Pilotes de chasse en Algérie

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North American F-100 D Super Sabre

La patrouille légère des deux Super Sabre roule lentement sur le « taxiway » (1), pour venir s'aligner sur la piste bétonnée du terrain de Reims ... Deux chasseurs F-100 flambant neufs, remplaçant depuis peu les bons « vieux » F-84  F Thunderstreak, et qui brillent, malgré la  grisaille et le plafond bas qui semblent accrocher le toit des hangars, là-bas, tout au bout du terrain. La « biroute » (2) pend lamentablement... Un signe d'amitié, au passage, pour le jeune pilote de service dans la caravane « Lustucru » (3) qui semble frigorifié dans sa « moumoute » (4). Sacré taxi, pense le leader (5) en surveillant la manœuvre de son équipier, qui vient se placer tout à côté de lui, en patrouille serrée.

F-84 F sol 2

Republic F-84 F Thunderstreak (P. Lebrun)

La tour de contrôle annonce dans les écouteurs : « Moka Rouge leader, clair pour le décollage, vent nul ». Freins bloqués, manette des gaz en avant, « plein pot », un coup d'œil rapide et circulaire pour vérifier si tout est O. K. Idem pour le n° 2, qui lève le pouce. Le leader balance la tête en avant et les deux monstres s'ébranlent dans un vacarme ahurissant, en balayant le béton d'une épaisse fumée noire. 200 mètres de piste avalés déjà !

Nouveau signe de la tête du leader qui commande l'allumage de la postcombustion (6) et tout va très vite maintenant avec une flamme de dix à vingt mètres de long qui vient lécher la piste, au moment où les deux réacteurs, cabrés, quittent le sol et rentrent leur train d'atterrissage à la même seconde.

Moka Rouge

Postcombustion coupée, 600 pieds, 350 nœuds et les paquets de nuages sombres qui enveloppent aussitôt les deux avions. Rouge 1 entame un virage vers l'est, collé par Rouge 2, qui a les yeux rivés sur l'appareil de son chef de patrouille dont il voit, par instants, disparaître le fuselage dans la crasse. 
Moins de cinq minutes plus tard, les deux F-100 argentés émergent de la couche à 40.000 pieds (7), à 30 degrés de cabré et sous un soleil de plomb !

F-100 Ht Koenigsbourg

F-100 D travers le Haut-Koenigsbourg (P. Lebrun)

... une chaleur subite, inexplicable, envahit le cockpit de Moka Rouge leader, qui sent brusquement sa combinaison lui coller à la peau, sous l'effet de la transpiration ... Il ouvre un œil... Mais pourquoi ? Étaient-ils donc fermés ? 
... et se récupère, stupeur ! sur le terrain de Tiaret, écroulé dans un fauteuil « Relax », lunettes sur le bout du nez et casquette Bigeard - achetée au bazar de Saïda, lors d'une « opé » - plantée sur le crâne ...

Un pilote qui dort est un pilote qui travaille ! C'est la maxime qu'on peut lire dans toutes les salles de repos pour pilotes. Il ne faut pas aller chercher plus loin la raison de ce petite somme !

Moka Rouge n'est pas un cas exceptionnel, il s'en faut. Pilote confirmé en Escadre, il vole depuis dix ans déjà, dans l'est de la France, sur réacteur. Cinq ou six ans qu'il est « supersonique ». Mach Buster (8), affirment les Américains, qui accrochent le petit insigne correspondant à leur boutonnière. Il y a eu, bien sûr, l'intermède indochinois, où, comme tant d'autres, il a « refait de l'hélice », sur Bearcat. C'était du côté de Tourane (Da Nang à présent), d'où d'autres pilotes après lui, sur d'autres machines, ont effectué d'autres missions, pour les mêmes raisons ! Moka Rouge, à son retour en métropole, a eu la chance de « se refaire la main » sur F-84 F, puis, quelques années plus tard, sont arrivés les F-100 Super-Sabre, crevant le mur du son en palier !

Oui, « Maquebussetère », comme se plaisait à dire un pilote né sans doute dans le Midi et un peu fier de l'être ; on allait enfin pouvoir se colleter sérieusement avec les petits copains -les pauvres restés sur F-84 F et les Super-Mystère de la « chasse pure » (9) ! …

Pas pour longtemps, car qu'ils soient pilotes de Super-Sabre, de Thunderstreak ou de Super-Mystère, Moka Rouge et les autres furent désignés pour assurer la relève des pilotes d'escadre détachés en Algérie dans les diverses E.A.L.A. (Escadrille d'Aviation Légère et d'Appui) mises en place dans les différents secteurs, dès le début des opérations. Adieu, machmètre (10), Mach Buster, combinaison anti-G (11) et masque à oxygène ! Tout ce beau petit monde se retrouve embarqué sur Nord 2500 en … « pax » (12), à destination de Maison-Blanche.

Un appareil parasite

Affecté pour quelques jours à une E.I.A.L.A.A. (Escadrille d'Instruction de l'Aviation Légère de l'Armée de l'Air), Moka Rouge dut ré-apprendre, une fois encore, à voler sur avion à hélice ! … Les « rampants » ne saisissent pas toujours très bien cette manie de « recycler » un pilote lorsqu'il change de type d'appareil, alors qu'il suffit simplement de calculer le prix de revient du pilote Lambda et d'y ajouter le prix astronomique de certains avions pour être convaincu de cette nécessité. Intérêt et obligation de se re-familiariser avec le North-American T-6, avion de fabrication américaine comme son nom l'indique, connu de tous les pilotes du monde, ou presque, mais dans lequel Moka Rouge et les autres n'avaient pas remis le derrière depuis les écoles de pilotage américaines ou marocaines. 

T-6 Tebessa

Un T-6 survole la région de Tébessa (P. Lebrun)

Bon avion, certes, pour la formation d'un élève-pilote, mais manquant, à vrai dire, de quelques chevaux sous le capot pour en faire un racer et pouvoir « crapahuter » à l'aise dans les djebels ; on l'avait bricolé, ce bon vieux T-6, afin d'essayer d'en faire quand même un foudre de guerre. Quatre mitrailleuses de 7,5 en nacelles, sous les plans, des lance-roquettes, sans oublier l'indispensable collimateur et le poste S.C.R. 300 à piles, entre les genoux du pilote, juste derrière le « manche à balai », pour pouvoir obtenir la liaison radio avec les « trosols » (13). Pour la sécurité, l'Armée de l'air avait fait rajouter enfin un avertisseur de « décrochage » (14), système qui « couinait » désagréablement dans les écouteurs à la vitesse limite de sustentation et rappelait ainsi au pilote, plus absorbé par ce qui se passait au sol que par la lecture de son « badin », qu'il était grand temps de « rendre la main » ! Très critiqué au début, cet appareil parasite a sauvé, il faut l'avouer, bien des pilotes, de situations critiques. Sans lui, le nombre des T-6 descendus pendant les opérations d'Algérie, par ou à cause des « fells », eût été, sans nul doute plus important…

En double - le T-6 est un appareil biplace à doubles commandes - Moka Rouge retourna donc à l'école, sur le terrain de La Reghaïa, pour ré-apprendre tous les secrets du vol lent, du vol en montagne, l'utilisation des courants ascendants, les atterrissages et décollages courts sur des pistes de fortune. Des moniteurs « moustachus » (15) - il y en a toujours dans l'aviation ! - aussi à l'aise dans leur T-6 que dans une 2 CV, étaient là pour désintoxiquer ces garçons venus du « Jet », qui avaient une certaine « pêche » et prêts à « branler le manche » comme à 1.000 ou 1.500 à l'heure ! Les simulacres d'attaque au sol, les passes de bombardement ou de roquettes, le tir réel à la mitrailleuse sur cibles au sol, les norias, les reconnaissances d'objectifs à basse altitude sur la 1/100 000° ou la 1/50.000° n'eurent plus de secrets, au bout de quelques jours, pour ces pilotes élèves qui avaient hâte de voler en opération, « pour de vrai » et qui se voyaient déjà plongeant dans une vallée encaissée, une katiba dans le collimateur !

Moka Rouge abandonna donc les « moustachus » de La Reghaïa, les plages sympathiques et folkloriques des environs qui sentaient bon brochettes et merguez et sur lesquelles, après les vols de la journée, il faisait bon se détendre et entendre parler - avec quel accent, « mon frère » ! - d'autre chose que d'aviation. C'était en juin 1959, et il y avait encore du monde sur les plages !

« Grand-papa appelle T-6. Mes enfants sont bouclés ! »

C'est le premier message radio que perçoit, sur son poste 300, Chenil Carmin, qui a changé d'indicatif pilote dès son arrivée en escadrille, la 4/72, basée sur le terrain de Tiaret. Il est en vol, depuis quinze minutes déjà, sur les lieux de première mission, codifiée W. 5228, du côté de KX. 32-22, dans l'aile du petit copain d'Escadre qui l'a vu arriver quelques jours plus tôt, visiblement très heureux d'accueillir son « remplaçant ». Chenil Carmin leader vole pour la dernière fois sur T-6 en Algérie et est tout émoustillé de faire faire le tour du secteur à son équipier d'un jour, avant de partir en Escadre « retâter » du F-100.

T-6 et MD-315

Un Dassault 315 et un T-6 patrouillent entre El-Oued et Touggourt (P. Lebrun)

C'est presque une balade touristique, le temps est splendide, et les monts de Frenda paraissent bien accueillants sous le soleil qui cogne dur déjà, malgré l'heure matinale. « Fais gaffe là », annonce Carmin leader dans son micro-moustache (16), c'est pourri de caches, ici, et les « fellouzes » te biglent. Je me suis fait tirer il y a quelques jours, lorsque je ... ». Il n'a pas le temps de terminer sa délicate explication, coupé au poste 300 par un « Grand-père » qui semble complètement affolé ... « Chenil, Chenil, de Grand-papa, mes enfants sont bouclés ! » annonce la voix, hachée par la réception du 300, qui n'a rien à voir avec la modulation de fréquence... Message tellement baroque et inattendu dans le calme de cette mission que Carmin 2 en reste tout chose. Une bande dessinée le représenterait certainement avec trois ou quatre points d'interrogation au-dessus de son casque, angoissé et contrarié de n'y rien comprendre.

Algérie fac

Liaison radio avec les « Trosols » (De Geyer d'Orth)

Carmin leader, lui, a tout de suite pigé, heureusement, et il vire sec de 180 degrés, en plongeant vers les « trosols » que la patrouille vient juste de survoler. Il faut « chouffer » dur pour les localiser, pourtant, ils sont bien là ! Une jeep, une antenne radio, des tenues de para, des visages qui se lèvent et quelques mains qui s'agitent. Il ne semble pas y avoir le feu pourtant, mais voilà que « Grand-papa » reprend de plus belle : « Chenil Carmin, ici, Autorité (17) - c'est fou ce qu'il pouvait y avoir d'autorités dès qu'il s'agissait de converser avec les T-6 ! - ici, Autorité - toujours deux ou trois fois, pour bien faire savoir à qui l'on parle -, un élément avancé de mon unité vient de se faire piéger par les « fells » et je vous demande d'arroser en KX. 22-G. 62, où mes hommes me signalent une arme automatique rebelle. Allez-y, et ne les loupez pas ! Terminé. »

Cela commence bien ! Chenil Carmin leader accuse réception et la carte « peaudetesticulée » (18) sur les genoux les deux pilotes localisent rapidement les H.L.L. qui ont réussi à mettre en difficulté passagère les amis au sol. Et, c'est la noria de tir qui commence, comme à La Reghaïa. Les huit 7,5 des deux avions crachent leurs pruneaux et Carmin leader, à la deuxième passe, croit même plus expéditif de balancer deux roquettes T. 10. Beaucoup de poussière et de fumée sur l'emplacement signalé. Le « Grand-père » exulte en suivant le manège et commente les résultats : « O.K., ça va bien comme ça, les Chenils, on se charge du reste. Merci, Carmin, et bonne continuation. » Pour la forme, les deux Carmin font un passage sur « le vieillard et ses enfants » qui paraissent plus rassurés maintenant. On bat des plans en signe d'amitié et l'on poursuit la R.A.V. (reconnaissance à vue) sur l'itinéraire fixé au départ de la mission.

T-6 et T-10

T-6 équipé de roquettes T-10 et de mitrailleuses de 7,5 mm (P. Lebrun)

Il fait chaud ! Les premiers fellaghas à la première mission ... ça s'arrose, et Carmin 2, qui a été « briefé » par les anciens, s'envoie une large rasade d'antésite, à partir du thermos qu'il a pris soin, avant le décollage, de caser dans son cockpit, juste entre la carabine U.S. et le nécessaire de survie en cas de crash.

Une douleur fulgurante

Même situation quelques jours plus tard pour une autre patrouille de T-6 qui, dans le même coin, écarquille les yeux pour essayer de repérer un indice au sol. Des traces, il y en a, bien sûr, mais de qui sont-elles sur ces sentiers qui courent de djebel en djebel ? N'a-t-on pas entendu, la semaine dernière, un joyeux « biffin », de passage à la base, nous annoncer malicieusement : « Pas de problème pour identifier les traces de pas que vous voyez : « ils » ont des pataugas marqués F.L.N. sous la semelle ! ». Chenil Jaune se marre tout seul en se remémorant cette histoire. Il plaisantait, sans doute ; les chasseurs ont beau avoir des yeux de lynx, faut pas pousser !

Le sourire de Chenil Jaune se fige tout à coup, alors que son altimètre n'est pas loin de zéro. C'est pas vrai ! ... Là, devant le nez de l'avion, alors que la nature semble figée, un « truc » a bougé ! Cela ne trompe pas son œil qui, depuis bientôt une heure et demie, s'est accoutumé à l'immobilité de tout ce qu'il observe. Aucun doute, c'en est bien un ! C'est difficile à camoufler, un mulet bâté et... récalcitrant !

T 6 tiaret

Des T-6 sur l'aérodrome de Tiaret. Pour les pilotes venus du « Jet », le T-6 fait figure de 2 CV (J-P. Lavalette)

2.000 tours à l'hélice, 30 pouces à l'admission, il ne s'est pas passé deux secondes pour décider les deux avions à « se payer du canasson ». Tant pis si la charge est fragile, et espérons que la S.P.A. n'en saura rien ! ... La bête, qui s'envoie sans aucun doute son dernier « casse-croûte » en zone interdite, est loin de se douter de ce qui l'attend : La Villette ou bien un spectacle « Son et Lumière » ... Les premières balles de 7,5 arrosent tout autour de l'animal, qui, figé, ne saisit certainement pas très bien l'intérêt dont il est brusquement l'objet. Chenil Jaune ajuste mieux son tir à l'aide de balles traçantes et fait mouche, semble-t-il... Oui, le mulet met deux genoux à terre et n'a pas le temps, de se relever. Dans le dégagement, se retournant, Jaune leader, voit tout exploser. Le bruit de la déflagration couvre même celui du moteur du T-6, qui est pourtant loin d'être silencieux ! Bon sang ! Quel feu d'artifice ! Ça claque et ça fume de tous les bords. Qu'on ne vienne pas nous raconter que ce mulet transportait des peaux de bique ou des gargoulettes !

Inutile de fignoler la besogne, le coup de grâce n'est vraiment pas nécessaire. Pauvre bête quand même ! Elle n’était pas du bon côté. Jaune leader note soigneusement les coordonnées : KX. 25-B. 01, pour les transmettre à Proconsul Gris, qui ira au résultat. C'est l'indicatif de l'unité terrestre qui doit se trouver dans le secteur.

Ce n'est pourtant pas cet indicatif qui résonne dans les écouteurs de Jaune leader - le 300 fonctionne 5/5 pour une fois - : « Ici, Proxénète Indigo ... qui appelle T-6 ... Allô T-6, comment me recevez-vous ? Répondez ».

Jaune, qui connaît déjà cet indicatif radio pour l'avoir entendu sur les ondes au cours d'une opération récente, enchaîne tout de go : « Proxénète Indigo, de Chenil Jaune leader, affirmat (19). Je vous reçois clair 5, fort 5. Votre position exacte, S.V.P. ? » Hésitation ... Chenil Jaune sent l'interlocuteur un tantinet gêné, appuyant et relâchant la pédale de son micro. Encore un qui doit être paumé dans ses coordonnées !

« Attendez, Chenil, je vous vois et je vais vous guider. Suivez mes instructions. ». La voix continue avec un accent indéfinissable : « Beau travail les T-6, nous avons tout observé ... Virez un peu à gauche ... encore un peu ... à droite maintenant... voilà, vous y êtes ! Continuez tout droit, en descendant ». Chenil Jaune s'imagine en finale d'atterrissage mauvaise visibilité, guidé par un contrôleur radariste qui ne ménage pas ses indications. « Toujours tout droit, c'est bon comme ça ... dans 30 secondes, vous allez passer à ma verticale ... Un peu à gauche, appuyez encore... bien ! Attention. Attention !... Top ! verticale ! ».

Une douleur fulgurante traverse le bras gauche de Jaune leader, qui réalise la situation aussi sec. Le sang gicle à travers la manche de sa combinaison de vol, ses yeux se brouillent et, redressant son avion inconsciemment, il n'a que le temps d'annoncer à son équipier qui le suit : « Attention Jaune 2 ! je viens d'être touché ! Ce sont des fells… les salauds ! Dégage, il y a un F.M. ! ». Jaune 2 a entendu mais, rageur, tire au hasard, droit devant… Une grotte ... des grottes ... c'est farci de grottes, et rien ne permet de repérer celle d'où est partie la rafale de fusil mitrailleur ... Trop lard de toute façon, il y a plus urgent à faire.

« Les salopards nous ont bien possédés ! … »

Jaune leader appelle son équipier, qui a manœuvré pour le rejoindre : « Monte, Jaune 2, monte vite et appelle Proconsul si tu peux. Ils doivent être dans le coin. J'ai le bras gauche en compote et j'ai bien peur de me répandre ... Ouais ..., droit devant, ça devrait être bon ! ». De longues secondes s'écoulent, interminables, et Jaune 2, qui monte pour permettre à son message radio de mieux passer, suit avec anxiété son leader qui commente sans s'en rendre compte ses dernières évolutions : « O. K., je me crashe dans le carré plus clair, là devant… Je ne tiens plus ! Préviens Proconsul, j'ai le bras esquinté vachement ». Un nuage de poussière entoure l'avion que son pilote contrôle toujours. Un crash fantastique ! Un premier rebond, puis un second, suivi d'une glissade qui arrache des bouts de tôle… 90 degrés à gauche, tout s'arrête ... sauf le cœur de Jaune 2, qui bat à 150 coups/minute. « Quel cirque ! Ils nous ont bien possédés les salopards, et sur notre fréquence, en plus ! ».

Cela bouge dans le cockpit, observe Jaune 2, qui monte toujours ... O.K. C'est gagné ! Il voit son leader gicler sur l'aile, tant bien que mal, et aller se planquer, vacillant, dans les taillis tout proches.

Proconsul Gris Autorité se grattait la casquette en observant depuis quelques instants, les évolutions des deux T-6. À l'affut, silencieux depuis la veille, il guettait, avec son commando, une bande rebelle, alias Proxénète sans doute ? que l'on soupçonnait être dans le coin. Les deux adversaires étaient séparés par une petite crête sans le savoir. Le crépitement d'un F.M., le crash d'un des appareils quelque cent mètres plus bas dans la vallée, les firent tous bondir comme un seul homme ... Il fallait, coûte que coûte, sauver le pilote qui venait de se vomir !

Opération réussie en moins de temps qu'il ne faut pour le dire : « Merci mon lieutenant Proconsul ! ». Mais Chenil Jaune a quand même laissé son bras gauche du côté de KX. 25-B. 01 ... , ce qui ne l'empêche pas, soyez-en sûr, d'être « plein de bouillon » et de continuer à piloter… d'une seule main !

Le pilote « biffin » de l'A.L.A.T. (Aviation Légère de l'Armée de Terre) tourne depuis l'aube déjà en TX. 13-F. 33, aux commandes de son L-19 d'observation. TX. 13, oui, c'est du côté de Tébessa, où l'escadrille de Chenil Carmin a fait mouvement depuis peu, abandonnant la région de Tiaret au-dessus de laquelle les pilotes commençaient à naviguer et à se repérer sans avoir besoin de sortir les cartes.

Comme dans un film de Charlot

Ici, ce n'est plus « kif-kif » : la frontière n'est pas loin et il faut « les allumer » pour ne pas se faire taxer par les Tunisiens de vouloir rééditer Sakiet... Pour faciliter le travail, il y a, bien sûr, le barrage électrifié qui serpente et qui nous sépare de « nos amis » ... La loi du moindre effort : il n'y a qu'à suivre ! Les anciens postes-frontière sont occupés par l'armée tunisienne qui gratifie les T-6 d'un signe évasif à chaque passage. L'observateur qui vole en place arrière de Chenil Carmin accuse chaque fois réception par un « bras d'honneur » qui ne doit pas passer inaperçu des « gabelous ». En qualité d'observateur breveté, il prétend avoir bonne vue et ne fait que rendre, dit-il, la politesse ...

Le Piper de l'A.L.A.T., tel le chien de chasse à l'arrêt, a senti le « fell », mais le « fell » fait tout ce qu'il peut pour ne pas se faire sentir. « Allumer » le L-19 et son pilote, proies faciles qui tournent sans cesse au-dessus de la planque, ce serait un suicide. Le groupe important qui a franchi le barrage cette nuit se terre et... prie Allah pour que le pilote soit « bigleux » ...

L 19 alat

Piper L-19 (P. Bertrand)

Chenil Carmin, quant à lui, achève de se raser dans la baraque Fillod, à deux pas des T-6 d'alerte que les mécanos font tourner à intervalles réguliers, pour « faire péter la calamine », comme ils disent dans leur jargon. Le Piper de l’A.L.A.T., ils le distinguent nettement, les mécanos : TX. 13, c'est juste la porte à côté et, entre deux points fixes, ils observent avec intérêt et force commentaires I' « opé » qui est en train de se préparer. Avec un peu de pot, ils vont être aux premières loges. Pourvu que cette grande baderne de lieutenant qui a décollé ce matin sur sa « trapanelle » (20) ouvre l’œil… et le bon !

La grande asperge en question - qu'il ne s'en fâche pas, s'il se reconnaît ! - est sur orbite, et c'est la bonne ... Plus habitué qu'un aviateur - un vrai - aux astuces des rebelles (il a crapahuté, lui), il va juste faire le petit geste qu'il faut pour mettre en scène la mission E. 5220… « Ils sont là, c'est presque sûr ! ». La forêt est touffue, tout est sec ; d'un côté, le barrage, de l'autre, une large clairière. Qu'est-ce qu'il risque en balançant par-dessus bord une grenade incendiaire ? Le geste est rapide, précis, et, tout de suite, la végétation se met à cramer.

La patience a du bon parfois, le « pifomètre » aussi. Des « fellouzes » - car ils étaient bien là -, on en voit sortir de partout, comme des poux paniqués par du D.D.T. Le barrage, pas question d'y retourner, ils en viennent, et pas certain qu'ils le repasseraient aussi facilement que cette nuit ! La clairière, d’accord, mais le plus tard possible et à condition qu'il n'y ait pas moyen de faire autrement. « Si le zef y torne, no z'autres y sont tranquilles », doit penser le chef de la katiba. « Manque de chance mon pote, du zef il n'y en a pas bezef ... Tu es fait comme un rat ! », dialogue intérieurement le pilote trouble-fête.

Carmin leader, accompagné d'un jeune P.E.R. (Pilote Élémentaire de Réserve) comme équipier, a déjà été informé de la situation toute proche. Il enfilait, frais rasé, sa combinaison et son gilet pare-balles lorsque le klaxon d'alerte a beuglé dans le couloir de la Fillod. C'est une course effrénée, les mécanos sont déjà dans les « taxis », en train de faire chauffer : ils ont entendu, eux aussi, et tout se passe au sprint, comme dans un film de Charlot ... Ce n'est pourtant pas le même cinéma qui se prépare !

Tout en attachant les bretelles, sortie de « parking » sur les chapeaux de roues. La tour de contrôle annonce les coordonnées. Pas la peine, on voit la fumée d'ici ! Roulage presque queue haute sur le « taxiway » et décollage rolling take off (21) ... Ça, c'est la chasse ! … Plein pot jusqu'à l'objectif, il ne s'est pas écoulé deux trois minutes depuis le décollage !

Un coup à ramasser des pruneaux

Le Piper L-19 est vite repéré. Chenil Carmin leader passe à côté de lui en battant des plans. Dieu que ça se traîne, cet « aéronef » ! Et pourtant, le voilà qui plonge vers les arbres, très bas, et balise sa « trouvaille » d'une fusée rouge ! Il est gonflé, le « mec » de faire ça ; c'est un coup à ramasser une bonne giclée de pruneaux ! Ce sont les consignes pourtant, et « la Discipline faisant la Force Principale des Armées » ... Au sol, c'est la débandade, l'affolement. Combien sont-ils ? Cela grouille de partout et cela s'agite dans tous les sens ... La souricière, quoi. Il est dit que Chenil Carmin ne rentrera pas en Escadre sans avoir « traité » sa katiba. Il commençait à désespérer de n'avoir comme adversaires que des groupes de trois ou quatre types flanqués parfois, il est vrai, d'ânes ou de mulets « explosifs » ! Par mesure de sécurité, et avant d'entrer dans la danse, il appelle les renforts, l'objectif découvert en vaut la peine ! Demande enregistrée par le Piper, qui se charge immédiatement de retransmettre le message avant d'observer le « chease » (22) qui commence et compter les points ...

T-6 SNEB

T-6 équipé de roquettes SNEB (P. Lebrun)

À la roquette, d'abord, ça allégera les avions, et il n'y a qu'à tirer dans le tas. Carmin leader largue ses T-10 par paires, au plus sombre de la forêt où l'ennemi a reflué dès l'arrivée des T-6. Son n° 2, dont l'avion est équipé de roquettes SNEB, plus courtes mais tout aussi efficaces, le suit et l'imite comme son ombre. Il se défend comme un lion, ce petit-là, malgré ses 250 ou 300 heures de vol maxi. Les « fells », qui ne s'attendaient pas à un tel carnaval, doivent regretter la terre hospitalière qu'ils ont quitté cette nuit. C'est pas la « fechta » pour l'instant ! …

Carmin entame sa troisième ou quatrième passe de tir. Le L-19, qui décidément a ses 10/10° bien tassés, signale en hurlant des « gusses » qui tentent de passer la clairière et regrette de n'avoir à bord qu'un pistolet lance-fusées pour tout armement. Au même instant, au plus fort de l'action, dans ce vacarme, au milieu de tous ces ordres radio, le bruit caractéristique de « pélos » qui traversent là et fait sursauter Carmin leader : tac-tac-tac-tac-tac ! Aucun doute, ils ont fait des progrès, les « frères », et ce n'est pas du 6,35 ! ... Il y a déjà quatre ou cinq impacts en chou-fleur qui « fleurissent » sur son aile droite ... Carmin 2 vient de prendre aussi sa ration et l'annonce à la radio, presque tout fier de s'être fait moucher pour la première fois !
Carmin leader cogite rapidement.

Il y a peut-être des réservoirs ou des commandes touchés. Il n'y a pas intérêt à moisir dans ce coin plutôt malsain ; le terrain n'est pas loin et les renforts demandés arrivent d'ailleurs. On entend, sur la V.H.F. (Very High Frequency, ou, en français, Très Haute Fréquence), le dialogue du pilote du L-19 qui « briefe » les Mistral décollés sur alerte du terrain de Télergma. Il y a même des Corsair de l'Aéronavale qui offrent leurs services ! Naviguant dans la région, un peu plus au nord, et ayant tout entendu, ils ont « souqué » ferme pour rallier. Carmin leader sourit en entendant le Marin leader demander à son « sectionnaire » de passer de « tribord à bâbord ». Les « Mistraux » et... la « chasse d'eau » - que ces derniers me pardonnent ce jeu de mots bien connu -, armés de canons de gros calibre, de roquettes plus sérieuses, arrivent à pic pour relayer les T-6 et cueillir les « fells » qui, profitant de l'accalmie passagère, attaquent, pour de bon cette fois, la traversée de la clairière ...

Le Piper abandonne à regret le secteur, pour laisser manœuvrer les réacteurs et les appareils de l'Aéronavale, qui, comme larrons en foire, se sont entendus pour plonger à tour de rôle, en cisaille. Le L-19, à proximité, dirige toujours les bolides avec autant de maestria, et ne regrette plus de s'être levé si tôt ce matin ! ...

Chenil Carmin, lui, en courte finale avant l'atterrissage, a le temps de constater l'agitation qui règne en bout de piste : les hélicos « Bananes », rotors en moulinet, dans lesquelles s'engouffrent les commandos ... Une Alouette met déjà le cap vers TX.13-F.33 ! C'est la curée. Ce soir, au Bar de l'Escadrille, il y aura du monde et de la « tchatche » ... C'est sûr, il n'y aura pas que de l'antésite à boire pour arroser ça ! …

Pierre LEBRUN

Lebrun sur T-6
P. Lebrun sur T-6 (P. Lebrun)

Récit publié dans la revue « Historia Magazine » n° 285

Historia 285
 

(1) Taxiway : bande bétonnée qui permet aux avions de rejoindre la piste de décollage.
(2) Biroute : désigne la manche à air située sur chaque aérodrome et qui indique la direction du vent au sol.
(3) Caravane « Lustucru » : caravane généralement située en bout de piste sur un terrain d'atterrissage et peinte en noir et blanc.
(4) Moumoute : blouson à col de fourrure porté par les pilotes. 
(5) Leader : chef d'une patrouille de deux ou plusieurs avions.
(6) Postcombustion : dispositif permettant un apport supplémentaire de kérosène dans le réacteur, pour augmenter considérablement la puissance de ce dernier ; s'emploie aussi bien au décollage qu'en vol. 
(7) 40.000 pieds : unité de mesure anglo-saxonne (1 mètre = 3,2808 pieds). 
(8) Mach Buster : « fracasseur » du mur du son. 
(9) Chasse pure : appellation ironique réservée aux avions d'interception de la. Défense aérienne du territoire ayant une-vitesse ascensionnelle importante, par opposition à la « chasse lourde » ou d'assaut, possédant un plus long rayon d'action.
(10) Machmètre : l'instrument permettant au pilote de lire sa vitesse, ou son nombre de Mach en vol supersonique (Mach 1 = vitesse du son) ou de contrôler qu'il est en vitesse subsonique.
(11) Combinaison anti-G : combinaison de vol spéciale dont sont équipés les pilotes de réacteur et qui se gonfle automatiquement dans les accélérations., comprimant mollets, cuisses et abdomen et empêchant le sang de se diriger par la force centrifuge, dans les parties basses du corps, ce qui occasionnerait le fameux « voile noir ».
(12) Pax : abréviation communément employée dans l'aviation de transport pour désigner un passager.
(13) Trosols : contraction de : troupes au sol.
(14) Décrochage : désigne plus concrètement, ce que 1'on appelle vulgairement « perte de vitesse ».
(15) Moustachu : se dit généralement d'un pilote chevronné.
(16) Micro-Moustache : micro adapté sur un support métallique lui-même fixé sur le côté du casque et qui effleure les lèvres du pilote.
(17) Autorité : le planton qui assurait la veille radio appelait, dès contact avec les T-6, le gradé le plus proche. Il pouvait donc s'agir aussi bien du brigadier que du … colonel.
(18) Peaudetesticulée : le terme exact qui fait partie du langage familier et... imagé des pilotes, est plus cru et désigne la fine pellicule transparente auto-adhésive dont on recouvre les cartes de navigation pour éviter leur détérioration.
(19) Affirmat : contraction de « affirmatif », qui veut die « bien compris ». Il était même plus courant d'employer « aff » tout court.
(20) Trapanelle : avion léger.
(21) Rolling take off : l'avion passe rapidement sans faire de point fixe du « taxiway » à la piste proprement dite, sans s'arrêter et décolle dans le moindre délai. Réservé aux décollages sur alerte.
(22) Chease : exercice aéronautique fictif ou réel qui met en œuvre un certain nombre d'avions et provoque une activité intense.

Date de dernière mise à jour : 04/05/2020

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