Récit d'une éjection limite

Nous sommes au mois de novembre 1964. L’escadron 2/5 "Île de France" équipé de Super-Mystère B2, sous le commandement du Cne Pessidous, est en campagne de tir à Cazaux depuis le début du mois.

En fin d’après-midi de ce mardi 17 novembre, a lieu le briefing d’une mission de tir air-sol par le chef de patrouille, le Capitaine Cunha.

Nous sommes une patrouille de 4 SMB2 qui devons effectuer des tirs A/S de qualification au canon de 30 mm, sur le champ de tir du Trencat à Biscarosse. On nous a attribué le dernier créneau de la journée, juste avant le coucher du soleil prévu à 17 h 27.

Je suis n° 4 de la patrouille et c’est l’avion n° 64 qui m’est confié. La météo est excellente, le vent de 10 kt de l’ouest.

Le décollage se fera sans PC à 5 secondes d’intervalle, face à l’ouest, puis virage à droite avec rassemblement échelon refusé à droite pour entrer dans le circuit du champ de tir et débuter la noria.

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Dassault "Super Mystère B-2

À 16 h 50, nous nous dirigeons tous les 4 vers nos avions respectifs. En faisant la check-list extérieure, le mécanicien armurier me confirme la couleur bleue peinte sur l’ogive de mes obus (en effet, chaque pilote se voit attribuer une couleur différente de façon à ce qu’elle laisse une trace en perçant la cible, ce qui permet de noter le score). Puis il m’aide à m’harnacher dans le cockpit et en me présentant les sécurités qu’il a enlevé aux 2 canons, il me dit quelque chose comme :

- « T’inquiète pas, parfois ces canons explosent mais c’est très rare ! »

À 17 h, décollage comme prévu, rassemblement, et très vite, arrivée dans le circuit de tir. Le n°3, devant moi, tire, dégage la cible et je m’aligne à mon tour en piqué à 400 kt.

Face au soleil couchant et à l’océan, la cible dans le collimateur, j’appuie sur la détente, en haut du manche. Aussitôt, une explosion retentit et secoue l’avion. Instantanément, volant vers 5 ou 600 ft, je cabre et pousse la manette des gaz à fond et annonce à la radio :

- « 4, panne hydraulique. »

Les évènements vont alors se dérouler très rapidement.

Dès la mise en cabré, "l’arbre de noël" s’allume : panne hydraulique circuit principal, puis auxiliaire dans la foulée. Reste le circuit secours, mais tout s’éteint : panne électrique totale ! Je n’ai même pas le temps d’analyser, que le manche se bloque en piqué. Une seule solution : l’éjection.

Le problème, c’est qu’avec la poussée maximum du réacteur, l’avion a accéléré, et quand il part en piqué la vitesse est proche de 500 kt et l’altitude gagnée, 4.000 ft environ.

L’accélération négative (les G), est telle, que j’ai la plus grande difficulté à baisser mes bras pour saisir les poignées d’éjection.

En effet, l’avion était équipé d’un siège éjectable américain Republic, à commande basse. C'est à dire, deux commandes placées comme des accoudoirs, repliés au niveau du siège, qu’il fallait remonter dans un premier temps, ce qui avait pour but d’empêcher l’écartement des cuisses avec le vent relatif. Les “accoudoirs” ainsi relevés, dégageaient leur gâchette. Il fallait alors en serrer au moins une pour déclencher la séquence de l’éjection, soit en premier l’éjection de la verrière qui autorisait la mise à feu du siège.

Je réussi donc au prix d’un effort considérable à saisir et actionner une des deux manettes, tout en plaçant mes pieds sur les étriers.

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Cockpit du SM-B2 (Lutz Lehmann)

Dans les fractions de seconde qui ont suivi mon action, j’ai réalisé qu’avec la vitesse que j’avais, l’altitude et l’angle de piqué que j’estimais à 60°, il était impossible que je m’en sorte. Dans cette situation, pour avoir quelques chances de succès, j’aurais dû être en vol horizontal ou, au pire, en léger piqué.

La séquence étant irréversible, la très fuguasse pensée, qu’il y avait peut-être moyen de débloquer le manche, a été interrompue par le départ de la verrière. Comme j’étais en G négatifs importants, malgré m’être bien sanglé au départ, ma tête était soumise à un tel vent qu’elle s’est mise à vibrer latéralement !

Puis le siège est parti. Alors là, je ne vous raconte pas le coup de pied aux fesses !

Il faut préciser que ce siège était propulsé par un obus de 105 mm adapté à cette fonction et dont la progressivité de la combustion de la poudre était quand même plus lente que dans l’artillerie !
Il n’empêche que le siège partait avec plus de 20 G ! Ajoutez à cela que du fait de la trajectoire de l’avion, j’étais décollé du siège ce qui a rajouté des G supplémentaires.

Ce coup de pied là, je m’en souviens, mais ce n’est rien à côté du mur d’air qui m’a frappé à la sortie de l’avion. Je vous confirme que nous ne sommes pas faits pour nous promener dans un fauteuil à 8 ou 900 km/h.

Je me suis mis à tourner rapidement apercevant un coup le ciel, un coup la mer (comme nous tirions face à l’océan, ma trajectoire m’avait amené au-dessus).

À ce moment-là, j’ai pensé que c’en était fini pour moi ; finalement, je n’étais pas triste, je n’avais pas peur ; je me disais : c’est cela la mort ? Finalement ce n’est pas si terrible ! Je n’ai pas revu le film de ma vie comme je l’avais entendu dire.

Je n’ai pas senti la séparation du siège, et m’efforçait vainement de saisir la poignée du parachute, qui du fait de toutes les contraintes, avait glissé vraisemblablement derrière mon épaule.

Autre particularité, cette poignée dite “chrono-barométrique”, comportait deux positions : 0 et 2 secondes. Sur la position 0 sec un ressort comprimé se détendait, dès la séparation siège-pilote, libérant les goupilles d’ouverture du parachute. On l’utilisait en dessous de 1.000 ft, quand la réussite d’une éjection était compromise. L’inconvénient majeur étant le risque d’emmêler le parachute avec le siège. J’ai perdu, ainsi un copain à Nancy, au tout début de ces poignées.

Sur la position 2 secondes, sur laquelle j’étais, le baromètre n’autorisait l’ouverture automatique du parachute qu’en dessous de 10.000 ft, et il y avait ensuite une temporisation de 2 secondes après la séparation du siège, ce qui évitait l’inconvénient ci-dessus. Vu l’urgence, j’aurais dû, normalement, positionner le bouton poussoir sur 0 seconde.

La chute inéluctable s’est soudain, brutalement arrêtée, sans que j’ai pu trouver la poignée. Alors là ! C’était comme si la pellicule du film se cassait ! Vraiment je ne m’y attendais pas ; je ne peux pas dire que j’étais déçu ; non, c’était incroyable !

À ce moment là, je me suis remémoré un dessin dans Flight Safety, où l’on voit la main de Dieu sortir d’un nuage pour attraper le parachute en torche d’un pilote malchanceux ! J’ai regardé au- dessus de moi la corolle du parachute et dessous, se rapprochant, l’océan.

Un état des lieux rapide : je n’avais plus de casque, de serre-tête, ni le masque, bien-sûr ; et pourtant, j’avais bien serré la jugulaire, et le heaume était baissé ! Exit, aussi, mon pantalon anti-G ;

D’après une reconstitution de mes gestes, il a été estimé que la descente, parachute ouvert, a dû se situer autour de 50 m ! Je n’ai donc pas eu bien le temps d’apprécier mon premier saut !

Mais alors, quel bonheur d’être assis dans ce harnais ! Je commence à défaire les boucles des cuissardes, de la poitrine, et plouf !!!

N’en revenant toujours pas de ce miracle, je me mets à nager, et là, je constate que la jambe gauche fonctionne mal ainsi que le bras gauche. Au fait, j’ai un gilet ! Je tire la poignée et il se gonfle ; plus besoin de nager.

J’ai enfin le temps d’analyser la situation. Je suis un peu sonné, mais la fraîcheur de l’eau (nous sommes à la mi-novembre) me fait du bien.

Où est donc passé mon dinghy ? Il flotte près de moi, toujours dans son paquetage. Je trouve la drisse qui le relie au harnais du parachute que j’ai toujours sur moi. Après l’éjection, ce paquetage, sur lequel on est assis, s’est désolidarisé du harnais, est resté accroché à la drisse et incompréhensiblement ne s’est pas gonflé. Je donne un coup sec sur la drisse et le dinghy se gonfle.

Reste à monter dessus ! Comme à l’entraînement, j’essaie de le faire glisser sous moi, mais une vague m’en empêche (il y a une houle de 3 à 4 m !). C’est alors que je m’aperçois que j’ai toujours le harnais et que le parachute, faisant ancre flottante, me gêne.

À la deuxième tentative, je me retrouve dans le canot. J’ai maintenant le temps de reprendre mes esprits. Je n’ai apparemment rien de cassé, bien qu’il y ait un problème au genou gauche qui m’empêche de bouger la jambe. Au sommet d’une vague, j’aperçois la côte qui est, je le saurais après, à 9 km. Le soleil est maintenant couché, et je m’apprête à passer la nuit dans mon embarcation ; c’est alors que je vois passer un SMB2 à basse altitude à quelques centaines de mètres. Je me mets aussitôt à la recherche de la trousse de survie du canot et en sort un feu de Bengale que je percute ; l’avion revient et bat des ailes, ouf, me voilà repéré.

J’ai appris par la suite, qu’un pilote de la patrouille avait vu l’avion piquer et plonger dans l’eau à la verticale mais n’ayant pas vu de parachute avait annoncé ma disparition. Ce n’est qu’ensuite, faisant des recherches qu’il a vu mon feu et a donné la position au radar.

Comme la nuit arrivait, je pensais que mon sauvetage serait retardé, aussi j’inventoriais le contenu de l’équipement de survie, trouvais les conseils du Dr Bombard pour survivre en mer et les lignes de pêche que je mettais de côté.

Le harnais du parachute flottant près du canot, je le récupérais pour en sortir la poignée chrono-barométrique (n°2000) que je conserve toujours en souvenir.

Je commençais à ne pas avoir très chaud quand, dans le crépuscule, environ 1⁄2 heure après mon amerrissage, un hélico H-34 se dirige vers moi ; je percute aussitôt un autre feu.

La consigne était, quand on est blessé, de rester dans le canot et d’attendre la descente d’un plongeur. J’attends donc, mais je vois que le H-34 déroule un câble avec une sangle au bout, et tente de me l’approcher ; j’essaie de la saisir, mais entre les vagues et le souffle de l’hélico qui me ballade et me gèle, je n’y arrive pas.

Enfin, après plusieurs tentatives, je réussi avec peine à attraper cette fichue sangle, mais ne sais pas trop comment l’utiliser ; j’essaie d’abord d’y glisser mes jambes, n’y arrive pas à cause de ma blessure, et finalement j’y passe mes bras (c’est la procédure que j’avais oubliée !).

On commence à me hisser, mais le H-34 n’étant plus à ma verticale, je me prends une grosse vague avant de me trouver à bord !

On m’entoure dans une couverture et je constate alors qu’il y a un plongeur qui s’apprête à aller récupérer mon dinghy ! Heureusement devant mon insistance les pilotes me ramènent à la base, sans perte de temps, et je me retrouve à l’infirmerie.

Deux ans plus tard, j’ai rencontré par hasard le pilote qui m’avait sauvé et j’ai pu savoir pourquoi, le plongeur n’était pas venu me récupérer. C’était un gars du contingent, qui apercevant dans l’éclairage du phare, des méduses géantes autour de moi, n’était pas chaud de descendre !

Vers 19 h, j’ai pu téléphoner à mon épouse, qui attendait 15 jours plus tard notre deuxième enfant, et la rassurer ; juste après, le mécanicien armurier qui s’était occupé de moi au départ, vient me rendre visite, catastrophé par ce qu’il m’avait dit en me remettant les sécurités, et que j’avais complètement oublié !

 

Épilogue

Physiquement, je m’en suis sorti avec une jambe plâtrée, les ligaments du genou étant endommagés, et de nombreux hématomes, particulièrement sur le visage, les bras, et le devant du corps.

Quelques jours après, un chercheur de champignons a retrouvé la porte du canon de mon avion, corroborant ainsi mon témoignage qui faisait part d’une explosion au moment du tir.

Les autorités ont alors décidé de faire repêcher l’épave, car c’était le troisième crash provoqué par l’explosion d’un canon, après un Mystère IV et un Mirage III et la mort de leur pilote.

Un dragueur de mines de Brest a repêché l’épave et surtout le canon incriminé. Des spécialistes, après l’avoir étudié, ont conclu, d’après ce que j’ai su, à une usure anormale d’une pièce du barillet alimentant le canon, qui aurait produit suffisamment d’électricité statique pour avoir mis à feu un obus avant son introduction dans le tube, d’où les dommages importants. Comme à ce moment-là, ce canon de 30 mm équipait l’Armée de l’air, l’Aéronavale et plusieurs armées de l’air étrangères, il était urgent de remédier à ce problème.

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Canon DEFA de 30 mm

Pour information, il y a eu 1 obus “bleu” dans la cible !


Jean-Francis FILLASTRE

Date de dernière mise à jour : 10/04/2020

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