On a perdu la clé

« La clé sera tombée en cours de route. Vite, vite, mettons nous tous à sa recherche ! »
Hergé, dans "Tintin et l'île Noire"

Tir "Dragon" à Fangataufa le 30 mai 1970

- « Attention. H moins trente minutes. Le personnel autorisé à observer le tir, à se rassembler sur le pont d'envol. »

Un à un, les matelots, les officiers mariniers, les officiers du TCD "Ouragan" (1) et de la section Alouette du Pacifique sortent des superstructures grises et s'attroupent çà et là sur la plate-forme des hélicoptères.

L'excitation est grande comme pour chaque explosion. Tous ont à la main les lunettes spéciales qui, tout à l'heure, protégeront leurs yeux du flash éblouissant.

Sur la mer tout autour, d'autres silhouettes de navires peuplent, le temps d'une journée, un océan habituellement désert. Masses grises des bâtiments de combat, de transport amphibie, ou de soutien logistique, masses blanches des hôtels flottants, anciens paquebots terminant ici une longue carrière commencée sur les côtes africaines.

Mes yeux s'attardent quelques instants sur l'ancien Brazza et l'ancien Foucault rachetés par la Marine à la Compagnie des chargeurs réunis, et à bord desquels j'avais, enfant, longé l'Afrique occidentale avec mes parents pour rejoindre des postes au Sénégal ou au Gabon. Le temps et la géographie ont parfois de bien curieux raccourcis...

Brazza
Le "Brazza"

Pour l'heure, tout le personnel, le matériel vulnérable et la petite batellerie ont été évacués de l'atoll sur cette armada hétéroclite, selon une planification méticuleuse et rituelle.

Mais ce ne sont là que d'ultimes préparatifs. Des mois durant, il avait fallu équiper tous les atolls périphériques, ravitailler les légionnaires qui les occupaient, débarquer par hélicoptère ou en chaloupe des tonnes de ciment, d'essence, d'eau, de tôles, de charpentes métalliques, d'engins de travaux publics destinés à implanter des stations météorologiques, des laboratoires de prélèvement, des locaux d'habitation.

Sling 23s 2
Cargo sling (Coll. M. Heger)

Dures journées pour les pilotes jouant avec les rabattants et le roulis des plates-formes, mais aussi et surtout pour les équipes de pont d'envol charriant dans leurs bras pendant des heures des sacs de ciment parfois éventrés, sous les tourbillons des rotors, et que la sueur transformait alors en véritables statues grisâtres aux yeux injectés de sang.

Equipe
Une équipe de pont (Coll. M. Heger)

Périlleux moments aussi pour les baleinières qui devaient franchir la barrière de corail à un instant savamment calculé, chargées parfois de camions ou d'engins de terrassement, et que seule une vague plus ample que les autres pouvait porter au-dessus des récifs.

Tension nerveuse encore pour les commandants de ces bâtiments de transport qui devaient manœuvrer leurs navires pendant toute la durée du déchargement car les atolls plongeaient dans des fonds immédiats de plusieurs centaines ou milliers de mètres, et il n'était donc pas question de mouiller. Il fallait pourtant se maintenir en permanence devant le seul endroit où pouvaient passer les baleinières, ou encore rester à proximité de la terre pour raccourcir les rotations des hélicoptères et économiser ainsi un précieux potentiel. Il fallait concilier l'inconciliable, donner un vent favorable aux hélicos, mais protéger aussi de la houle les embarcations qui accostaient. Avoir l'œil à tout alors que tout pouvait arriver.

L'un après l'autre, au fil de ces missions longues et fatigantes, les postes étaient visités, cependant que se soudaient les équipes mixtes de marins et de fantassins chargées d'animer les moyens de déchargement.

Sur l'atoll de Fangataufa lui-même, des centaines de techniciens préparaient les tirs tandis que les militaires assuraient la protection et la logistique. Tous se retrouvaient après le travail sur les différents navires-hôtels ou dans quelques clubs de loisir s'égrenant le long du rivage.

Fangataufa atoll
L'atoll de Fangataufa

Cette population à demi nomade, et presque essentiellement masculine, vivait à l'heure des pionniers et à vingt mille kilomètres des familles restées en métropole. Tous les efforts, toutes les volontés étaient tournés vers les tirs.
 

La veille, tous les bâtiments ont appareillé en fin de journée avec leur plein d'hommes de toutes les armées, de toutes les armes, les techniciens et ingénieurs du CEA [Commissariat à l'énergie atomique], du Service Mixte de Sécurité Radiologique (SMSR), d'entreprises de toutes sortes, les cales et hangars regorgeant de matériel, les ponts encombrés d'hélicoptères : des Alouette II, des Alouette III, des Super-Frelon venus quelques mois plus tôt de la métropole par bateau. Partout des équipements scientifiques ou spécifiques soigneusement essayés et vérifiés depuis des semaines.

Réglant chaque mouvement, s'arrêtant à la moindre anicroche, faisant battre le cœur des hauts responsables tendus par l'angoisse d'un Pénélope (mot code évocateur pour le report d'un tir, impliquant de tout recommencer à zéro), le compte à rebours s'égrenait sur toutes les horloges ou sur les ondes.

- « H moins quinze, tout le personnel à l'extérieur s'assied la face vers tribord.

Le pont d'envol prend une allure plus organisée. Beaucoup de spectateurs n'ont pas de rôle à jouer très prochainement et ont conservé une tenue de travail normale. D'autres ont déjà revêtu leur "habit de lumière" : tenue bleu ciel des techniciens du CEA, tenue grise barrée de rouge pour le Service Mixte de Sécurité Radiologique, combinaison orange pour les pilotes... Le pont habituellement gris semble soudain couvert de plantes étranges et multicolores prêtes à éclore.

Sur le pont

Derrière les dos arrondis, très loin, un peu au-delà de l'horizon, un ballon est suspendu dans le ciel, retenu en bas par des barges. Sous son ventre, invisible à l'œil nu, une masse blanche vaguement parallélépipédique est le centre de mire de centaines d'objectifs et d'appareils de mesure à la pointe de la technologie enfermés dans des bunkers de béton. Dans quelques instants, une quantité gigantesque d'énergie se libérera en une fraction de seconde de ce petit module aux allures anodines.

Bombe sous ballon
La bombe sous son ballon

- « H moins cinq minutes, le personnel "à mettre en place" les lunettes anti-flash. » 

Les masses multicolores s'agitent quelques instants, bousculées par un tourbillon de vent, puis les dos s'arrondissent à nouveau dans un ordre militaire. Pour la plupart ce n'est pas le premier tir, pour d'autres c'est le baptême du nucléaire. Mais dans toutes les poitrines le cœur accélère pourtant ses pulsations.

- « H moins une minute, prendre la position anti-flash. »

Un léger mouvement cette fois-ci. Les têtes s'inclinent sur les genoux et s'enfoncent dans les bras qui se croisent. Tout semble figé maintenant hormis le temps qui s'accélère.

- « H moins dix secondes... cinq, quatre, trois, deux, un, zéro ! »

Un souffle brûlant frappe les nuques.

- « Vous pouvez vous retourner ! »

Mouvement de foule. Les membres se déploient, comme des pétales. Un murmure parcourt les spectateurs ébahis. Devant eux une boule de feu n'en finit pas de grossir là-bas, puis monte vers le zénith. Le ciel change de couleur, l'embrasement cesse tandis que la boule se transforme en masse nuageuse, rattachée au sol par une colonne blanche et tumultueuse. Le champignon prend forme. La colonne se dresse de plus en plus nettement, surmontée par une masse énorme et ouatée qui se teinte maintenant de rosé.

Dragon final
"Dragon" : le champignon en cours de développement

Tir licorne 3 7 70
En couleur, le tir "Licorne" le 3 juillet 1970 à Mururoa

On ne peut s'empêcher de penser à de la "barbe à papa". Le ciel semble rétrécir, comme phagocyté par ce phénomène diabolique. Une calotte de glace se développe soudain au sommet de la masse violacée, qui la coiffe peu à peu et la recouvre comme un linceul. 

La colonne, un peu plus bas, s'est brisée ; les boursouflures supérieures sont accrochées par les vents de la stratosphère, tout se désagrège, se déforme, se répand. Le ciel s'assombrit de plus en plus.

- « Dégagez le pont d'envol, les équipages et le personnel du pont d'envol à s'équiper. L'Alouette 455 sur le spot A, la 225 sur le spot unité. Décollage du premier vol dans douze minutes. »

Les choses deviennent sérieuses pour nous. Une dizaine de vols vers le "Point zéro" (2) ou différents points de l'atoll sont programmés. Les premières missions sont destinées à la récupération des films dans le bunker du "Point zéro", les autres sont destinées à dresser une carte de la situation radiologique et son évolution.

Nous embarquons dans les appareils qui se trouvent ainsi parés d'orange, de bleu ciel ou de gris perle. Nous ajustons les masques au groin proéminent, et déjà trempés de sueur. Par-dessus le masque une cagoule vient compléter l'étanchéité du dispositif. Il ne reste plus qu'à se sangler et enfiler des gants de chirurgien.

Mh en tenue nbc mururoa
L'auteur en "habit de lumière" (Coll. M. Heger)

Pendant que j'effectue la mise en route et les vérifications cabine, le spécialiste de la sécurité radiologique contrôle une dernière fois ses appareils de mesure sur lesquels repose notre mission. Il s'agit en effet de ne pas exposer les hommes mais aussi les films à des doses prohibitives de radioactivité.

Mise en route
Prêt pour mise en route (Coll. M. Heger)

Le décollage des deux Alouette s'effectue sans problème. Le ciel est devenu violet. Le masque restreint considérablement le champ de vision ce qui pour un pilote d'hélicoptère n'est pas une chose des plus agréables. Le laryngophone déforme les voix et les mots. La respiration est difficile. La chaleur moite ajoute à l'inconfort. Tout ceci contribue à créer une atmosphère dramatique.

Nous mettons le cap sur le "Point zéro", origine de l'explosion. 

Les mesures du compteur Geiger sont satisfaisantes et nous permettent de continuer. L’atoll de Fangataufa, au-dessus duquel a eu lieu le tir sous ballon, apparaît bientôt devant nous. Le lagon a perdu sa couleur d’émeraude. L’océan lui-même, à l’extérieur de l’atoll, s’est teinté de brun. Au fur et à mesure que l’on approche, on devine la puissance inimaginable qu’a dû dégager l’explosion. Bien que la boule de feu n’ait jamais touché la surface, l’onde de choc, elle, a chassé l’eau du lagon vers l’extérieur en une sorte de vague centrifuge qui a laissé sur le sol des traces de labour.

Quelques troncs de cocotiers brûlent encore. Nos cœurs sont un peu serrés. Les deux Alouette, en ligne de file, effectuent un tour de reconnaissance, cherchant au milieu des décombres un point, le plus proche possible du bunker, pour se poser.

L'atterrissage se fait dans un nuage de poussière justifiant à lui seul nos équipements de protection. Les hommes du CEA se ruent à l'extérieur, se saisissant des mallettes spéciales placées dans des paniers fixés de chaque côté des appareils et destinés à recevoir les fameux films.

La Sécurité radiologique emboîte le pas suivie des pilotes qui ont stoppé turbines et rotors, et doivent se mettre théoriquement à l'abri dans le bunker pendant la "cueillette" des enregistrements. Ça "crache" un peu mais pas trop compte tenu du faible temps d'exposition.

Toute l'équipe s'approche de la porte du blockhaus. L'énorme groupe électrogène qui se trouvait à proximité et qui avait alimenté les enregistreurs et d'autres installations jusqu'au millionième de seconde suivant l'explosion a été balayé et gît, une vingtaine de mètres plus loin, en un amas de ferraille tordue...

Stupeur et perplexité : la clé hexagonale permettant de manœuvrer le volant d'ouverture de l'énorme porte du bunker n'est pas à la place prévue ! Coups d'œil tous azimuts, inspection du volant : il est un peu déformé, ayant été vraisemblablement "frôlé" par un morceau du groupe. Le technicien du SMSR qui tient la comptabilité du danger radioactif fait un grand signe accompagné d'un grognement qui filtre à travers son groin. Repli général !

Les mallettes rejoignent leurs paniers, les turbines sifflent à nouveau, et s'élancent les rotors ; tout le monde se sangle dans les appareils, nous décollons. Dès que l'altitude permet à nouveau le contact radio avec la direction des tirs, un dialogue s'établit entre nos agents du CEA, ceux du SMSR, et les responsables de l'expérimentation embarqués sur un bâtiment de la Marine Nationale qui se trouve encore à grande distance. Des chiffres sont échangés, où clairement sont mis en balance le risque limité de contamination ou d'irradiation de l'équipe et celui de voir des enregistrements irremplaçables voilés puis définitivement perdus.

La décision est prise bientôt et l'ordre tombe : il faut y retourner, rechercher cette maudite clé et récupérer les films. Nous disposons pour cela d'un temps limité calculé au plus juste par les ordinateurs.

Pour la deuxième fois nous soulevons du sol labouré une fine poussière où la terre et le corail pulvérulent se mêlent en un tourbillon menaçant. Le petit groupe multicolore court à nouveau vers la masse de béton, puis se scinde en des silhouettes étranges au dos recourbé comme accablées par la responsabilité qui vient de leur échoir. Curieux animaux aux allures d'extraterrestres avec ce groin que traversent des respirations essoufflées, avec ces pieds recouverts de surbottes translucides, avec ces mains plastifiées qui fouillent dans les décombres.

En dépit de ce spectacle volontiers dramatique, je ne puis m'empêcher de penser une fraction de seconde à cet album de Tintin et Milou dans lequel une pie a volé la clé des pompiers (3). Rire muet et solitaire, peut-être un peu nerveux, derrière un masque dégoulinant de sueur.

Mais un cri jaillit de l'amas de ferraille, ex-groupe électrogène.

- « Je l'ai ! Je l'ai ! »

Tel la statue de la Liberté dans un rêve de garagiste, un agent du CEA brandit l'objet tant convoité à la forme pourtant bien banale des outils servant à changer les roues de voitures.

Tout le monde converge vers la porte blindée. Hélas ! nous ne sommes pas au bout de nos peines car la serrure est déformée. Il faut encore frapper à grands coups de clé ce tube récalcitrant, risquant par-là même de briser celle-ci.

Derrière nous, l'homme du SMSR scrute son compteur qui crache comme un vieux poste de TSF. Mais, enfin, le volant tourne, et pivote la lourde porte. Rush vers l'intérieur. Les mallettes sont remplies soigneusement de la précieuse moisson.

Un quart d'heure plus tard, le signal du départ est donné par le chef de mission. Le processus de repli est bien rodé : les pilotes sortent les premiers en courant, mettent les appareils en route. Quand tout est prêt, les agents du CEA se précipitent à leur tour, placent les mallettes dans les paniers latéraux, et embarquent, suivis de peu par l'agent du SMSR. Le décollage déclenche un soulagement général. Nous mettons le cap vers notre navire-base, l'Ouragan.

À son bord, notre petite histoire a mis en branle un processus de recueil parfaitement étudié : rappel sur le pont d'envol des équipes de contrôle radiologique, armement du sas de décontamination.

La silhouette du TCD se détache un peu plus tard sous un ciel redevenu normal. Les Alouette se posent l'une derrière l'autre sur le pont arrière organisé tout spécialement pour les retours de ce genre de mission.

Appontage ouragan
Appontage sur l'e TCD "Ouragan" (J. Derft)

Dès que les rotors s'arrêtent, des hommes équipés comme nous de combinaisons, de masques et de cagoules s'approchent, pointant devant eux des perches inquisitrices, contournent les appareils, investiguent dans le moindre recoin, évaluant notre degré de contamination.

D'autres s'approchent maintenant, nous apportant des surbottes de vinyl dont nous recouvrons nos chaussures avant de poser les pieds sur le pont qui oscille doucement. Tous ces gestes ont été répétés maintes fois lors des entraînements et la rigueur s'est faite routine. En file indienne, nous nous dirigeons vers le sas.

D'autres hommes masqués nous déshabillent puis nous dirigent vers une douche dont, après maintes ablutions, nous sortons par une autre porte où nous sont remis des sous-vêtements neufs. Nous voici "propres". Nous n'avons pas été irradiés mais victimes seulement d'une contamination externe faible. Je me dirige vers ma cabine, me sentant un peu nu dans ces coursives désertes et froides.

Sur la couchette, une deuxième tenue de vol m'attend pour le vol de H + 2h50.

Me reposant quelques instants dans l'attente du prochain décollage, je parcours rapidement des yeux le tableau publié par le Général Ailleret dans son livre "L'aventure atomique française", et qu'il a lui-même puisé dans un ouvrage américain, "Our Nuclear Future" des savants Ed Teller et A. Latter. Il indique le raccourcissement moyen probable de la vie dû à chacune des causes envisagées :

- Peser 10% de plus qu'on ne devrait : 1,5 an
- Fumer un paquet de cigarette par jour :  9 ans
- Vivre dans une grande ville : 5 ans
- Rester célibataire : 5 ans
- Un roentgen de radiation : 5 à 10 jours
- Tout le fall out (1958) : 1 jour

Je réalise alors qu'avec tout ce que nous avions transpiré pendant cette mission... nous avions des chances de vivre un peu plus longtemps que les copains !                              


Michel HEGER 

Extrait de "Une ancre et des ailes" (Éd : Éditions du Pen-Duick et Ouest-France - 1989)

(1) TCD : Transport de chalands de débarquement. Ce type de bâtiment possède la faculté de s'immerger partiellement pour permettre aux chalands de pénétrer dans ses flancs. Les ponts supérieurs servent de ponts d'envol.

Tcd ouragan
Le TCD "Ouragan"

(2) Point Zéro : point du lagon qui se trouve à la verticale de l'explosion.

(3) Extrait de "L'Ile noire" de Hergé : 

Bleu

Date de dernière mise à jour : 12/04/2020

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