Passages à la tour

Non ! ne s'agit pas d'un bateau doublant le phare d'entrée en rade, mais pourtant d'une croisière. Or, permettez une petite explication, que le professionnel sautera, avant de passer à l'acte. C'est avec un certain sourire que nous pouvons lire dans quelque évocation de Concorde que l'avion volait à 2152 km/h. Car, lorsqu'on demande quelle était sa vitesse de croisière correspondant au Mach 2.02 que pouvaient lire les passagers sur le machmètre de cabine, la seule réponse correcte était :

- « Ça dépend »,

ce qui, reconnaissons-le, n'est pas très satisfai­sant. Et pas davantage pour le public de répondre :

- « Deux virgule zéro deux fois la vitesse du son, laquelle est vingt virgule zéro cinq fois la racine carrée de la température absolue du moment en stratosphère, c'est-à-dire la température centigrade plus deux cent soixante-treize. »

Et c'est pourtant la seule réponse exacte.

Mais laissons cela, et parlons seulement de la vitesse de l'avion que l'on voit passer, donc à basse altitude et en bon subsonique, et déduction ou addition faite, naturellement, du vent qui le porte. Car c'est cela, la vitesse par rapport à l'air, que l'on peut mesurer à bord, qui constitue sa performance, et qui n'est - et surtout n'était pas avant le magique laser - aussi simple que de compter le nombre de tours de roues d'un véhicule au sol (ne freinant et ne glissant pas).

C'est donc le courant d'air ressenti (si l'on peut dire) par l'avion, qui renseigne sur la vitesse. On peut le mesurer, comme en mer sur un bateau, par un loch, c'est-à-dire un petit moulinet traîné par l'avion. Pas très pratique. Depuis longtemps, c'est par la mesure de pressions, l'une, celle de l'air ambiant comme sur l'altimètre d'un montagnard immobile, l'autre, augmentée par la vitesse (et même par le carré de la vitesse) dans un tube ouvert à l'avant, tout comme sur la main à la portière de la voi­ture. Et puis il "suffit" de soustraire la première de la seconde et de faire subir un petit calcul sur le reste pour l'exprimer en nœuds, en mètres par seconde, kilomètres par heure ou, comme disait plaisamment quelqu'un, en verstes par bottes fourrées, voire en nombre de Mach (attention, pour une certaine tempé­rature).

Seulement voilà, la pression dans un tube ouvert dans la direction de la vitesse, c'est facile, et même avec précision. Mais l'affaire se complique pour la pression de l'air ambiant : où la prendre sur la paroi de l'avion ? Partout l'air court, et à des vitesses partout différentes, et la détection en est altérée. Il faut trouver le bon endroit, et qui peut varier selon la vitesse de l'avion elle-même. L'expérience des formes et mieux la souffle­rie peuvent donner des indications ; mais il faut en venir au vol : nous y voici. La méthode consiste, aux vitesses de l'avion où celle du son n'intervient pas, à passer à chaque vitesse bien stabilisée et par temps calme à basse altitude à la hauteur d'un point fixe (voici notre tour !) et de photographier l'avion et la tour sur le même cliché. Cette fois, il "suffira" de comparer l'altitude vraie de l'avion au passage avec celle lue et enregistrée sur l'altimètre, auquel on ne peut se fier a priori puisque le but de l'étalonnage est justement de mesurer son erreur inévitable qu'on entrera dans l'instrument pour lire l'altitude vraie.

Tout homme du métier aura passé rapidement sur cette explication qu'il connaît bien, et tout autre voudra bien l'excuser pour en venir à la pratique.

1951 - Marignane

Au Centre d'essais en vol, sortant de l'école des essais dont j'ai assez parlé, j'étais chargé à un moment des essais d'évaluation d'un avion américain, le F-84, en France premier réacteur à compresseur axial par contraste avec les moteurs d'origine anglaise à compresseur centrifuge. Et j'ai raconté comment cela m'avait procuré une rencontre particulière avec un ingénieur allemand. Mais il s'agissait ici d'étalonner l'altimètre à la grande vitesse par passage à la tour. Je devais ce jour-là, où le temps était remarquablement calme, passer devant la tour de Marignane à 30 m de hau­teur à 500 kt, soit 930 km/h environ, et pour bien arriver, stabiliser en vitesse et hauteur en venant de l'étang de Berre dans l'axe. Mais la surface de l'étang était lisse, et j'eus de la peine à estimer à l'œil ma hauteur au-dessus de l'eau pour me tenir à 30 m. C'est en arrivant sur la piste au niveau des antennes de l'ILS, le système d'aide à l'atterrissage, que je me vis en réalité à 3 m ! Bonne correction de 27 m pour l'altimètre, mais bonne leçon aussi pour le pilote : un peu plus encore, et les riverains pouvaient admirer une jolie gerbe sur l'étang.

1968 - Blagnac

Pour parfaire notre préparation aux essais de Concorde et essayer quelques équipements, le CEV avait prêté à notre équipe d'essais un Mirage IV, merveilleux avion delta capable de Mach 2, l'un des prototypes. Premier travail pour faire ensuite des essais précis : effectuer des passages à la tour pour étalonner l'altimétrie. Mais ici, pas d'étang dégagé pour se stabiliser à basse altitude avant les passages ; on était donc au ras de la campagne, et juste avant la piste au ras des toits du village de Cornebarrieu, du moins dans la zone de construc­tion récente (dont constructeurs et habitants étaient d'ailleurs bien informés à l'avance du bruit des avions, mais...).

Presque à la même vitesse que dans l'essai précédent à Marignane, dix-sept ans plus tôt, j'entamais donc mon passage, sans aucun problème ici pour juger de ma hauteur au-dessus des arbres et des toits. Essai bien réussi à la hauteur voulue et à vitesse bien maintenue. Mais on peut imaginer le vacarme dans les maisons ainsi survolées, moteurs presque pleins gaz ; il paraît même que des tuiles volaient aussi, sans but d'essai. Rien d'étonnant donc à ce que le courrier du lendemain m'apportât une lettre d'injures d'un habitant survolé :

- « Si je tenais l'imbécile qui s'est amusé hier à faire du rase-mottes pleins gaz sur nos mai­sons... »

La lettre n'était pas anonyme, et je trouvai facilement l'adresse.

Le soir même, à l'heure de l'apéritif, j'allai heurter la porte de cet honorable citoyen. Sa tête eût mérité la photo quand je me présentai :

- « Bonsoir, monsieur, je suis l'imbécile ! »

Et de lui dire qu'il pouvait parfaitement porter plainte et deman­der juste réparation pour ses tuiles envolées et même pour le pretium doloris, mais aussi que j'accomplissais la veille un essai, non renouvelable d'ailleurs, sans m'amuser ; et je lui offris d'inviter ses voisins et que je leur expliquerais volontiers les buts de l'essai. Il y mit bonne grâce, et nous terminâmes par un apéritif amical.


André TURCAT

Extrait de "Pilote d'essais - Mémoires II" (Éd : Le Cherche midi 2009)

Date de dernière mise à jour : 07/04/2020

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