Positions inusuelles

Base aérienne d’Orange, novembre 1966.

Je suis affecté à la 12ème Escadre, au 2/12 "Cornouaille", sur SM-B2, depuis 4 mois.

C’est ma première affectation en unité opérationnelle, j’ai royalement 400 h de vol dont un peu plus de 40 sur ce beau B2 qui nous faisait tant envie avec mon ami Daniel (il nous faisait tellement envie que nous avons choisi l’avion et la "12" plutôt que la situation géographique, au grand désespoir de nos compagnes qui auraient préféré un séjour dans le sud !).

Sm b2 1
Dassault MD-452 "Super-Mystère B2"

La fin de l’année approche et nous avons du mal à faire notre quota d’heures de vol à cause du mauvais temps qui sévit sur la région de Cambrai, donc nous partons pour Orange où, c’est bien connu, il fait toujours beau...

Petit détachement de quelques avions et de quelques pilotes ayant besoin de voler (jeunes pilotes comme moi, pilotes en entraînement CP ou SCP, etc.)

Comme de bien entendu, et je pourrai le vérifier à de nombreuses reprises dans le futur, à chaque fois que nous "descendons" dans le Sud pour échapper au mauvais temps du Nord, il y fait un temps exécrable !

Le 3 novembre, notre Cdt d’escadrille programme 2 vols pour le début de matinée et les équipages se tiennent prêts à décoller dès que le terrain passera du rouge au jaune.

- Première patrouille : Lt Morié et moi comme équipier. Entraînement CP. Plastron défensif haute altitude.
- Deuxième patrouille : également 2 avions, chargés d’attaquer la première.

Le terrain passe jaune et nous décollons en patrouille serrée, le Lt Morié et moi, postcombustion allumée jusqu’à 36.000 pieds, altitude à laquelle nous émergeons tout juste des cirrus, au ras des barbules. Je m’écarte légèrement sur le côté gauche et le CDC nous annonce de suite l’attaque de la deuxième patrouille dans nos 8 h.

Mon leader vire serré à gauche et je croise pour changer d’aile. Nous sommes quasiment dans les cirrus et je me rapproche encore, ce qui me permet de coller rapidement en patrouille serrée lorsque mon leader accentue son virage et plonge dans les cirrus pour échapper à la vue de nos assaillants (c’est ce que je pense sur le moment).

On m’a sans cesse répété qu’un équipier qui perd son leader dans les nuages est vraiment mauvais, donc je m’accroche du mieux que je peux et je m’efforce de garder le visuel sur le saumon à ma gauche.

Nous n’avons pas eu un seul échange radio jusqu’alors mais rien d’anormal pour moi.

Soudain je sens la profondeur mollir et faire ce petit va-et-vient caractéristique sur le B2 signalant le passage du Mach, puis quelques secondes plus tard, nous passons dans un nuage très noir et très turbulent et je perds le visuel sur mon leader !

J’ai encore les consignes dans les oreilles : annoncer « Perte de visuel », s’écarter de l’autre avion, dans mon cas en arrêtant le virage à gauche, ailes horizontales et mise en palier.

Ce que je vois sur mes instruments me fait peur : nous sommes en supersonique avec un angle de piqué que je n’arrive même pas à estimer ! Je mets la maquette bien horizontale et... je tire comme un bœuf ! C’est sûr, j’arrête le piqué mais je le transforme en belle chandelle : le badin dégringole, passe en dessous de 100 kt et n’a pas l’air de vouloir s’arrêter là ! Alors je pousse sur le manche et je pends dans les bretelles avec un bon taux de G négatifs et c’est reparti dans le sens contraire.

Cockpit sm b2
Cockpit du SM-B2

Ce coup-ci, en haut de la trajectoire, alors que le badin frôle le zéro, mes mains vont vers les accoudoirs pour actionner le siège éjectable puis je me ravise, tout simplement parce que je pense que je vais me faire engueuler si je rentre à pied ! Plus tard, un vieux pilote me dira que c’était une belle c.... que de penser ainsi, tous les avions du monde ne valent pas une vie.

Le manège va se répéter je ne sais combien de fois, mais, mon Dieu, que ça dure longtemps !

Pendant toutes ces acrobaties indépendantes de ma volonté, j’entends vaguement le CDC et la seconde patrouille qui appellent mon leader sans résultat.

Je suis maintenant aux alentours de 180 kt, en palier, pleins gaz, et j’essaie de me persuader que je suis en vol horizontal alors que j’ai l’impression d’être en vol dos. J’en suis à me dire :

- « Si tu es sur le dos, tire doucement sur le manche et regarde l’altimètre : si tu perds de l’altitude c’est que tu es vraiment sur le dos ».

Terribles moments où les sensations font douter des indications instrumentales. Petit à petit, je grappille de la vitesse et je décide d’enclencher la PC. C’est bon, elle tient, ma vitesse augmente et je remonte doucement vers 36.000 pieds où je retrouve le ciel bleu et toutes les fausses sensations s’évanouissent d’un seul coup.

Je reviens un peu à la réalité, tout le monde appelle mon leader : seconde patrouille, CDC et direction des vols. Je me signale sur la fréquence, le CDC me prend en charge et me guide vers la maison. Transfert à l’approche, finale GCA et, ouf, atterrissage et retour à l’escadron où tout le monde m’interroge alors que je ne peux dire grand-chose.

Il faut bientôt se rendre à l’évidence : l’explosion signalée du côté de Barcelonnette a malheureusement un rapport avec la disparition des écrans radar de mon leader. Lors de l’enquête sur les circonstances de l’accident, un cantonnier, qui travaillait dans la vallée, dira qu’il a entendu une explosion puis un avion est passé dans la vallée en dessous de lui à grande vitesse, dans le brouillard !

L’inexpérience (perte de mon leader), la précipitation à tirer sur le manche "comme une bête" (je n’ai même pas pensé à regarder l’accéléromètre mais le chiffre devait être costaud) et beaucoup de chance : ces trois facteurs m’ont certainement sauvé la vie.

J’avais volé 3 ou 4 fois avec le Lt Morié et je l’avais bien apprécié comme leader. Il était également très estimé au 2/12 et nous avons tous été peinés de sa disparition.

Mon ami Daniel, qui lui était au 1/12, devait être le suivant sur cette liste funèbre, percuté lors d’un vol de nuit effectué lors du détachement suivant à Orange ! Mais ça, c’est une autre histoire !

                                                     
Gérard PAIN

Date de dernière mise à jour : 30/04/2020

Commentaires

  • Bernard JEAN
    • 1. Bernard JEAN Le 30/04/2020
    Bonjour,
    Je suis le fils des amis de Gérard PAIN qui vous a produit deux autres récits : "Décollage sur alerte OVNI" et "Double extinction sur Fouga".
    Il y trois ou quatre ans j'ai rencontré Gérard, nous avons discuté du passé et principalement du temps ou Gégé était pilote de chasse. C'est avec beaucoup de nostalgie qu'il évoquait son vécu de pilote de chasse.
    Je lui fit alors remarquer que l'article "Positions inusuelles" était signé par Bernard PAIN et non Gérard PAIN.
    Il m'avait alors dit qu'il vous avez signalé l'erreur.
    L'année dernière Gérard dit Gégé nous a quitté victime de maladie.
    Si en sa mémoire vous pouviez effectuer le correctif je vous serais gré.

    Cordialement
    • Jean-Pierre HOUBEN
      • Jean-Pierre HOUBENLe 30/04/2020
      Merci pour votre remarque, c'est corrigé !

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