques, les messages, les attentes, le stress, les flashs des médias annonçant :
« Six Mystère IV partis de Cazaux pour Séville s’écrasent sur le sol espagnol. On est sans nouvelles des pilotes ».
Et bien sûr, on nous demande de raconter.
On nous informe que les médias tirent à boulets rouges et que nous sommes consignés sur la base afin de nous tenir à l’écart des journalistes. Les copains célibataires nous attendent dans leurs chambres, et c’est ainsi qu’a commencé l’histoire :
- « Jean-Joseph, raconte ! »
Je parviens à rassurer ma famille (on me dit que le tailleur de mon village a eu très peur) et mes amis, et j’apprends que ma petite amie a fait une crise d’urticaire monumentale.
Nous découvrons la presse de ces trois derniers jours. Elle n’est pas tendre et ne diffère de celle de nos voisins du sud, dans la présentation et la teneur, que par la langue.
Tous les journaux du samedi nous ont réservé la une. Et l’événement du jour, à savoir la commémoration du 50e anniversaire de la bataille de Verdun par le Président de la République, a fait l’effet d’un pétard mouillé et est relégué à la page des faits divers. On se souvient que le refus du Chef de l’État de transférer les cendres du Maréchal à Douaumont n’a pas fait l’unanimité autour des anciens combattants ; ceux-ci n’ont répondu que tièdement à son invitation. On comprendra aussi plus aisément l’effet qu’aura produit notre intrusion dans cette situation délicate. Nous apprendrons amèrement plus tard que ça n’a pas plu.
Dans les jours qui suivent, le communiqué officiel qui pourrait calmer le jeu ne vient pas. La presse est débridée ; les journaux à sensation jouent la provocation et, de jour en jour, pratiquent l’escalade. On ne ménage ni l’image de l’Armée de l’air, ni celle de ses chefs, pas plus que celle de ses pilotes :
« Rentrés hier à Cazaux, les pilotes sont au secret… »
« On a vu les pilotes faire la fête la veille de leur départ dans une boîte de nuit à Bordeaux. Le lendemain, ils étaient tellement ivres qu’il a fallu les aider à monter à bord de leurs avions et à s’attacher… »
« Bien que le rapport officiel se fasse attendre, la perte des six Mystère IV ne semble plus si mystérieuse… Dix-huit millions de francs volatilisés en quelques secondes… » (1)
« Inexplicable, les appareils étaient équipés de tous les équipements électroniques… »
« L’affaire des Mystère, un scandale ! Un effroyable laisser-aller à l’État-major de l’air. Les vols d’exercice étaient le prétexte à de joyeux week-ends. De Gaulle furieux : on a ridiculisé sa force de frappe !… »
« Les six pilotes français, qui ont abandonné leurs avions au-dessus de l’Espagne, sont allés voir une corrida entre deux interrogatoires… »
« Pompidou annonce que des sanctions vont être prises : les pilotes des Mystère IV étaient fautifs… »
« Et Pisani voulait leur confier des Boeing !… »
« Choqués par leur aventure, les pilotes arrivèrent à l’hôtel en chantant… »
On taira certaines allégations, chaque jour plus acides et plus insupportables, faites à l‘encontre de personnes nommément désignées. Mais on gardera pour la bonne bouche :
« Enfin la vérité. Le mystère des six Mystère. Un raid français sur La Rota. Les Américains descendent nos avions. »
On apprend dans cet article que notre mission était un raid contre la base de l’US Air Force de Moron, en représailles d’un survol impuni de l’usine atomique de Pierrelatte. Les Américains y expérimentent le « rayon de la mort » qui protège leurs bases, afin de l’utiliser au Viêt-Nam ; ils auraient déclaré :
«… Cette affaire nous concerne au premier chef. Les avions français ne se dirigeraient pas vers San Pablo, mais directement sur La Roca. Une première fois, nous les avons repérés sur les radars, volant en formation de combat à une altitude de 850 m. À quelques minutes de nos installations, nous leur avons demandé vainement de s’identifier. S’étant éloignés, ils revinrent quelques instants plus tard, à une altitude de 350 m. Deux autres sommations, la dernière à 10 sec de La Rota, n’eurent pas plus de succès que la première. À ce moment-là, nous avons pris les mesures qui s’imposent. Et les pilotes d’expliquer :
« Nous ne pouvions rien faire. Brusquement, tous nos instruments de contrôle se sont affolés, nos commandes ne répondaient plus, nos appareils se sont mis à tomber comme une pierre… ».
Nous avons le sentiment, devant ce déchaînement de prose acide, que l’on nous reproche d’être vivants, d’avoir joué avec désinvolture avec l’argent du contribuable et de nous être séparés de nos avions comme on le fait de simples mouchoirs en papier, sans nous soucier des populations laborieuses au-dessous. Il faut avoir survolé cette région à cette époque-là pour se souvenir qu’à part les collines et la mer, il n’y avait pas grand-chose au sol. Sinon, peut-être que cela nous aurait aidés à mieux nous repérer et à éviter le pire. Et, en ce qui me concerne, à moins avoir à marcher.
Il aurait certainement été plus intéressant que nous restions aux commandes jusqu’au bout. Ce serait tellement plus « commercial » de broder autour de ces héros qui n’ont pas hésité à sacrifier leur vie pour éviter… mais éviter quoi ?
Les consignes de sécurité des vols existent ; nous nous devons de les appliquer. L’atterrissage moteur coupé est interdit. II est dans tous les cas voué à l’échec. Et, s’il est vrai que la perte de vies humaines au sol est dramatique et insupportable, s’il est vrai que la perte d’un avion est intolérable, il n’en demeure pas moins certain que la perte d’un pilote est un échec.
Une dizaine de jours plus tard, un communiqué officiel venait mettre fin à toutes ces palabres, et nous sommes enfin autorisés à sortir.
Mais le mal était fait et dans les subconscients, il en est resté quelque chose. Même au sein de la corporation, nombre sont ceux que j’ai rencontrés et que je rencontre encore qui se sont fait leur propre version de l’affaire et qui pensent détenir la vérité, souvent bien éloignée, hélas, de la simple réalité.
Les Mystère IV, quoique déjà bien âgés, auraient certes pu continuer à rendre de bons services. Mais on sait que leur coût était loin d’être celui qui était annoncé. Par précipitation, ignorance ou goût du sensationnel, on a même quelquefois confondu Mystère. IV et Mirage IV, fleuron de la toute jeune force de frappe chère à notre Président. C’est en tout cas entachée de ce lapsus que l’information lui a été communiquée. Et quand bien même elle aura été rectifiée par la suite, on peut imaginer l’effet détonant qu’elle aura produit, dans un contexte où les masses critiques étaient en présence.
La situation politique du moment n’était pas au beau fixe, la manifestation de Verdun n’avait obtenu qu’une adhésion très tiède des anciens combattants et de l’opinion. La France venait de se désolidariser de l’OTAN et on se demandait si l’impuissance des Américains de Moron à nous aider n’était pas étrangère à l’invitation récente qui avait été faite à leurs compatriotes de quitter le sol français.
L’Espagne était encore sous le traumatisme de Palomares. Et enfin, six avions, c’est spectaculaire, à plus forte raison à l’étranger. Pour les média, nous tombions à point (si l’on peut dire) et ce qui, en d’autres temps, aurait pu n’être qu’un fait aérien banal, relégué à la page des faits divers (on sait que les annales de toutes les ailes du monde en sont riches), devenait l’affaire du siècle et allait servir d’exutoire. On comprendra alors dans ce contexte, à quel niveau et avec quelle force les sanctions ont été prises.
Dans les jours qui suivent notre retour, on ne parle, bien sûr, sur la base et à l’escadron, que de cette affaire. Une commission d’enquête est envoyée à Séville pour étudier les enregistrements. On apprendra plus tard que – pas de chance – par des erreurs de manipulation, une partie avait été effacée (celle, bien sûr, concernant toute notre phase de détresse).
Nous vivons dans l’attente des conclusions et des sanctions ; les pronostics sont ouverts. Nous passons devant une commission d’enquête des faits professionnels. Le général qui la préside (qui commandait l’École de l’air lorsque j’y suis rentré) nous rassure, nous les trois "peintres". Nous n’avions qu’une chose à faire et nous l’avons bien faite : tenir notre place et ne pas semer la panique au sein de la patrouille.
On s’interroge sur ce qui pourrait arriver au leader. Toutes les hypothèses sont élaborées, de la plus optimiste à la plus pessimiste compte tenu du contexte du moment : points négatifs, mutation, relève du commandement d’escadrille, remise en cause du brevet de chef de patrouille, voire radiation du personnel navigant (la plus grave sanction envers un pilote).
L’idée d’une sanction disciplinaire, bien que la presse poussât au crime, est écartée, que l’on sache, il n’y a pas eu indiscipline.
Nous revivons la mission et sa préparation. Seule, la commission d’enquête a compétence pour analyser les causes d’un accident et proposer les mesures pour éviter son renouvellement. Cependant, nombreux sont les conseillers et ceux qui, assis au calme dans un fauteuil, auraient certainement mieux réagi dans cette aventure. Il est vrai que dans toute enquête, il est difficile de se mettre à la place des acteurs qui ont vécu au menu détail l’événement.
Nous avons, hélas, bénéficié de la loi de l’embêtement maximum (d’aucuns diront que nous avons été victimes d’un enchaînement d’impondérables), et le résultat est bien que nous ayons été acculés à une situation irréversible.
Et puis un jour, le leader est appelé à Paris. On lui fait très vite comprendre que la décision se situe à un niveau qui dépasse tout le monde et il pressent que la sanction ira probablement au-delà d’une simple sanction professionnelle.
Quelques jours après, nous apprenons que « Par décret du Président de la République, contresigné par le Premier Ministre et le Ministre des armées, le gouvernement portait mesure de mise en non-activité par retrait d’emploi …
Plus tard, un ardent défenseur écrira :
« C’était confondre faute professionnelle et faute contre l’honneur ou la discipline. C’était traiter le coupable d’une erreur humaine comme un délinquant. C’était surtout, par une mise à pied avec les 2/5 de la solde, rejeter sans délai une famille dans la vie civile avec un pécule ridicule pour faire vivre cinq personnes. Sanction disproportionnée et scandaleuse ! ».
À tous les échelons, des sanctions très sévères sont prises. Quant à nous, les trois « peintres », seuls à nous en être tirés avec les honneurs de la guerre, en sommes-nous vraiment sortis indemnes ?
Avec quels yeux nous regarde-t-on désormais intra et extra-muros ? L’Armée de l’air est médusée. Nos ailes sont ternies et fragilisées. Pour le joyeux feuilleton des « Chevaliers du ciel », la route est tracée. Il faudra attendre de nombreuses années pour que, par notre présence sur de nombreux théâtres d’opérations, l’opinion voie enfin en nous ce que nous n’avons jamais cessé d’être : des professionnels.
Cependant, à toute chose malheur est bon. À la suite de cet accident, la création du Conseil permanent de la sécurité aérienne a été décidée ; on n’est jamais si bien jugés, défendus ou punis, que par ceux qui nous commandent.
Le SIRPA, qui fera désormais le tampon entre les médias et les armées, est dans l’œuf.
La solidarité s’organise autour de la famille du capitaine Paul. L’association des anciens élèves de l’École de l’air la prendra à sa charge jusqu’à ce qu’il trouve un travail dans le civil. Dans toute la tourmente médiatique bien de chez nous, c’est hélas d’au-delà de nos frontières que nous vient un peu de réconfort.
Dans la presse anglo-saxonne, restée très réservée et objective, un chroniqueur du Sunday Mirror est même allé jusqu’à considérer que
« Le chef de la patrouille méritait d’être décoré pour son réel courage et son sens des valeurs, lui qui avait décidé que six vies humaines avaient plus d’importance que six avions à réaction ».
Et pourtant l’histoire nous a toujours appris que la perfide Albion n’a jamais fait de cadeaux aux compatriotes de Jeanne d’Arc !
Et un pilote espagnol, le général Serrano, avait écrit au capitaine Paul une lettre admirable de lucidité et pleine de chaleur humaine, dans laquelle, relatant notre aventure en professionnel, exactement comme s’il l’avait vécue au sein de notre patrouille, il prenait adroitement sa défense en soulignant les aléas du métier de pilote de chasse. Cette lettre ouverte avait paru dans un grand journal espagnol et avait été reprise par un hebdomadaire français.
Ainsi fut vécu le plus grand fait aérien médiatique de nos ailes. Que d’énergie perdue et de mal fait autour d’un événement certes autant spectaculaire que regrettable, mais somme toute banal ! Avec le recul et la sagesse que de nombreuses années de métier m’ont donnés face aux événements, je me suis souvent interrogé : ce qui, selon moi (et cela n’engage que moi), aurait pu n’être jugé et sanctionné professionnellement que comme un excès de confiance devant une situation contrariante ou une obstination erronée à poursuivre la mission, justifiait-il que l’on sacrifiât une tête sur l’autel de l’honneur et que l’on portât un coup aussi dur ?
La profession de pilote de chasse est une école de modestie et d’humilité.
Qui, à plus forte raison s’il n’est pas du métier, peut dire comment il aurait réagi dans cette galère ?
Qui peut affirmer qu’il ne s’est jamais perdu ?
Qui n’a pas été confronté au moins une fois à une situation pas possible, si toutefois il a eu la chance de pouvoir le raconter par la suite ?
Avec 4.500 h de vol sur de nombreux types d’avions, pas moi en tout cas. La chance existe. Elle fait partie de notre paquetage. II n’est pas toujours facile de la mettre de son côté. Placée en fin de mon cycle de formation, cette aventure m’a apporté de précieux enseignements qui m’ont servi tout au long de ma vie de pilote de chasse. Elle aura aussi permis, comme toute aventure malheureuse, de tirer des enseignements utiles à tous les pilotes. À toute chose, malheur est bon.
Au terme d’une carrière aéronautique bien remplie, je conserve toujours la même admiration et une confiance intacte pour ce chef de patrouille commandant d’escadrille que je regarde toujours respectueusement avec mes yeux de jeune lieutenant pilote en escadrille. Il est de ceux qui m’ont appris mon métier et la solidarité. Je sais qu’il garde toujours le stigmate de la blessure sur le côté et le goût amer de l’éponge vinaigrée. Mais on ne refait pas le monde.
Pendant très longtemps, au sortir de Cazaux, si l’on m’avait demandé quel était l’instrument le plus important dans un avion, j’aurais répondu : LE JAUGEUR !
Jean-Joseph BRIE
Extrait du site de la 11ème Escadre
(1) Sauf erreur de ma part, ces avions ont été construits au titre du programme "Offshore". Ils ont donc été payés par les contribuables américains ...
Pour "Riquet Noir 2", c'était la première d'une suite de trois éjections ! Pour lire ses récits, cliquez ICI
Date de dernière mise à jour : 09/02/2021
Commentaires
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- 1. Claude Mulcey Le 27/01/2023
Bonjour
Oui je connais le colonel Bruneau, après l'Armée à Cazaux, il monta une société de formation de pilotes Sénégalais sur l'aérodrome de ViIlemarie, près de Cazaux - cette société n'existe plus, c'est devenu une société de matériels électroniques vers les satellites. -
- 2. Bruno Piart Le 22/05/2021
Bonjour,
Joli récit !
Avez-vous connu Émile Bruneau qui a je crois le record d'heures de vol sur Mystère IV et qui était basé à Cazaux ? -
- 3. Michel Brouste Le 09/02/2021
Bravo ! J'ai lu avec passion ce récit peu commun. Passionné d'aviation, je suis entré pleinement dans vos émotions. Vous avez me semble-t-il pris les bonnes initiatives.
(Pour ceux qui pensent qu'ils auraient fait mieux).
Faire preuve d'initiative = qualité de quelqu'un qui sait prendre spontanément une décision alors qu'il ne sait pas si elle sera bonne ou mauvaise. Si vous enlevez un des deux derniers qualificatifs, le mot ''Initiative'' n'a plus de sens.
Je suis admiratif et heureux de voir que la vie humaine compte encore plus que tout autre objet aussi couteux soit-il. Chapeau au Capitaine Paul qui a été à la hauteur de ses responsabilités.
Merci à vous Monsieur BRIE pour ce moment de lecture et d'émotion que vous nous avez permis de vivre avec vous.
Je ne suis pas très loin de Cazaux, chaque fois que je verrai passer un (ou plusieurs) aéronefs de la BA 120, j'aurai une pensée pour vous six.
Lieutenant Colonel Michel Brouste -
- 4. Jack Boussier Le 08/02/2021
Bonjour,
Lu avec attention votre rocambolesque aventure qui s'est bien terminée pour tous.
Bravo à vous, qui avez su prendre la bonne décision au bon moment.
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