Parachutage sur Diên-Biên-Phù

« Une liaison va passer, par Coca 7, se dirigeant vers Sierra 18 ; mais si, tu sais bien, au nord du point Alpha... et puis vers Bravo 14 ; transmets-moi ton Delta Lima Oscar. Non, non, Sierra 18, pour prendre des blessés. Je ne peux t’en dire plus. »

Ce n’est pas un film de Cocteau que nous écoutons sur l’un des récepteurs HF du bord, mais les messages qu’échangent, loin de nous, dans les canaux et les rachs du delta, les "Dinnassault" de la marine.

Ésotérisme noir de la guerre moderne, qui nous captive par son allure magique de mathématiques surréalistes. C’est le matin de Noël, et ces ménestrels invisibles remplacent les petits chanteurs de cantiques des contes.

Naturellement, nous volons vers Diên-Biên-Phù, chargés de caisses et de sacs à déposer dans la cheminée du camp retranché. La nuit dernière, je n’ai guère dormi que deux heures, et mes idées sont bien loin d’être claires. Lorsque le chauffeur est venu frapper à ma porte :

- « Monsieur, la voiture !... »

j’ai été bien près de l’envoyer au diable. Mais, la tête une fois plongée dans le lavabo, je ne me sens plus trop vaseux. Enfilant quelques vêtements qui traînent à ma portée sur des chaises, les jeans, ma chemise à carreaux, une veste de velours, pas rasé ni peigné, je dégringole l’escalier. C’est déjà bien pénible de travailler le 25 décembre, on ne va pas, en plus, me demander de me mettre en tenue ?

Il y a QGO, bien sûr, avec la classique couche de stratus emplissant toute la cuvette. Mais qu’à cela ne tienne ! Depuis une dizaine de jours, une astuce inédite a cours : du sol, on fait monter un petit ballon météo, rouge et pimpant, jusqu’au sommet des nuages. Il s’agit simplement de le trouver. C’est là qu’est toute la beauté de la question, car repérer une sphère d’un mètre de diamètre dans les cent vingt-cinq kilomètres carrés de la cuvette, relève de la prospection des bottes de foin ! Une fois qu’on l’a, c’est très simple - si on ne la reperd pas - il suffit de passer la verticale du beacon au cap nord et de donner le top lorsqu’on voit le ballon deux cents mètres environ à droite. Comme la hauteur du stratus varie sans cesse, on râle :

- « Montez-le un peu... Encore, il est dedans ! Comme ça... »,

tandis qu’au sol, le Contrôle, qui voit les colis pleuvoir du plafond sans rien connaître des avions que le bruit de leurs moteurs, nous guide : chacun donne sa position à Torricelli, car nous sommes souvent une demi-douzaine à parachuter ainsi, tournant à la queue leu leu.

- « Yankee Coca, en présentation... Top ! je droppe. » 
- « 200 m trop long, Yankee Coca. Golf Bravo, annoncez-moi votre passage. »

Au fond, tout ceci rappelle fort une suggestion que je fis le premier matin du mauvais temps, et qu’on avait alors ignominieusement rejetée... Je me sens très "génie méconnu"...

Mais aujourd’hui, je n’ai vraiment pas les yeux en face des trous. Dès le début, j’ai du mal à prendre ma place parmi les deux ou trois taxis qui tournent déjà dans le cirque. Je suis complètement aveuglé par la violence de la réverbération sur le nuage. Moro finit par me passer ses lunettes de soleil. J’ai pour règle de n’en jamais porter, et m’en trouve d’ordinaire fort bien ; mais aujourd’hui, ça n’est pas tenable.

- « Top ! » 

Bang ! Une secousse dans le manche, à me faire sauter le volant des mains. Symptôme connu :  

- « On a pris un colis dans l’empennage. »

 Non, pas tout à fait ; le radio, parti tout courant se rendre compte, revient, suivi du chef largueur :

- « Un parachute s’est accroché à la roulette. Qu’est-ce qu’on fait ? » 
- « Il n’y a guère le choix. Peut-on le haler jusqu’à la porte ? »
- « Pas question ! C’est une caisse de pommes de terre de quatre-vingts kilos. » 
- « Alors, même chose le nègre : on continue. »  

C’est un véritable cauchemar. Nous tournons pendant plus d’une heure, car à maintes reprises je perds de vue le ballon au moment critique, on ne le retrouve que trop tard pour m’aligner correctement. Dans les virages, le ballast que nous traînons en remorque nous fait embarder, et même en ligne droite il communique à l’avion un petit mouvement de lacets bien déplaisant.

Enfin le dernier paquet est parti ; nous prenons le cap retour. Je songe à l’atterrissage : j’aime mieux avoir affaire à des pommes de terre qu’à des grenades, mais quand même, je crains que la caisse, en touchant le sol, ne rebondisse dans les empennages - ça s’est déjà vu - ou que les suspentes ne bloquent la roulette.

Je me présente très bas au-dessus du petit marigot à l’entrée de piste. La caisse touche entre les barbelés ; le parachute a cédé si doucement, que nous ne l’avons même pas senti. Un camion de la CRA, envoyé sur les lieux, retrouve le colis... intact, ce dont je tire une satisfaction puérile.


Henri BOURDENS

Extrait de : "Camionneur des nuées" (Éd : France Empire - 1957)

Date de dernière mise à jour : 09/04/2020

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