Petites causes, grands effets

Jamais ce dicton n’a été plus vrai….

En ce début d’après-midi du 9 mai 1975 nous devons effectuer une mission d’assaut à basse altitude à 6 avions au profit d’un futur chef de patrouille. Je suis "Requin Jaune 3".

Les 6 avions s’alignent en piste 30, le vent d’ouest 10 kt, en 2 x 3 et échelon gauche. N° 3, je suis à quelques mètres de la bordure gauche de la piste. Décollages toutes les 12 secondes.

Tout cela fait partie de l’entraînement, un briefing du leader a revu et expliqué toutes les phases du vol, les consignes de sécurité sont rappelées et dans l’avion, chaque pilote applique les "check-lists".

Avant d’entamer le récit, une petite explication est proposée aux non-initiés.

Contrairement à beaucoup d’idées reçues, les pneumatiques souffrent davantage au décollage qu’à l’atterrissage. Le roulage et le décollage sont effectués avec un avion lourd, la distance de décollage est fonction de la masse de l’avion, de la température au sol… un Mirage III E peut voir sa vitesse de décollage varier entre 165 et 205 kt et la distance entre 1.500 et 2.400 m.

Tous ces paramètres sont connus avant la mission et le pilote sait exactement les vitesses et distances de rotation (lever du nez de l’avion vers l’assiette de montée) ainsi que sa vitesse et distance de décollage.          

Les pneumatiques équipant des avions lourdement chargés fatiguent plus vite.

Un système de points est instauré, 80 points pour une roue équipée d’un pneu neuf et l’on retire 20, 10 ou 4 points à chaque décollage en fonction de la masse de l’avion.

Un avion équipé de gros bidons et d’une bombe de 800 kg change de roues tous les 4 décollages.

Un service technique de l’escadron, le "Bi-Ro-Pa" (bidons, roues, parachutes de freinage) assure le suivi. Des roues sont prêtes en permanence et les changements se font pendant la remise en état après vol de l’avion.  

Quand un train de roues arrive à l’atelier, il est aussitôt démonté, nettoyé et brossé, les pneus jetés. Le nouveau est fixé sur un support, la jante remise en place, un joint torique (style joint de cocotte-minute) est placé de chaque côté pour assurer l’étanchéité et mis en place à l’aide d’une machine. Le tour de la jante est copieusement badigeonné de graisse pour faciliter l’insertion du joint entre pneu et jante.

Le pneu est gonflé à la pression voulue (entre 7 et 10,7 bars) et reposera 48 h avant utilisation.

Revenant à mon récit, je partais sur le Mirage III E n° 621 équipé de 2 réservoirs de 1.700 L et  de deux roues neuves.

Les dernières vérifications de sécurité ont été faites : harnais bloqué, poignée frein de secours bien enfoncée, cache des largables rabattu, horizon boule réglé au cap et en assiette de montée à 10°…

Top décollage, le n° 2 à 12 secondes … 24 secondes, je lâche les freins en allumant la post combustion… Ma vitesse de rotation est prévue à 165 kt.

À l’instant où je lève le nez de l’avion, ce dernier s’affaisse à gauche avec embardée du même côté… pneu éclaté.

Dans la même seconde, l’avion va sortir de la piste, pied et manche brutalement à droite, les 3 doigts de la main gauche s’enfoncent dans les trous des boutons de largage… allégé de 2 t 5 le Mirage s’arrache du sol.

Merci les check-lists et les gestes répétés machinalement des milliers de fois… le jour où l’incident arrive, le geste réflexe vous sauve la vie.

Les 2 bidons poursuivent leur course parallèle sur la piste pendant 400 m, enflammés et finissent leur course dans les genêts entre piste et taxiway.

"Requin jaune 4" lancé, décolle passant au-dessus des flammes, 5 et 6 rentrent au parking.

La suite du vol, train maintenu sorti, consiste à tourner en rond pour épuiser le carburant au maximum. Un avion de retour au terrain vient en patrouille serrée inspecter et confirmer qu’il ne reste que la jante à gauche.

45 minutes au cours desquelles on pense à beaucoup de choses et notamment à l’atterrissage à venir. J’observe les mouvements sur la base, le Service incendie au grand complet est en place sur une bretelle, prêt à foncer, le personnel des escadrons a envahi les merlons pour être aux premières loges ….

Quand il faut y aller… c’est parti, la réputation du vieux est en jeu, très calme à la radio, j’informe la tour que je fais mon approche à contre QFU pour bénéficier du vent à ma droite. Je couperai le réacteur juste avant l’entrée de piste … harnais bien serrés.

Je pilote un planeur pendant l’arrondi, le nez légèrement dans le vent et touche à 140 kt.                 

Parachute déployé, je maintiens le nez haut et freine doucement à droite.

L’avion s’arrête sur 500 m et n’a pas dévié de la ligne blanche centrale. Je jubile.

Le Cdt Gizardin, Cdt la 4e EC, et accessoirement "Requin jaune 6", est le 1er sur place, visiblement très soulagé. Il me ramène à l’escadron où je suis très entouré et pressé de questions, chacun ayant vu le feu d’artifice des bidons …

Le Cne Bésomi, officier sécurité des vols escadre, est déjà en action sur la piste à récupérer tous les débris de pneus. Il veut savoir pourquoi un pneu neuf a éclaté. Après un interrogatoire minutieux, nous allons voir l’avion dans le hangar, sur vérins.

Il remarque et photographie une trace anormale sur la bordure de la jante. Avec tous les débris ramassés, il finira par trouver la même marque sur un bout de pneu.

Il recherche avec les mécanos du "Bi-Ro-Pa" et l’équipe du jour du montage à comprendre à quoi correspond cette marque de triangle de 3 cm de côté et ils vont trouver.

En répétant la séquence de montage, à l’instant où le mécano déchire l’enveloppe kraft contenant le joint torique, le petit morceau tombe par terre. Ce jour-là, il est tombé sur la jante, une épaisseur de graisse l’a collé et masqué.  Il est resté coincé entre la jante, le joint et le pneu.

Gonflé à 10,7 bars, la pression n’a pas varié en 48 heures mais durant le roulage et le décollage, le pneu a subi des torsions et une forte température d’échauffement. Une fuite légère a conduit à l’éclatement quand la pression a diminué.

Cet incident a permis quelques remarques ou constatations :

- il s’agissait du 1er largage de 1.700 L en phase de décollage en France,
- le travail remarquable et minutieux de l’OSV (officier sécurité des vols),
- les séquences de remontage des roues fut modifié,
- incident commenté dans toutes les salles d’OPS.

Outre le fait que l’on m’a attribué 15 points positifs, j’ai droit à chaque rencontre à la reconnaissance chaleureuse d’un M. Deshayes, employé civil au service électrique de la base, en charge des balisages. Il se trouvait avec son véhicule de service à une quinzaine de mètres de l’endroit où le pneu a éclaté, il a vu le Mirage venir sur lui, tétanisé, puis reprendre l’axe et décoller.

Persuadé que je lui avais sauvé la vie, il n’a jamais voulu admettre que je ne l’avais pas vu.


Frédéric BELLET

Date de dernière mise à jour : 05/04/2020

Ajouter un commentaire