Silence, on vole !

On est en pleine guerre des boutons. L'Armée de l'air sature nos lucarnes électroniques et familiales avec ce brillant feuilleton qui, je l'avoue, me passionne également : "Les Chevaliers du ciel.".

Chevaliers du ciel

Une brève incursion de la Marine dans un des épisodes s'est avérée être un échec total. Le dialogue et le montage, la mauvaise information, la mauvaise foi peut-être, tout a contribué à faire croire au spectateur peu averti que les commandos Marine, les avions de patrouille maritime, et même la chasse embarquée (!) appartenaient à l'Armée de l'air !

À Paris quelques amiraux ont dû avaler leur casquette étoilée. On se raccroche alors à la moindre occasion de faire figurer les moyens de la Marine dans un feuilleton télévisé, fût-il mauvais.

À la base de Saint-Mandrier, l'escadrille 23S, encore elle, reçoit un jour l'ordre de participer, le temps d'une séquence, au tournage d'une œuvre qui ne deviendra d'ailleurs jamais célèbre : "Un taxi dans les nuages".

Notre rôle est de "sauver" l'héroïne de la mer où elle a malencontreusement posé son avion en catastrophe, et de la ramener à son village natal, Lurs, petit nid d'aigle qui domine la Durance et que la sinistre affaire Dominici a déjà rendu célèbre.

Livre un taxi
Le livre, dont a été tiré le synopsis du film tourné en 1969 par Gérard Sire

Bien entendu, les ordres de Paris sont formels, il faut qu'apparaisse clairement à un spectateur même somnolent que l'Alouette de sauvetage appartient à la Marine.

Dans le hangar de l'escadrille, une réunion rassemble le commandant de la base, celui de l'escadrille, le chef des services techniques et moi-même, bien que jeune enseigne, mais qui a eu la chance d'être désigné pour cette opération de relations publiques. Il s'agit d'étudier le meilleur moyen de répondre aux vœux du Département.

Les suggestions fusent :

- « On va peindre une ancre de marine sur la porte. »
- « Non, ça ne parle pas assez, et puis une ancre ça peut appartenir à n'importe qui, même à la Marine marchande. »
- « Bon, on va peindre MARINE sur la poutre de queue. »
- « Oui, c'est pas mal. »
- « Peut-être mais on pourrait faire la même objection que pour l'ancre et de plus on pourrait penser que l'hélicoptère appartient au Marine Corps américain... »

Plus d'une demi-heure s'écoule ainsi. Je suggère alors timidement de peindre tout simplement :

                                                                         MARINE NATIONALE

sur la queue de l'appareil. Cette idée lumineuse présente le double avantage de mettre fin à une discussion déjà trop longue et de provenir d'un jeune officier, donc d'un lampiste, qui pourra éventuellement porter le chapeau si l'idée s'avère mauvaise (il faut voir dans ce dernier propos plus d'humour que d'ironie car mes chefs étaient des gens fort honnêtes). L'idée s'avérera mauvaise, mais dans l'immédiat elle est retenue.

Quelques semaines plus tard c'est le grand jour du sauvetage. La scène est tournée dans la rade de Toulon. On remonte au bout du câble du treuil un de nos plongeurs hilare que l'on a coiffé d'une perruque blondasse et revêtu d'une robe assez longue pour cacher des mollets peu familiers de la cire à épiler.

L'action est "mise en boîte" assez rapidement. Fin de la séquence maritime. Reste "l'arrivée" à Lurs de "l'héroïne", encore ceinte de sa bouée.

Oui, je dis bien bouée. Une bouée ronde et orange comme celle que l'on jette du haut des ponts aux personnes qui tombent à l'eau et que l'on appelle communément et avec un peu d'humour noir "bouée couronne".

La météo n'est pas des plus fameuses, mais je parviens cependant à relier Toulon à Lurs dans les temps impartis. Il me faut encore m'y poser, discuter avec le réalisateur, mettre au point la scène du retour de l'héroïne... tout un programme.

Assis à la terrasse d'un café surplombant superbement la vallée de la Durance, le metteur en scène me fait parcourir rapidement le scénario et sollicite mon avis technique.

Lurs
Poser à Lurs (Le Provençal)

Ce rôle de conseiller n'est pas prévu au programme de l'École navale, mais un enseigne de vaisseau, même loin de la mer, doit savoir faire face. Je me lance :

- « Eh bien, c'est très bien tout cela. C'est plein d'idées, d'action... Vous ne croyez pas cependant qu'une "bouée couronne" ça ne fait pas vraiment aéronautique ? On pourrait... »
- « Écoutez, me lance le réalisateur, écrasant virilement sa cigarette dans un cendrier Pernod 45, ce genre de détail, tout le monde s'en fiche. Le spectateur est un veau, il avale n'importe quoi. Moi je m'en fiche aussi. Ce feuilleton, vous comprenez bien, est pour moi un intermède alimentaire, alors !... »

Mon expérience de conseiller technique s'arrête là. On passe alors à la réalisation proprement dite. Je fais plusieurs atterrissages entre un clocher et quelques arbres. La "fiancée", qui cette fois est bel et bien l'actrice, n'en finit pas de s'extraire de l'Alouette et de tomber ruisselante d'eau de mer et de larmes dans les bras d'un quidam. La scène prend fin. Les caméras se retirent.

Un homme corpulent, muni d'un appareil photographique, s'approche alors de moi.

- « Mon lieutenant, s’il vous plait »

Je pense à un journaliste et lui tends la main, tout en lui pardonnant le "mon" superflu (les gens de mer n'appartiennent qu'à la mer).

- « Voilà. Je n'appartiens pas à l'équipe du film, mais il se trouve que je fais un roman-photo dans le coin. Sans gros budget bien sûr. Alors si je pouvais mettre mes deux personnages principaux devant votre hélicoptère, cela me ferait un décor de luxe, et après, j'inventerai une histoire pour justifier la scène ! »

Perplexe, il me faut cependant décider. L'homme est jovial, son regard suppliant. Et puis après tout cela fera une "pub" de plus pour la Marine. On n'est pas à un sauvetage près.

- « Bon d'accord. Mais faites vite. Et débrouillez-vous pour que l'on voie nettement "MARINE NATIONALE" ! »

J'ai la vague impression d'avoir été un peu imprudent. Mais après tout c'est un des privilèges de la jeunesse. On lui pardonne plus facilement.

Un "pot" général a lieu, peu après, sur la petite place de Lurs. On s'y bouscule joyeusement. Je porte mécaniquement une cigarette aux lèvres. Aussitôt, surgi de la foule, le photographe à romans se précipite et me tends une grosse boîte d'allumettes. Mon regard tombe alors distraitement sur l'illustration de cette boîte, plus propice à allumer les passions d'un collégien boutonneux qu'une honnête cigarette "Troupes". Une photo bien cochonne quoi, sûrement pas éditée par la Seita ! Mais le gros homme s'est déjà dissout dans la foule. Je ne le verrai plus !

Alors, peu à peu, pendant le vol qui nous ramène à Saint-Mandrier, une sourde angoisse m'envahit. Ce roman-photo, c'était quoi au fait ? Je n'en sais fichtrement rien. Et si... non ! Pourtant... Le doute s'insinue avec plus de force. J'imagine nettement maintenant une intrigue bien porno au milieu de laquelle intervient mon hélicoptère sur laquelle on peut lire très nettement "MARINE NATIONALE".

Seule me rassurent un peu la certitude de la moralité de mes chefs, et le niveau de leurs préoccupations culturelles : 

- Un : ils n'achètent en principe leurs livres que dans des librairies honorables.
- Deux : ils ne lisent pas de romans-photos.

Pendant des mois, malgré tout, je vivrai dans l'attente de foudres supérieures...

Le lendemain de cette mission, le commandant de la base m'appelle. Il tient le journal local sur son bureau et me regarde d'un œil qui se veut sévère.

- « Vous avez vu ? Qui vous a permis de voler dans les nuages ? »

Stupeur. Il m'arrive certes d'être dans les nuages, mais compte tenu de mon expérience aéronautique, c'est plutôt au sens figuré. En l'air je ne suis pas dans la lune, et de toute façon pas indiscipliné, enfin pas trop !

Le reportage sur l'épisode de Lurs s'étale sous mes yeux. Le journaliste a voulu en faire trop et décrit mon irruption dans le ciel lursais d'une façon inconséquente mais à coup sûr théâtrale, dans le genre :

- « Après une attente angoissante l'Alouette surgit enfin des nuages. »

Ainsi, feuilleton, roman-photo et réalité se mélangent-ils soudain dans un amalgame médiatique au détriment de ma réputation professionnelle.

Le pacha me laisse Dieu merci m'expliquer puis se laisse aller à un grand éclat de rire. La confiance est rétablie.

Quelques mois plus tard, le feuilleton sort enfin. Nous guettons bien sûr l'épisode de l'Alouette. Celle-ci surgit des nuages... enfin presque ! De loin on ne distingue pas très bien l'inscription "MARINE NATIONALE".

La séquence suivante est la descente de l'héroïne par le côté droit de l'appareil. Le cadrage est bien centré sur la porte et, à sa gauche, à l'amorce de la poutre de queue, on peut lire très clairement mais d'une façon tronquée : "ATIONALE".

Le lendemain ma voisine de palier commente avec passion :

- « C'était bien, hein, ils sont quand même forts ces hélicos de la gendarmerie ! »

Après de longues années de réflexion au niveau des états-majors centraux, les appareils militaires arborent maintenant bien distinctement :

MARINE
ARMÉE DE L'AIR
ARMÉE DE TERRE
GENDARMERIE NATIONALE »

De quoi remplir un générique...

Michel HEGER

Extrait de "Une ancre et des ailes" (Éd : Éditions du Pen-Duick et Ouest-France - 1989)

Date de dernière mise à jour : 11/04/2020

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