Sarajevo 1994 : un aviateur témoigne

À cette époque, l'auteur, cdt sur la base de Mérignac, est envoyé à Sarajevo comme chef d’une équipe de contrôle avancé intégrée dans un régiment de la Légion. Par ce récit poignant, il nous expose la découverte de cette ville au cours d’un siège terrible.

Je suis arrivé sur l’aéroport surchargé de matériels et d’hommes. La première urgence est de trouver à se loger avec mon équipe, nous sommes sept. On déniche un petit réduit, digne des plus minuscules refuges que j’ai connus en montagne. À sept, nous nous empilons sur 6 m2, mais ça va. Il ne fait pas froid, nous sommes en juillet. D’ailleurs, on pourrait avoir très, très chaud, car notre réduit est adossé au dépôt de munitions de la Légion étrangère, un obus mal placé et nous prenons un billet direct pour la vaporisation. Nous allions vivre dans cet espace réduit quelques semaines, mais l’activité était si intense que lorsque nous le rejoignions, nous nous écroulions dans le sommeil.

Entre e tunnel
L’entrée du tunnel sous la piste

Ma première sortie dans la ville me permet de saisir immédiatement l’atmosphère qui y règne. Cité complètement bloquée où tout le monde se cache. Les rues sont désertes, la population vit comme des rats, terrée. Les militaires dans les blindés et engoncés dans leur gilet pare-balles sont les seuls à donner un peu d’animation à la cité. Rarement, toujours furtivement, on aperçoit un civil qui presse le pas le long d’un trottoir et disparaît bien vite pour éviter d’être tué par une balle, qu’elle soit perdue ou non.

Blinde s sara

La ville de Sarajevo occupe le fond d’une cuvette tout en longueur. Du fait de son développement, les maisons, par manque de place, ont colonisé les collines environnantes. Des quartiers serrés se pressent tout au long des pentes de cette multitude de buttes raides qui rentrent carrément dans la ville basse et l’encerclent de toutes parts. En levant les yeux, la première chose qui frappe, ce sont les façades de maisons individuelles qui constellent tous les reliefs environnants. Il ne faut pas de grandes explications pour comprendre que, de toutes ces fenêtres en encorbellement, des multitudes d’yeux vous regardent, voire vous surveillent. Elles sont innombrables, les unes sur les autres à touche-touche, tout au long de ces grandes pentes qui tombent dans la ville. Tels de gros yeux inexpressifs mais lourds de menaces dissimulées, elles peuvent à tout moment prêter assistance à l’auteur d’un assassinat, tapi à l’abri de la lumière, son arme de précision à la main. On imagine facilement tous ces guetteurs scrutant l’immobilité de la ville.

Carte sarajevo
La capitale bosniaque assiégée

Combien de snipers qui vous prennent dans leur croisillon se cachent derrière ces ouvertures, à dessein dans la pénombre ? Combien de fois, montant les escaliers de la fameuse patinoire, la Skandéria, j’ai senti ces regards sur moi. L’impression est étrange et désagréable, mais il ne sert à rien de lever les yeux, cela pourrait juste être pris pour un acte de provocation, et souvent la susceptibilité du tireur est proportionnelle à son taux d’imbibition à la slibovitch, alcool blanc de prune.

Sniper alley
Sniper

Au cours de différentes missions, je suis amené à remonter des rues remplies de carcasses de voitures et de trams bombardés et incendiés, on se croit dans un film de fiction, des spectacles dantesques de rouille et de fer tordu, mais non, c’est la réalité ! Par endroits, il faut bousculer certains obstacles avec le blindé pour passer sur ces chaussées recouvertes de gravats.

Lors de ces déplacements en véhicule, des gens nous regardent à la dérobée. Dans les jardins de nombreuses maisons particulières, les voitures sont bâchées et protégées dans un recoin de terrasse, en attendant des jours meilleurs où il y aura de l’essence, des routes en état et plus d’obus qui s’abattent selon une logique parfois difficile à saisir.

Assister au bombardement d’une ville est une expérience étrange. De gros obus frappent de plein fouet des façades qui s’écroulent dans des nuages de fumée. Les obus, lorsqu’ils vous survolent, vous réalisez avec précision le danger qu’ils représentent. S’ils font un bruit strident et aigu, cela signifie qu’ils ont une vitesse élevée et qu’ils vont aller frapper plus loin. Par contre, s’ils font un bruit plus mat avec des flop-flop, cela trahit une vitesse faible et un engin qui commence à tanguer sur son axe, d’où une chute dans les environs.

On apprend très vite à réagir en regardant les autres. J’ai fait cette découverte sur une colline en présence d’un groupe de Bosniaques, alors que j’élaborais des repérages concernant le positionnement des différentes forces en présence.

La ville était sous le bombardement régulier de canons serbes de gros calibre. Nous nous trouvions sur la trajectoire des obus, mais bien en deçà de leur point d’impact. Nous les entendions donc nous survoler, ils émettaient un sifflement strident. Soudain, un bruit beaucoup plus bas, accompagné du fameux flop-flop, décrit si souvent par les poilus de la Grande Guerre, a provoqué une réaction de fuite immédiate de mes interlocuteurs bosniaques. Effectivement, un gros obus est tombé beaucoup plus près que les précédents mais à une distance où le danger restait faible. C’est ce qu’on appelle apprendre par l’expérience, ou sur le tas.

Dans la ville de Sarajevo, une petite communauté de Croates se trouve prise en otage entre les Serbes et les Bosniaques. Participer à un office religieux parmi ce groupe catholique est très poignant. Même là, il faut se méfier du scoop journalistique : on pourrait rapidement faire croire en juxtaposant sur une même photo un militaire français et une religieuse croate que nous sommes là pour prendre parti en leur faveur.

Bien sûr, leur situation nous émeut, bien sûr que dans la mesure de nos moyens nous les pourvoyons en nourriture, mais nous le ferions de la même manière pour les autres communautés. Lorsque des êtres humains sont dans la nécessité impérieuse, ils méritent une égalité de traitement.

Dans cette petite communauté acculée, la ferveur est très importante, jeunes et vieux montrent la même foi.

Je me souviens d’une anecdote amusante malgré la situation. Le prêtre de la Légion étrangère française célèbre l’office au cours duquel il se réfère aux Noces de Cana. Le légionnaire d’origine croate, lui servant d’interprète, traduit par “noces de canard”, d’où l’éclat de rire franc de toute la communauté croate. La difficulté et l’incertitude extrêmes n’enlèvent pas à l’être humain son sens de l’humour et son envie de rire. C’est rassurant. Bien que n’étant pas particulièrement pratiquant, ces offices me bouleversaient par la conviction et l’espérance qui émanaient de cette population martyrisée. Le fait d’y penser quinze ans après, je sens toujours monter en moi de l’émotion.

Observateur de cette situation dramatique que vit une population à trois entités mais aussi un peu acteur pour essayer d’y remédier, on ne peut qu’éprouver un réel malaise en constatant toute la frénésie de ce qu’on appelle l’information, qui a pour but de contenter le voyeurisme de nos populations occidentales. Il faut dire que c’est tentant, bien installé chez soi le soir à 20 h de regarder le sacro-saint journal télévisé qui distille sa kyrielle de faits divers sordides. Montrer des obus écraser une cité qui vit ou plutôt survit dans une immense détresse, c’est l’assurance de faire exploser l’audimat. Pourquoi le spectateur qui se cache en chacun de nous est-il si friand de ce genre de spectacle ?

Voyeurisme par rapport à la mort, réconfort de voir qu’il y a plus malheureux que soi, oubli des petits déboires quotidiens professionnels ou sentimentaux ?

J’ai été au cours de mes nombreux déplacements témoin de situations curieuses que je ne comprenais pas toujours. Sur la fameuse Sniper Alley complètement déserte, un cycliste, seul sur l’immense ruban de goudron, marche recroquevillé, son vélo à la main, et semble se protéger derrière le cadre de sa bicyclette, étrange ! Face à lui, les hautes façades d’immeubles desquelles des yeux amis et d’autres hostiles le surveillent, ces derniers prêts à délivrer la mort. Cette scène est surréaliste, le temps semble suspendu. L’hésitation de l’individu, de toute évidence dans une mauvaise situation, est angoissante. À chaque instant, on s’attend à entendre un bruit sec se répercutant le long des murs et à voir l’homme et son vélo s’abattre au sol. Ce spectacle fait véritablement mal par la tension qu’il engendre.

Femme courant
Sniper Alley

En bruit de fond permanent, le son des détonations rappelle que la guerre est présente. On s’y adapte au point que l’absence de tir semble anormale. Se réveiller au bruit de la poudre devient une habitude, un peu à la manière du chant des oiseaux au printemps qui accompagne la reprise de conscience au sortir du sommeil.

Lorsque je suis rentré en France, la première semaine, j’étais réveillé tôt à cause justement de l’absence de ce bruit de fond qui m’avait accompagné durant quatre mois.

L’accoutumance est telle que le retour à la vie normale semble bizarre. Dès mon arrivée chez moi, je suis parti en montagne remonter le canyon de la Niscle, dans les Pyrénées espagnoles. Ne plus avoir à porter un gilet pare-balles, ne plus faire attention aux mines, ne plus chercher le sniper embusqué, pouvoir se déplacer sans contrainte sur de grands espaces, cela procure une sensation étrange, comme si le retour à la normale nécessitait une rééducation. En quatre mois de conditions particulières, on s’accoutume à la situation locale et on ne réalise pas à quel point cette adaptation formate les actions réflexes.

Niscle
Canyon de la Niscle

De façon étrange, dans ce canyon de la Niscle qui est une œuvre de la nature titanesque et de grande beauté, je me sentais comme dans un environnement inhabituel par cette absence de dangers. Il faut se réhabituer à la normalité et je comprends très bien qu’après des expériences extrêmes, ce qui n’a pas été mon cas, cette réadaptation soit très longue, voire impossible.


Luc DEVORS

Extrait de " Piège" n° 216 - mars 2014

Date de dernière mise à jour : 12/04/2020

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