Opération Tamouré (2)

Le tir

Le 1er octobre 1964, la première unité des Forces Aériennes Stratégiques était opérationnelle. La montée en puissance de la force nucléaire, dont la France avait décidé de se doter, allait se poursuivre en respectant de façon remarquable le plan initialement prévu : mise en place des Mirages IV et de leurs armes, des ravitailleurs C-135F, de l’environnement électronique et logistique, instruction du personnel et, enfin, prise de l’alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

La valeur de ce nouveau système d’armes, dont les performances avaient été démontrées au cours de sa mise au point, se confirmait chaque jour pour : fiabilité technique et opérationnelle, précision du bombardement vérifiée à haute altitude comme à basse altitude par de multiples largages effectués à l’occasion de nombreuses campagnes de tir.

Il restait cependant à contrôler le rendement d’un bombardement en vraie grandeur. En effet, les armes utilisées jusque-là comportaient l’ensemble des dispositifs des armes réelles (circuits d’armement, "implosoirs", etc.) à l’exception du "cœur" de plutonium.

L’ouverture du Centre d’Expérimentation du Pacifique en juillet 1966 allait permettre d’effectuer, avec toutes les garanties de sécurité nécessaires, un tir d’épreuve de l’arme nucléaire.

Telle était le but de l’opération "Tamouré".

Cette opération fournissait en même temps l’occasion, pour notre bombardier stratégique, de relier la France à la Polynésie française, soit quelques 20.000 km, par la voie des airs.

Sa préparation, sur le plan opérationnel et technique, et son exécution furent confiées à l’Escadron de bombardement 1/91 "Gascogne", escadron qui assure, en plus de l’alerte opérationnelle, l’expérimentation liée à l’évolution permanente du système d’armes, ainsi qu’à l’Escadron de ravitaillement en vol 4/91 "Landes", tous deux implantés sur une même base de la 91ème Escadre.

Son commandement fut attribué à un officier supérieur directement sous les ordres du général cdt les Forces Aériennes Stratégiques. Cet officier fut chargé notamment de régler l’ensemble des problèmes posés au niveau des organismes tels que la direction des Centres d’expérimentations nucléaires et de coordonner l’action des unités impliquées.

En outre, pour parer à toute éventualité, un deuxième Mirage IV était convoyé par voie maritime.

Préparation de la liaison aérienne France - Polynésie.

Le premier problème à résoudre fut celui du choix de l’itinéraire que le Mirage IV aurait à suivre pour relier la Polynésie. Ce choix devait tenir compte des facteurs techniques et diplomatiques.

L’infrastructure des terrains devait comporter un minimum de moyens de navigation et d’approche permettant d’assurer l’atterrissage par mauvais temps au cas où il ne serait pas possible d’effectuer une percée autonome. Les installations devaient évidemment être aptes à recevoir Mirage IV et C-135F d’accompagnement : longueur de piste suffisante, moyens en carburant et en oxygène.

Dès le début de 1966, la préparation porta sur quatre itinéraires différents joignant la France à la Polynésie, utilisant des escales situées soit en Amérique, soit en Afrique et en Asie.

Les escales correspondantes furent reconnues à l’occasion des relèves de C-135F chargés d’effectuer des missions de mesures météorologiques dans le Pacifique nécessaires à la préparation des campagnes d’expérimentations.

Parmi les quatre itinéraires éprouvés, le choix se porta finalement sur le trajet qui offrait le plus de garanties techniques : Mont-de-Marsan, Boston, Sacramento, Honolulu, Hao.

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L’exécution de vols de longue durée ne pouvait présenter de difficultés sérieuses pour les équipages des FAS qui effectuent de façon courante des missions de six à huit heures pouvant comporter deux ou trois ravitaillements en vol. Les solutions des problèmes propres à ces missions étaient donc déjà connues : forme physique, hygiène alimentaire, rations spéciales adaptées à l’utilisation en vol, accroissement du confort relatif des sièges éjectables, etc. Toutes dispositions furent prises pour obtenir une sécurité maximum lors des traversées océaniques.

Grâce à ses importants moyens radios, le C-135F servirait de relais au Mirage IV pour assurer la transmission des messages de position au Centre d’Opérations des Forces Aériennes Stratégiques et vers les organismes de contrôle de circulation aérienne.

Première traversée océanique effectuée par un avion de combat à réaction français

Au début du mois de mai, personnel et matériels étaient prêts à entreprendre l’expédition.

Le 10 mai, à 9 h locales précises, conformément à l’ordre d’opérations, le Mirage IV et le C-135F décollaient de Mont-de-Marsan à destination de Boston-Otis. Un deuxième C-135F assurant le support technique (personnel mécanicien et matériel de mise en œuvre et dépannage) avait effectué le même trajet la veille.

Les conditions météo ne s’annonçaient pas favorables. Le 9 mai une profonde dépression intéressait le nord-est des États-Unis et une partie de l’Atlantique, sévissant sous forme de tempête. Les prévisions du 10 mai laissaient espérer un léger décalage de la perturbation vers le nord de l’itinéraire, mais plafonds bas et averses devaient persister sur le terrain d’arrivée tandis que le régime des vents en altitude se caractérisait par de forts vents de force très supérieure à 100 nœuds sur la majeure partie du trajet. La mission était cependant réalisable.

Deux ravitaillements en vol étaient initialement prévus. Devant l’importance des vents debout, le deuxième fut scindé en deux. Ainsi, tout au long du parcours, le Mirage IV avait toujours suffisamment de pétrole dans ses réservoirs pour pouvoir rejoindre, même sur un seul réacteur, soit les îles des Açores où était temporairement stationné un avion Constellation SAMAR de l’EARS de Toulouse, soit le terrain de Gander, au Canada.

Les vents rencontrés étaient effectivement forts, mais la nébulosité était inférieure aux prévisions et le vol aux instruments ne dépassa pas deux heures au total.

La première traversée de l’Atlantique par un avion de combat français était réalisée en 7 h 40 de vol.

Les trois étapes suivantes furent effectuées dans des conditions aussi satisfaisantes. Pas le moindre dépannage ne fut nécessaire et les heures de décollage prévues par l’ordre d’opérations furent respectées à la minute. L’accueil sur les bases de l’USAF fut extrêmement cordial. Le Mirage IV fut particulièrement entouré, admiré, et le nombre de photos et de films pris, de questions posées, suffit à montrer l’intérêt qu’il suscita. Une émission de télévision en couleurs fut même consacrée au passage du détachement.

C’est avec une certaine émotion que les équipages voyaient le but se rapprocher au cours de la dernière étape, au-dessus de ce Pacifique qu’ils avaient tant de fois imaginé à travers les livres et les films et qui s’étendait maintenant sous leurs yeux, entre les bourgeonnements des cumulus. Au milieu de cette immensité, les premiers atolls de la Polynésie française apparurent enfin, avec leurs lagons dont les verts tranchent sur le bleu de l’Océan.

L’arrivée à Hao, à l’heure prévue, consacrait la réussite de cette première phase de l’opération.

Séjour sur la base avancée de Hao, préparation du tir

L’équipage du Mirage IV, premier arrivé sur le parking où le personnel de la base était venu nombreux, puis les équipages des deux C-135 F d’accompagnement, furent accueillis par le général commandant les Forces Aériennes Stratégiques, le contre-amiral commandant le Centre d’Expérimentation du Pacifique et le Col cdt la base avancée de Hao, mais aussi par les Vahinés qui leur remirent les colliers de bienvenue, aussi traditionnels que les baisers qui les accompagnent.

La satisfaction était générale. Il fallait maintenant préparer le succès de la deuxième phase.

Les travaux spectaculaires qui avaient déjà transformé l’atoll de Hao, encore à l’état naturel en septembre 1964, en une base opérationnelle moderne, continuaient bon train afin d’assurer l’ouverture de la campagne d’essais 1966 à la date fixée, c’est-à-dire au 1er juillet. Et pourtant l’installation du détachement s’effectua dans d’excellentes conditions grâce, en particulier, à l’aide constante et efficace de toutes les unités et de tous les services de la base dont le dynamisme, le sens élevé de la mission et la bonne humeur étaient à l’origine de cette ambiance exceptionnelle qui permit de vaincre tous les obstacles. 

Les mécaniciens partagèrent un hangar de la zone aéroportuaire avec leurs camarades de l’escadron "Loire" (équipé de Vautour et dont les missions de prélèvements ont été décrites dans le numéro de FAF de février 1967) tandis qu’était aménagé un dépôt de campagne d’armes nucléaires.

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Le général Philippe Maurin et les armuriers

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Le Mirage IV n° 36 qui fit le voyage aller en vol

Le deuxième Mirage IV, arrivé par voie maritime, ayant été remonté, les dernières mises au point techniques et opérationnelles furent rapidement terminées. Les vols d’entraînement furent mis à profit pour parfaire les liaisons Mirage IV avec les unités du groupe Alpha et particulièrement avec le croiseur "De Grasse" à bord duquel le commandant du Groupe Opérationnel des Expérimentations Nucléaires devait diriger les différents tirs de la campagne. Le Mirage IV fut rapidement familier aux Tahitiens de Hao pour qui il devint l’aiguillette, du nom d’un poisson à la silhouette tout aussi élancée.

Cette phase de préparation fut rendue délicate en raison de l’indisponibilité de l’un des Mirage IV légèrement accidenté à l’atterrissage. Cet accident fut provoqué par la formation brutale d’un brouillard opaque dans la cabine, modifiant la visibilité du pilote de telle manière qu’il ne put éviter de toucher le sol avant l’entrée de piste. Les dégâts, bien que peu importants grâce à la robustesse exceptionnelle de l’appareil, ne permettaient pas d’effectuer la réparation sur place et son retour en France par bateau fut donc décidée.

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Le même, sur le gésier (Coll. Alain D.) 

Il devenait indispensable, pour assurer le succès de l’opération, que la disponibilité du second Mirage IV soit de 100%. Cet espoir n’allait pas être déçu.

Les temps de loisir permirent, après le travail débuté avant l’aube, d’apprécier les ressources des îles polynésiennes qui aident à oublier l’éloignement de l’atoll de Hao, situé à près de mille kilomètres de Papeete. Le séjour fut, pour beaucoup, l’occasion de faire connaissance avec la pêche sous-marine, le ski nautique et la voile et, pour tous, celle d’admirer, à quelques mètres des plages du lagon, à l’abri des requins arrêtés par la barrière corallienne, les magnifiques bouquets de coraux et les merveilleux poissons multicolores. Tous aussi eurent la chance exceptionnelle de pouvoir découvrir les îles de rêve aux noms enchanteurs : Tahiti, Moorea, Bora-Bora.

Mais le jour du tir approchait à grands pas. 

Le 2 juillet, le premier essai d’engin nucléaire était effectué sur l’atoll de Mururoa avec un succès total. L’atmosphère de la campagne était créée, faite de fièvre, d’impatience, mais aussi de confiance et de fierté.

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LA bombe

Le tir

Pendant les opérations qui suivirent le premier essai effectué à Mururoa, les conditions météorologiques se dégradèrent rapidement. Il fallut attendre que l’orientation des vents dans toutes les couches de l’atmosphère permette à nouveau d’assurer que les retombées ne déborderaient pas du secteur de sécurité défini.

Une répétition du tir Mirage IV, effectué avec l’ensemble des moyens prévus, montra que tous les problèmes avaient été résolus de façon satisfaisante au cours de la préparation. Restait à attendre le changement du régime des vents. Jour après jour, l’attente se faisait plus pesante malgré les distractions apportées par les fêtes du 14 juillet célébrées avec l’ampleur habituelle par le village d’Otepa, proche voisin de la base.

Enfin, le 18 juillet, l’espoir d’amélioration se transforma en certitude, confirmée par les multiples mesures relevées jusqu’à 5.000 km du champ de tir par les stations météorologiques et par les C-135F.

Le 19 juillet, le Mirage IV était mis en alerte dès 4 h du matin. Des Neptune de l’Escadrille 8 S, également basée à Hao, avaient pris l’air, prêts à assurer la sécurité immédiate en cas d’accident.

Dès que l’ordre de confirmation de tir fut donné, après les derniers relevés météo et les comptes rendus des unités et appareils de surveillance du champ de tir, le Mirage IV décollait de la piste de Hao avec son arme nucléaire. Le bruit assourdissant de ses réacteurs trouait le calme de l’atoll et aussitôt les deux lueurs de la postcombustion s’éloignaient dans la nuit au-dessus du lagon.

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Décollage du Mirage IV

Le vol se déroula dans les conditions prévues, bien que l’appareil eut à traverser une zone de très forte turbulence pendant plusieurs minutes, alors qu’il volait à deux fois la vitesse du son.

Une couche nuageuse recouvrait la majeure partie du champ de tir. Cependant, à bord du C-135F, qui volait à quelques milles du lieu où devait se produire l’explosion, l’équipage pouvait suivre la traînée blanche du Mirage IV, découpant à grande vitesse un ciel que l’aube naissante commençait à éclairer.

L’ultime autorisation de tir reçue, rideaux "anti-flash" en place, toutes vérifications effectuées, l’arme fut larguée. Le délestage de l’avion fut nettement ressenti par l’équipage. Une minute après environ, l’explosion avait lieu à l’altitude choisie. Il était 5 h 05, heure locale, soit 16 h 05 à Paris. Aucune perturbation n’affecta l’appareil qui se trouvait déjà à bonne distance, ni le fonctionnement de ses équipements.

Sur le terrain de Hao, à quelques 500 kilomètres de là, soit la distance Paris-Bordeaux, l’éclair de l’explosion fut distingué pendant plusieurs secondes, formant un disque lumineux émergeant au-dessus de l’horizon. Pour une fois, les mécaniciens connaissaient le résultat de la mission avant même le retour de l’équipage. C’était pour eux tous, "mécaniciens avion", "équipement", "électronique", "armement", une récompense bien méritée qui couronnait une préparation durant laquelle ils n’avaient ménagé ni leur ardeur, ni leur enthousiasme.

Dès la formation du nuage atomique où se mêlaient le jaune, l’orange, le marron et le mauve, les Vautour de l’escadron "Loire" effectuaient leurs délicats prélèvements qui allaient permettre ensuite d’analyser avec précision les caractéristiques de l’explosion.

Le premier bombardement nucléaire effectué par un Mirage IV venait d’être réussi.

Retour en France

Le 25 juillet, le détachement des FAS en Polynésie décollait de Hao sous un ciel pluvieux. L’itinéraire retour, identique au trajet aller, fut parcouru de façon aussi satisfaisante.

Une fois encore la disponibilité des appareils fut excellente à chacune des escales. L’horaire put être scrupuleusement respecté, sauf pour une seule étape où un ennui au cours de la mise en route du Mirage IV retarda le décollage de trois heures… il fallait bien une exception à la règle !

Le 28 juillet, Mirage IV et C-135 F atterrissaient de nuit à Mont-de-Marsan. La chaleur de l’accueil fit oublier la fatigue accentuée par le décalage horaire. Chacun se fit aussitôt un plaisir d’évoquer ses souvenirs, avec déjà une certaine nostalgie que n’allait pas manquer d’entretenir par la suite l’écoute des disques Tamouré rapportés de Tahiti et la projection des magnifiques films en couleurs pris tout au long du séjour.

L’opération "Tamouré" était terminée.

La parfaite réussite de cette opération constitue la preuve éclatante de la valeur du système d’armes Mirage IV, ainsi que des Forces Aériennes Stratégiques.

Elle a mis en évidence le haut degré d’entraînement des équipages et du personnel mécanicien des FAS.

Elle a également démontré l’excellente disponibilité du Mirage IV au cours du convoyage, comme lors du séjour à Hao malgré la forte salinité de l’air qui n’avait entraîné aucune trace de corrosion.

Enfin, et surtout, puisque c’était là son but, elle a permis d’éprouver le bon fonctionnement de l’arme nucléaire et en a largement confirmé la puissance nominale.

En plus de la fiabilité et des performances du système d’armes, elle a également témoigné des possibilités de déploiement de nos unités stratégiques à très grandes distances.

L’Armée de l’air a le droit d’être fière de l’opération "Tamouré" qu’elle a su préparer et exécuter avec sa volonté, son efficacité et sa discrétion habituelles.


André DUBROCA 

Équipage du Mirage IV ayant effectué le tir :
- Pilote : Cdt Dubroca André
- Navigateur : Cne Caubert Guy                            

Article publié dans la Revue mensuelle de l’Armée de l’air, n° 242 de décembre 1967

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Date de dernière mise à jour : 13/04/2020

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