Rentrer à pieds

Je n'ai jamais été attiré par le parachutisme et, dès ma première expérience, j'ai eu confirmation de mon peu de goût pour la chose. Je me trouvais ridicule, allant à reculons, les jambes dans le vide et inutiles au point qu'il ne m'est pas venu à l'idée que mes bras pouvaient me servir à quelque chose.

Pour un pilote de chasse, cette situation incongrue n'est qu'acci­dentelle, mais non improbable. Dans cette éventualité on m'avait donné quelques informations rudimentaires, mais, sur le vif impromptu, j'ai oublié jusqu'au fait que j'avais été brieffé. Il est vrai que ma cervelle était bien encombrée de tout ce qui venait de se passer précipitamment et du souci de savoir où j'allais être déposé.

Je rentrais au bercail, tout seul, à la fin d'une mission dite d' "op­portunité" où on nous envoyait identifier tout ce qui se promenait dans la vallée du Rhin, avions militaires mais aussi avions commerciaux dont on s'écartait à distance raisonnable, c'est-à-dire dès qu'on avait pu lire le nom de la compagnie sur le fuselage.

J'étais en descente et mon réacteur a "dévissé" au moment où le contrôleur d'approche m'ordonnait de virer à droite pour arriver dans l'axe de la piste. Le temps d'annoncer mes ennuis, j'avais déjà mis la main sur le bitard des nozzles.

C'est que j'avais déjà vécu cette situation délicate p+q fois au si­mulateur, si bien que les gestes étaient devenus des automatismes. Il fallait donc commencer par positionner correctement ces nozzles, ces volets qui, commandés par la régulation du réacteur, obstruaient plus ou moins la sortie du réacteur.

Je savais, par expérience simulationesque, que je perdrai la radio et l'horizon artificiel quand je brancherai le rallumage en vol. Il se trouvait que j'allais entrer dans les nuages en virant à droite tandis qu'il y avait, à gauche, un beau trou à laisser voir le sol. J'ai donc fait 270 degrés par la gauche au lieu de 90 degrés à droite.

Mon réacteur veut bien repartir sans renâcler. Dès que tout est rentré dans l'ordre, je retrouve mon contrôleur et lui raconte ma manip. Il a jus­te le temps de me dire qu'on va, peut être, me faire poser vent dans le dos. La pratique normale était de stabiliser à 500 pieds, en fin de descente, pour dépasser le terrain et revenir se poser face au vent. Voilà que ça recommence : mon réacteur ne veut pas tenir ses 70 % de régime réglementaire, mais je suis maintenant sous la couche, en vue du sol.

Encore une fois, je m'isole pour mener mon affaire : nozzles sur 3/4, manette sur "stop", tenir la vitesse, airstart, idle et regarder les tours remonter. Quand, de nouveau, tout semble aller bien, le directeur des vols est sur la fréquence radio : je pourrai me poser directement en vent arrière. Les câbles tendus en bout de piste pour arrêter les avions fugueurs en traînant d'énormes chaînes, ont été positionnés correctement.

C'est très gentil, mais je n'irai pas jusque-là. De nouveau je vois le compte-tours s'effondrer en même temps que la température du côté de la turbine. Je viens de passer au-dessous de 3.000 pieds. Le temps n'est plus à l'acharnement ; il faut passer au palliatif. J'annonce que je m'éjecte ; je n'y avais pas pensé positivement jusqu'ici.

Là, une petite voix intérieure me susurre :

- « Tu l'as dit, tu vas le faire, mon coco ».

Ce sont encore des réflexes qui viennent : talons sur les étriers, les épaules plaquées, soulever les accoudoirs et, avec une milliseconde d'hési­tation, presser la manette sur l'accoudoir. Instantanément, c'est le grand cou­rant d'air quand la verrière part. Les quelques instants qui suivent (une à trois secondes, je ne sais plus) paraissent des minutes ; j'ai l'impression d'avoir oublié quelque chose avant le grand coup de pied au bas du dos. Dans un éclair je vois mon avion sous moi, devenir tout petit... Je tourbillonne dans tous les sens puis le manège s'arrête brutalement et tout devient calme et silencieux, comme par magie. Je suis sous la corolle blanche du parachute. Je vois à côté de moi, en vrille, le gros coussin rouge que j'avais sous les fesses et, un peu plus bas, la coquille de mon casque ; ils descendent plus vite que moi. Je n'ai gardé que le serre-tête avec le masque à oxygène.

Je vois le sol défiler très vite entre mes pattes. Les quelques rares flocons de neige restent à ma hauteur. Il fait froid et je suis étonné d'être en sueur.

Où vais-je être jeté sur la planète ? J'essaye d'estimer ma pente de descente en regardant sur le côté par-dessus mes triceps. Je vois arriver un château d'eau. Je n'aurais pas l'air malin là-haut ! Et le château d'eau passe entre mes genoux...

Le sol se rapproche et je ne sais toujours pas où je vais atterrir : sans doute avant ce village vers lequel je fonce. Le premier toit se rapproche, je vais me le payer ! C'est moins haut qu'un château d'eau, mais ce serait quand même périlleux d'avoir à en descendre : il faut que je me raccour­cisse ! Et je tire sur les suspentes arrière ; ce qui me rallonge puisque je suis toujours en marche arrière.

De combien me suis-je rallongé, je ne saurais le dire, mais toujours est-il que j'ai touché le sol juste après une vigne. J'ai découvert, juste là, que l'on faisait grimper le gewurztraminer sur de bons piquets bien costauds et bien plantés, d'un mètre de hauteur au moins (et en fer, en plus, me semble-t-il). Et je me suis dit, à cette occasion, que la chance était avec moi.

Cramponné à mes suspentes arrière, j'ai le dos fouetté par un ar­buste, ce qui me ralentit un peu et, tout de suite, mon postérieur entre très vigoureusement en contact avec le sol gelé. En marche avant, ça se serait plus mal passé, sans doute.

Toujours gonflé, mon parachute commence à me traîner. Je fais immédiatement un geste que j'avais redécouvert le matin même : sur l'épaule, soulever le cache et, en pressant entre pouce et index, libérer le crochet attachant les suspentes au harnais. J'avais appris ce geste à Meknès trois ans plus tôt, mais jusqu'à ce matin j'étais passé à côté de ce truc sans chercher à me rappeler son fonctionnement.

Je suis dans la cour d'une ferme. Je n'ai que le temps de me débarrasser du harnais et de mon équipement de tête, et je suis encore par terre quand on m'interpelle : un gendarme ! Ils étaient là, dans Urshenheim, deux comme toujours, et ils ont tout vu. L'un est allé au lieu du crash de l'avion, l'autre a couru vers le parachute.

Le pandore est tout de suite rassuré : je peux répondre à ses ques­tions. Sans hésitation, il ramène devant lui la sacoche de cuir qui lui bat le flanc gauche, l'ouvre et en extrait, aussi sec, un formulaire de compte-rendu d'accident aérien.

Type d'avion ? Type de moteur ? Je lui sors d'un trait :

- « J47GE17B ».
- « Vous ne pourriez pas me le dire un peu plus lentement ? ».

L'interrogatoire dure un peu ; il fait froid. Enfin, le fermier apparaît et il nous invite à aller continuer notre travail au chaud, autour d'un schnaps.

Dès qu'il avait entendu le passage et le crash de l'avion, le propriétaire des lieux était allé voir ce qui se passait de l'autre côté du village. Il n'y avait que quelques pieds de riesling arrachés. L'edelswicker (celui où l'on mélange les cépages) millésime 62 a dû avoir, très localement, un subtil petit arôme de kérosène...

Dans la pièce principale de la ferme, en bonne place sur la cheminée, la photo d'un jeune homme en uniforme de la Wehrmacht : le fils aîné, enrôlé de force, a trouvé la mort à vingt ans, sur le front de l'est.

Je n'ai pas beaucoup le temps de causer avec le gendarme et le fermier. On me cherche, on me congratule, on m'interroge et je raconte N + 1 fois mon aventure. Nous sommes à moins de 20 km de la base et à 5 de Colmar. Alors, ça rapplique : des journalistes, le colonel commandant en second qui est de la région, un photographe, puis des gens de la base qui viennent sécuriser les morceaux de ferraille et voir comment on pourra les rapatrier sur la base.

Le lendemain, j'aurai ma photo dans les deux quotidiens locaux.

Il me faudra remplir un tas de formulaires. Des compte-rendus de perte entre autres : pour mon casque et aussi pour les gants, tant que j'y suis. En fait, ce n'est pas pour moi mais pour un de mes chefs : une perte passe mieux pour un accident que pour une négligence. Cela me vaut d'être convoqué par le colonel Heitz quelques jours plus tard :

- « Vous n'aviez pas dû perdre vos gants au cours de l'éjection, mais après. Regardez la photo du journal quand vous me parliez : vos deux doigts en vé pour indiquer que vous aviez rallumé deux fois étaient encore dans vos gants ! ».

De retour à l'escadron, je constate que quelqu'un est passé avant moi pour remplir le cahier d'ordre : je trouve l'indication, au crayon, "Rentré à pied". C'est Charvet qui me rend ainsi la monnaie de ma pièce. Quelque soixante-dix jours plus tôt, il a connu une aventure très semblable à la mienne. Il venait de décoller comme équipier dans l'énorme défilé qui allait saluer le général de Gaulle venu à Strasbourg pour haranguer ses militaires. Je n'étais pas parmi les 24+2 (spares) pilotes en l'air et j'avais, le premier, fait mention provisoire de ce scénario particulier : "Rentré à pied".

Un autre camarade, Larousque a connu le coup du moteur qui s'éteint puis du siège, quelques mois plus tard, juste avant que le F-86K ne soit retiré du service. Le quidam qui le réceptionne lui dit :

- « Vous avez de la chance, vous, mais pour vos deux copains cela s'est mal passé. Le parachute de l'un ne s'est pas ouvert et l'autre a chuté tellement vite qu'il a rebondi... ».

Les copains en question, c'étaient la verrière et le siège !

Il y a des gens qui se réjouissent de voir un pilote rentrer à pied et qui le manifestent : la North American m'a fait membre de son Caterpillar club et m'a offert un très joli petit vers à soie en or. Avec les sièges éjectables, les parachutes ne sont plus en soie mais, sur tous les avions équipés, la présence proche est signalée par un triangle rouge sur le fuselage. Chez Martin-Baker, les membres du club ont droit à une cravate bleue parsemée de petits triangles rouges. Je peux vous montrer celle qui m'a été offerte en 1968. Dix-sept mois plus tard, j'ai reçu une belle lettre de félicitations de la SEMMB (Société d'exploitation des matériels Martin-Baker), me disant qu'on ne m'enverrait pas une seconde cravate (ces deux fois-là, je suis rentré en ambulance plutôt qu'à pied). Je leur ai répondu que j'aurais été heureux d'une nouvelle cravate plus large (à la mode) avec des triangles superposés par deux ; ça n'a pas marché !


Alain BROSSIER

NPLR (note pour la rédaction) : il est courant que des articles comme celui-ci soient suivis d'une NDLR (note de la rédaction).
Je subodore ce qu'elle pourrait être présentement
 ; aussi, prends-je les devants. Je ne raconterai pas mes deux autres éjections : ce serait si technique et médical que ça n'en vaut pas la peine.

Extrait de "Pionniers" n° 169 de janvier 2007

Date de dernière mise à jour : 07/04/2020

Ajouter un commentaire