Quelques souvenirs du CEV

Dans ma vie de pilote, j’ai beaucoup aimé le fait de pouvoir voler sur des appareils de types différents. Pour le pilote de chasse en unité que j‘ai été, la plus belle époque fut celle où il m’est arrivé de faire, le même jour, un tour de T-33 pour l’entraînement au VSV, un vol sur Mirage III C au titre de la  transformation sur cet avion nouveau et un vol de nuit sur F-86K pour maintenir mon aptitude à l’interception radar tous temps.

Débarquant à Brétigny quelques mois avant d’entrer à l’EPNER, j’étais comblé. Que d’avions différents sur le parking ! Sous la conduite du professeur Guillaume, j’ai été lâché sur Nord 1100, Siebel, Meteor, Paris, Mystère IVA et SMB2 en l’espace d’une semaine. À la fin de mon premier mois de stage, j’avais accumulé 50 h de vol sur 11 types d’avions, tous de servitude employés, à Brétigny, pour des essais d’équipement, mais aussi pour les liaisons et l’entraînement.

Par la suite, en dehors de ces appareils appartenant en propre au CEV, j’ai eu le plaisir de connaître des machines venant d’horizons différents : des prototypes, des appareils sortant d’usine (vols de réception), mais aussi des avions prélevés dans les forces pour évaluer tel ou tel dispositif ou pour homologuer un équipement nouveau.

Je garde de très bons souvenirs de mes vols sur des avions marins et je voudrais vous en conter un brin. Mon grand-père, officier de marine, s’était un peu occupé de dirigeables. J’avais aussi un oncle sorti de Navale qui avait beaucoup piloté les hydravions. Il était naturel que je sois attiré par les "tagazous" destinés à respirer les embruns, d’autant plus que j’avais été élevé au bord de la mer.

Il y a eu d’abord les trois vols effectués à l’EPNER sur un avion dit nouveau  qui se trouvait être marin ; il s’agissait du prototype du Breguet Alizé qui avait fait son premier vol moins de cent mois auparavant, ce qui paraissait une éternité à cette époque.

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Breguet 1050 "Alizé" (Coll. A. Brossier)

Je n’en ai pas de souvenir bien marquant en dehors du fait que nous avions le bonheur de voler à quatre en équipe complète (azur 112). Tout comme sur le Siebel, le Beechcraft ou le SO-30P affectés à l’école.

L’équipe constituée avec le pilote, de l’ingénieur, de l’expérimentateur et de l’indispensable mécanicien qui surveille le paramètre le plus sensible. En l’occurrence il s’agissait du dérapage parce qu’un camarade était allé découvrir une surcompensation de la gouverne de direction et se faire une petite vrille au grand dam de notre chef PN, Monsieur Sarrail. La chose aurait pu ne pas être connue, mais ce camarade, se trompant de "bitard", a envoyé son message : « Nous sommes en vrille » sur les ondes au lieu de le réserver à l’interphone. Le chef était sur la fréquence.

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Breguet 1150 "Atlantic" (Coll. A. Brossier)

Pour le Breguet 1150 Atlantic, il s’agissait, quand on m’en a confié le pilotage, de conditionnement d’appareils photographiques, objet de curiosité mesureuse pour le service des équipements de Brétigny. Pour l’un des vols où nous devions évoluer en air marin, j’ai enfilé toutes les côtes de la pointe occidentale de notre belle France,  dans un sens et dans l’autre, à un train de sénateur et à 500 pieds. Je n’avais jamais mis aucun de mes propres petits petons dans un département breton et ce fut un bonheur d’y promener ainsi mes mirettes par un temps superbe, à marée haute et avec une mer sans vague. Ces magnifiques paysages m’ont mis sur un petit nuage comme l’un des rares qui flottaient dans le grand ciel bleu. Les expérimentateurs, eux, n’étaient pas satisfaits de ce voyage qui a duré plus de 4 h : ils n’avaient pas assez condensé de vapeur. On a dû reprendre leurs "manips" par temps plus humide, mais ce second vol a été aussi très chouette. C’était en 1966. J’ai posé les pieds sur terre depuis ; plusieurs fois sur celle de Bretagne tout au moins.

À cette époque-là, nous savions qu’il y aurait un indicateur continu d’incidence sur le Jaguar et le possible F1. Notre confrérie de pilotes d’essais discutait ferme sur la philosophie et l’ergonomie de la chose. Fallait-il avoir un bidule prévenant de l’abord de la limite de manœuvre, comme sur le Mirage III où trois lampes (vert, orange, rouge) indiquaient, dans cet ordre, la moindre ou plus grande proximité du danger du décrochage ? Ou bien fallait-il privilégier l’incidence idéale d’approche en mettant le vert au milieu comme chez les marins ? 

Dans notre discussion, ce jour-là au mess dit “des casernes”, nous étions convenus que l’ "Adhémar" du Mirage servait peu au combat (puisque, la moitié du temps statistiquement, nous regardions derrière) et pratiquement pas à l’atterrissage où nous nous en tenions au Badin, tandis que les marins ne savaient apponter qu’en ayant l’œil rivé sur leur loupiote verte. 

De passage, le chef pilote de Cazaux prenait part à nos échanges. Se rendant compte que je parlais de quelque chose que je connaissais à peine, il m’invite à venir faire de l’Étendard puisqu’il en a un chez lui pour tirer des cartouches photo-éclair.

C’est ainsi que, pour deux vols, après avoir largué quelques cartouches, j’ai un chasseur embarqué pour m’initier à l’approche sur porte-avions où l’on doit garder le vert, mettre un peu de gaz si le rouge apparaît indiquant que l’incidence est trop forte (que l’on ne va donc pas assez vite) ou reculer un peu la manette si c’est l’orange qui fait de l’œil. Et l’on va ainsi jusqu’au toucher des roues, sans aucun arrondi. C’est un petit peu brutal à l’arrivée, mais il n’y a pas d’autre façon d’être régulièrement très précis au point d’impact et très court ensuite. Il y faut simplement de bons amortisseurs, y compris dans les étages au-dessus de son postérieur.

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Dassault-Breguet "Etendard IV" (Coll. A. Brossier)

Un petit peu plus tard nous nous posions la question du chasse-pluie pour le pare-brise du Jaguar. Devait-on exiger un soufflage d’air comme celui du F-86K ou pouvait-on se contenter de cracher un produit hydrofuge ? (il n’y a eu finalement ni l’un ni l’autre sur cet avion qui devait ne coûter que 1 MF).

Afin de nous faire une opinion, la Marine nous a prêté un Étendard équipé du système rain repelent qui permet de projeter sur le pare-brise je ne sais quel produit à base de glycérine propre à faire en sorte que les gouttes de pluie s’écrasant sur la glace frontale brouillent un peu moins la vue qu’au naturel. 

Pour en faire l’expérience, il fallait trouver de la pluie, bien sûr. Le service météo de Brétigny m’a indiqué que j’en trouverais du côté de Sancerre, mais elle était un peu plus loin. Je me suis félicité d’avoir prévu de refaire le plein à Avord , ce qui m’a permis d’aller montrer par deux fois, aux bovidés morvandeaux qui ne craignaient pas l’averse, mes ancres noires sur fond de cocarde.

L’AD-4 Skyraider est le seul mono-grosse-bouzine-à-pistons que j’aie eu entre les mains et tenu du bout des pieds. En trois vols plus un coup de sifflet bref, cette monture impétueuse mais non indomptable a dû remplacer à elle toute seule les Spitfire, Mustang et autre Thunderbolt que j’aurais tant aimé chevaucher.

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Douglas "Skyraider" (Coll. A. Brossier)

La bête appartenait à l’Armée de l’air mais elle avait gardé, de ses origines maritimes, le pouvoir de replier ses plumes pour leur faire dépasser la verticale et venir presque se toucher à l’aplomb du cocher. Je lui faisais prendre cette posture incantatoire pour fêter notre retour au parking. Elle se voulait plus haute que large sur ses roulettes et frissonnait dans le Mistral. Moi, j’imaginais le plancher non dévolu aux vaches et ballotté par la mer avec ses vagues qui écumaient 50 pieds plus bas. Je me voyais sur un pont, quoi.

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Chance-Vought F-8FN "Crusader" (Coll. A. Brossier)

C'est sur ce même plateau que m'a été servi le F-8 E. Il m’apparaît aujourd’hui que mon vol sur Crusader était un pur présent. Un cadeau bien emballé par la Royale au demeurant puisqu'elle avait détaché un pilote pour me briefer et un mécano que je vois, dans mon souvenir, en tenue bleue et avec un pompon sur la tête. La chose est peu vraisemblable pour le bonnet, mais il me plait d'en rester là. Mon mentor pilote avait été parfait, je connaissais les effets et les emplacements de tous les "bitards" et j'avais été prévenu de tous les pièges, mais il y avait pourtant un chapitre qui manquait à mon initiation et cela est apparu après la mise en route.

Mon petit marin s'est mis à brasser vigoureusement l’air du pont de tous ses membres antérieurs en d’amples mouvements qui s’arrêtaient sur des poses sophistiquées, appuyées et manifestement convenues. Il y avait donc un code gestuel sur lequel on n’avait soulevé aucun voile. J’imaginais des petits drapeaux dans les petits poings souvent fermés et, faisant appel à mes souvenirs de louveteau, j’en ai conclu que ce n’était pas du sémaphore. 

C’était le moment où mes mécanos habituels demandaient gentiment, avec des gestes mesurés mais compréhensibles, comme du bout des doigts, de bien vouloir branler le manche, sortir les aérofreins ou braquer les volets. Je voyais bien qu'il fallait que je fasse bouger des choses et sortir des trucs, et il y avait largement de quoi faire sur la machine. Alors j'ai fait ça un peu à l’intuition, c’est-à-dire complètement au hasard.

Je prends et j’abuse de ton temps, cher lecteur, mais dans ma petite cervelle c’est quand même allé plus vite.

Quand je me trompais, il y avait un regard noir sous le pompon. Quand je devinais, il y avait un petit sourire de satisfaction. J'ai fini par avoir manœuvré tout ce qu’il fallait. Je me suis abstenu de déclencher la montée des saumons et l’érection de la turbine à air de secours, mais je n’ai oublié ni la crosse d’appontage ni le pivotement de l'aile tout entière, bien sûr.

Et on m'a donné l'autorisation de rouler. À l’intérieur de mon virage à gauche après un petit bout de ligne droite, j'ai capté du coin de mon œil directeur un dernier geste conventionnel. Il m'a semblé qu'il se terminait par un bras d'honneur. Je dois avouer que j'en aurais été très tenté si j'avais été à la place du matelot pour faire connaître mon sentiment courroucé à ce béotien indigne parce qu’incapable de décrypter ma chorégraphie cubito-humérale ésotérique et néanmoins réglementaire.

L’objectif premier de mon baptême était de me rendre compte de la puissance de la machine et d’aller tâter des limites de manœuvre. C’était la mode en ces temps post-quarante-huitards. 

Je l’avais fait deux mois plus tôt sur le seul proto F1 existant (le 02) pour le comparer au Jaguar dont j’allais planter le 01 soixante-dix jours plus tard. Nonobstant, je me suis réservé quelques centaines de litre de pétrole pour enfiler quelques approches dans le vert et me donner le plaisir d’aller "empétarder" la planète impunément ; ce qui est le moyen le plus sûr, sinon le seul, de poser cet avion très spécialisé qui s’avachit ainsi avec le croupion très près du parquet. J’allais appeler ASSP (Appontage Simulé Sans Porte-avions) ces approches suivies de touche et va, mais il manquait à la piste d’Istres le miroir d’appontage et le brin d’arrêt que l’Aéronautique navale a installés sur certaines de ses bases pour un entraînement plus complet et réaliste, au mouvement du réceptacle près. Au dire des spectatrices lactifères, c’est vachement impressionnant.

Encore une fois, la partie la plus délicate de la manœuvre se présente, avec les sensations les plus fortes, dans les préliminaires. Là, précisément, quand il faut sortir la voilure.

L’aile du Crusader peut pivoter de 7 degrés. L’intérêt principal de la chose est que le fuselage est moins cabré à l’appontage, ce qui permet d’avoir des jambes de train plus courtes. Tout va dans le bon sens puisque le pilote voit mieux vers le bas et du fait que la partie centrale de l’aile qui sort du fuselage constitue un aérofrein (il remplace celui qui est rentré sous le "bide" quand on a sorti le train), ce qui demande plus de poussée au moteur qui travaille ainsi dans une zone où il répond mieux à la manette. Sur un dessin, c’est le profil qui cabre par rapport au fuselage, mais en l’air c’est l’habitacle qui plonge par rapport à la planche sustentatrice qui s’accroche à l’incidence de l’instant. Il y a une petite surprise au moment où ça bouge : le fuselage, en piquant, entraîne la gouverne de profondeur qui donne un couple cabreur important, même à 180 kt.

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Chance-Vought F-8FN "Crusader" (Coll. A. Brossier)

Mon mentor m’avait prévenu : 

- « La première fois tu prendras 500 pieds, la seconde fois 250 et tu auras compris au troisième coup" 

J'avais été bien conditionné puisque je n’ai gagné que 300, puis 150 pieds puis presque rien. C’est qu’il n’est pas évident d’avoir à pousser fortement sur le manche alors que l’on est en train de basculer vers l’avant, et il n'est rien de plus instructif que de le vivre.

Il est à noter que le fait d’avoir à tirer un peu plus sur le manche, à la rentrée de l’aile après l’envol, passe inaperçu.

J’ai la faiblesse de penser que si l’avion avait été conçu chez nous il y aurait eu quelque ingénieur pour imaginer un système de compensation automatique. Une complication inutile faisant fi des indéniables capacités d’adaptation du primate qui sommeille en chacun de nous et trop lourde et onéreuse, quelle qu’elle fût, au vu du peu de séances de dressage requises pour pallier l’inconvénient.

Si je m’amuse à additionner les heures, je constate que j’en ai passé un peu plus de vingt à essayer de me visser un pompon sur le sommet du crâne. Je dois dire que c’était le pied . . . marin, bien que n'ayant jamais connu autre chose, sous mes godasses aéronautiques, que le bon plancher des vaches. 


Alain BROSSIER

 

Ce texte a été extrait du Bulletin de l'Association Amicale des Essais en Vol (AAEV)

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

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