On ne les a jamais revus

À Madagascar, les terrains desservis par les vols cargos, étaient entourés par de petites vallées en altitude et souvent difficiles d'accès, dès que les nuages accrochaient les sommets et descendaient lentement pour recouvrir les vallées.

Volant sous la couche, nous avions des points de repères, vers lesquels il fallait impérativement se diriger pour rester dans le bon couloir amenant à destination. On visait, par exemple, "la dent de requin". Arrivé à un endroit bien précis, virage à gauche de 90°, en plongeant dans les nuages éventuels, pendant 1 minute exactement. Puis, engagement d'un autre virage à gauche, avec mise en descente, en vue de l'atterrissage sur la piste en herbe, devant nous sauter aux yeux !

Miracle ? Non, mais simplement exercice extrêmement bien mis au point par beau temps et que nous pratiquions presque avec délectation, tant nous avions cette procédure bien en main.

Depuis Andapa, un décollage suivi d'une montée ininterrompue nous permettait de passer à ras d'un col pour replonger aussitôt vers Doany. Nous avions des ailes. Quels instants inoubliables !

Or, la courte piste en herbe était très souvent occupée par des zébus. Il fallait donc commencer par un passage à ras du sol pour les faire déguerpir. Décollant de cette étroite vallée encaissée, une panne au décollage était impossible à maîtriser lorsque l'avion était à pleine charge. C'est ainsi que les consignes étaient les suivantes : 

- « En cas de panne moteur au décollage, se poser sur le banc de sable longeant la rivière, juste en face. »

Ce jour-là, arrivés à Andapa, seul le moteur gauche avait été coupé pour faciliter le déchargement, sachant qu'il n'y avait pas de fret à embarquer. En cinq minutes, les quelques caisses qui étaient à bord furent débarquées. Le pouce en l'air de l'agent au sol signifiait que nous pouvions repartir.

N'ayant pas quitté nos sièges, le moteur gauche est immédiatement remis en route et sans perte de temps, nous décollons. Or, ne pouvant rester sous la couche de nuages, nous poursuivons la montée jusqu'à retrouver le soleil, vers les 3.000 m. Cap est vers la mer, où nous savons qu'il n'y aurait plus de nuages.

Effectivement, à l'heure estimée, la côte est en vue et nous passons exactement à la verticale du terrain sur lequel nous devons nous poser. Mais le DC-3 n'étant pas pressurisé, il n'était absolument pas question de descendre rapidement, sous peine de douleurs d'oreilles.

- « Alors, les gars, on va descendre tout doucement et en profiter pour faire quelques exercices peu usuels. On va d'abord vérifier que les mises en drapeau fonctionnent bien. Vas-y. Commence avec le droit. »
- « OK. Moteur droit coupé, l'hélice est bien passée en drapeau. »
- « Tu le remets en marche OK. »

Le moteur droit est reparti normalement.

- « Bravo. C'est rassurant. »

Après avoir procédé de la même façon avec le moteur gauche, je préviens mes collègues de la suite du programme. 

- « Serrez-vos ceintures les amis ! »
- « Pourquoi. »
- « Tu vas le savoir tout de suite !  »
- « Allez, fais pas le con, j'ai la trouille dès que l'avion penche un peu trop. »
- « T'as pas de chance ! »

En effet, en même temps je mets l'avion en virage à gauche à très forte incli­naison, l'avion perdant toujours un peu d'altitude. Dans cette configuration notre poids est sensiblement multiplié par deux. Puis après avoir redressé rapidement le virage, engagement, dans la foulée, du même type de virage, cette fois à droite.

- « Vous savez ce qu'est l'accélération zéro ? »

 Pas de réponse, les deux collègues étant en train de reprendre leurs esprits.

- « Eh bien, regardez le micro posé sur mes genoux. ]e vais le faire monter à la verticale, sans le tenir. »

L'opération est répétée plusieurs fois. Si celui qui est aux commandes est très à l'aise, il n'en est pas de même des autres, se cramponnant à leurs sièges, ayant l'impression qu'ils vont en être extraits !

Étant encore trop haut pour envisager une approche, je fais quelques lazy heights. Il s'agit d'une figure qui peut être visualisée si l'on imagine le tracé du chiffre 8, à l'intérieur d'un tonneau. L'avion monte vers la verticale, en passant presque sur le dos, pour replonger et repasser au point de départ et remonter, une deuxième fois, pour terminer la deuxième boucle du "8". Toujours plaqué au siège, cette manœuvre n'est absolument pas dangereuse, mais peut être dure à supporter, voire inquiétante pour le non initié. Ces différentes manœuvres inhabituelles nous avaient permises d'occuper le temps de la descente à la bonne altitude et nous étions bien placés pour commencer notre approche en vue de l'atterrissage.

Mais, au lieu de l'approche classique, j'engage une autre manœuvre. Piqué, en plongeant vers le début du terrain servant de piste d'atterrissage. Puis, à ras du sol, franche remise en montée, donnant l'impression que l'avion monte à la verticale, comme les avions de chasse. Enfin, descente, moteurs réduits, dans un grand virage circulaire, afin de se poser exactement à l'endroit choisi.

L'avion s'arrête à quelques mètres de la case devant laquelle notre fidèle Ali se trouve, prêt à nous servir notre déjeuner.

La chek-list finale étant faite, nous nous apprêtons à quitter l'avion lorsque le radio nous lance :

- « Attention les gars, il y a un problème ! »
- « Quel problème ? On est au sol, donc tout va bien ! Tu te sens mal parce que tu as eu la trouille hein. »
- « Non, pas moi. Mais regarde qui se trouve dans la cabine ! »

Je me penche en avant, après avoir dégrafé ma ceinture de sécurité. Quelle sur­prise ! Effectivement, il n'y avait pas de fret à bord, mais les trois sièges, tout au fond de la cabine, avaient été rabaissés et étaient occupés par trois paysans malgaches, subrepticement embarqués, sans que nous en ayons été informés. Ils étaient là, immobiles, attendant la suite... Ce vol était probablement leur baptême de l'air !

Bien empruntés face à ce constat, nous avons hésité à sortir de notre cockpit, ne sachant quoi répondre à d'éventuelles questions de ces passagers.

- « Allez, vas-y, sort le premier. »
- « Non. Tu es le Commandant, c'est à toi de sortir le premier.  

Finalement, nous sortons les trois en même temps, à la queue leu-leu, comme si de rien n'était, sans avoir le courage de croiser le regard de l'un deux. En deux enjambées nous sommes dans la case, où, cachés derrière les rideaux de la fenêtre, nous épions la sortie de nos malheureux passagers. Il se passe dix bonnes minutes avant le moment où l'on voit une main s'appuyer sur l'ouver­ture de la porte. Puis, les trois passagers descendent lentement et se mettent à marcher en traversant le champ, se dirigeant vers la forêt toute proche.

On ne les a jamais revus et nous n'avons jamais su où ils étaient passés !


Jean BELOTTI

 


Extrait de : "Des histoires de l’air" (Editions Vario - 2011)

Date de dernière mise à jour : 30/03/2020

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