Missions du Mirage IV au profit du projet Concorde

Tandis que la définition des avions évoluait indépendamment, (celle du Mirage IV destinée aux FAS était complètement figée à ce moment, à partir des avions 04/05), les missions imparties aux équipages du CEV et des constructeurs de Concorde dans le cadre de ce projet, se limitaient à :

  • La familiarisation des pilotes participants (civils ou militaires) aux particularités du pilotage d’un "grand" delta en vol supersonique prolongé (35 minutes à Mach 1.9),
  • L’effet des variations de centrage par transfert de carburant, et les spécificités des performances et contraintes diverses,
  • L’étude du profil de vol, sur le plan de la navigation, avec l’insertion des trajectoires dans le contrôle du trafic civil (l’intégration en supersonique dans la TMA de Paris engendra beaucoup de … vacarme, et cette étude ne connut qu’une durée éphémère),
  • L’étude de l’implantation des capteurs anémométriques nécessaires au Concorde : à cet effet, une perche anémobarométrique a été installée en lieu et place de la perche de ravitaillement. En outre, les méthodes d’étalonnages à grand Mach et grande altitude ont été expérimentées au Centre d’essais des Landes,
  • Les essais d’éléments de commandes de vol destinées au Concorde, potentiomètres de gouvernes par exemple (cette mission fut d’ailleurs limitée dans le temps lorsque l’État-major de Marcel Dassault découvrit que des capteurs anglais Boulton & Paul volaient sur le Mirage IV … sacrilège !),
  • Enfin le Mirage IV 04 a également été utilisé par le CEV pour valider certaines nouveautés des règlements de certification applicables au Concorde. C’était notamment le cas pour tout ce qui concerne les marges de vitesses associées au décollage, que le vol en forte instabilité de propulsion (dit second régime) rendait très différent des avions subsoniques classiques : VMU (Vitesse minimum d’envol), et VZRC (Vitesse d’équilibre « second régime » à la puissance maximale).

Un mot sur les problèmes de certification des avions civils de transport : alors que la certification des avions subsoniques s’inspirait naturellement des recommandations de la FAR 25, pour le Concorde, et en vue des certifications américaines prévisibles (opérations aériennes aux USA, par des compagnies aériennes), il fut décidé de créer des normes nouvelles et très restrictives applicables aux avions supersoniques : les TSS STANDARD. Cette nouvelle approche réglementaire a été menée conjointement par les Autorités Françaises et Britanniques, et suivie par la FAA américaine.

Le Mirage IV 04 fut utilisé à Istres pour les recherches liées à la certification des vitesses de décollage, en particulier de :

  • La VMU (Vitesse Minimum "Unstick" ou vitesse minimale d’envol) dont la détermination nécessite la mise en place de "sabots de queue" sur les prototypes,
  • La VZRC (zero rate of climb speed) ou vitesse minimale stabilisée qui, après le décollage, donne une pente nulle, malgré l’application de la poussée maximale des moteurs disponibles. Sur un quadrimoteur, on parlera ainsi de VZRC 4, 3 ou 2 moteurs.

Mon ami Gilbert Defer a une jolie formule pour décrire cette inquiétante position d’équilibre instable :

- « À VZRC, tu pousses un peu sur le manche, et si tu gagnes un nœud, en restant en palier le prochain rendez-vous est à … VMO. Si tu tires un peu sur le manche et que tu perds un nœud, tu les perdras TOUS (…sous-entendu jusqu’au tapis), si tu ne peux pas descendre »

Cette recherche est fondamentale pour définir et certifier une vitesse V2 sûre.

On vit alors le spectacle curieux du Mirage IV effectuant des décollages à puissance réduite (7.500 t/m, juste au-dessus des vannes de décharge !) : grincements chez Dassault qui n’avait pas ouvert ce genre de domaine de vol … Bien sûr, l’avion fut équipé d’un vario à énergie totale, afin de contrôler l’accélération et d’anticiper sur les possibles dérives de la manip. D'ailleurs, un Mirage IV des FAS, prêté un moment au CEV, garda quelque temps ce vario à énergie totale, qui fit les délices de quelques pilotes des FAS (dont votre serviteur) : génial pour les approches monomoteur, et les accélérations supersoniques, entre autres.

Arrêtons-nous un instant sur ce problème capital des vitesses, en jetant un coup d’œil sur la partie Vitesses du carton de décollage d’un Concorde décollant à la masse max normale (185 tonnes) , à CDG, température 14° QNH 1013 :

  • V1 : 148 kt (piste sèche) : vitesse de décision
  • VR : 195 : vitesse de rotation vers 13 ° d’assiette
  • V2 : 216 : vitesse cible de début de montée après décollage
  • VZRC 3 : 194 : vitesse de pente nulle sur 3 moteurs
  • VZ 3 : 1.100 ft/min : vario normal à V2 sur 3 moteurs

On peut observer la proximité de certaines vitesses, imaginer la précision du pilotage demandée. Dans le cas choisi, de décollage lourd, 62 secondes s’écoulent entre le lâcher des freins et la coupure des réchauffes... Ça ne glande pas !

Noter aussi que la rotation, lente (3°/ s), s’effectue à 195 kt, soit quasiment à la vitesse de pente nulle sur 3 moteurs ! Et donc qu’il faut atteindre au plus vite V2 pour avoir la sécurité si un moteur lâche.

Ouvrons une parenthèse sur l’accident fatal de CDG, où l’on restitua que la VZRC 2 (vitesse de pente nulle sur 2 moteurs) était théoriquement de 262 kt trains rentrés, et 300 kt trains sortis (ce qui était le cas), vitesses jamais atteintes …

Les autres missions imparties au Mirage IV 04 furent :

  • La participation d’essais sur le bang sonique et les problèmes de focalisation,
  • Le maintien en condition des équipages d’essais, et des futurs pilotes supersoniques.

On ne voit pas dans tout cela une quelconque filiation entre les avions : le Mirage IV fut choisi comme "avion d’appui au programme" parce qu’il était le seul se rapprochant par ses caractéristiques et performances du futur avion civil. Ce fut tout de même une expérience positive, et il faut en féliciter les acteurs.

Sur le plan des performances, précisons que le Concorde a un profil de vol très particulier et étroit, qui grosso modo consiste à voler le plus longtemps possible, en montée, et en croisière, le long de sa VMO / MMO : VMO en subsonique de 400 à 350 kt selon la masse pour croître jusqu’à 530 kt à 43.000 pieds, enfin MMO à Mach 2.02 (sauf si la température extérieure est plus chaude qu’ISA +5°C, car on ne doit pas dépasser T1 = TMO = 127 °C.  Seule la descente s’effectue loin des limites, à 350 kt jusqu’à rejoindre le Mach de croisière subsonique de 0.95, type de croisière qu’on ne pratique que quand on ne peut pas faire autrement, c'est-à-dire en survol des continents habités ! Ce n’est pas par snobisme qu’on "boude" le subsonique, mais par souci d’économie de carburant : la traversée de l’Atlantique Nord (CDG/JFK) en subsonique est d'ailleurs rigoureusement impossible avec la quantité de carburant maximale de 96 tonnes, alors qu’elle est "confortable" en supersonique !

Sur le plan des commandes de vol, et pour avoir volé sur les deux avions, j’ai observé que le Concorde, sans ses aides au pilotage (en mécanique donc) est extrêmement pointu et désagréable, alors que le Mirage IV, plongeurs enlevés, est somme toute paisible, un RVT en vol est encore possible.

Tout cela est normal :

  • Le Mirage IV doit pouvoir exécuter sa mission en condition techniquement dégradée et il est, de ce point de vue, extrêmement réussi et sûr,
  • Le Concorde, avion civil de transport, doit rester un avion sans problèmes de pilotage, et est en conséquence équipé avec une grande redondance d’aides et de protections diverses et efficaces.

La sécurité n’a pas de prix, et doit être démontrée au cours de la certification de l’avion.

Notons aussi que la grande qualité de l’architecture des commandes de vol du Concorde a permis d’implanter, sur l’un des prototypes, et pour un temps réduit d’études (une quinzaine d’heures de vol) une configuration mini-manche (en place gauche) et calculateur de vol, ce qui permit à cet avion de précéder l’A320 1er Fly-by-wire ( préférer Fly-through-computers  plus exact), et surtout d’ouvrir des domaines enchantés aux ingénieurs de l’Aérospatiale. En effet, les résultats obtenus dans les phases de décollage, d’approche et d’atterrissage sur le TSS ainsi équipé furent extrêmement flatteurs pour leurs concepteurs. On notera d’ailleurs pour la petite et la grande histoire, que le mini-manche défini pour cette étude qui date de 1977 a été retenu tel que défini à l’époque, pour équiper tous les Airbus du 320 au 380 ! Et que le principe de la loi de tangage (dite C*) date aussi de cette préhistoire !

Un mot sur l’accident du Mirage IV 04 à Toulouse, le 23 octobre 1968, qui amena l’éjection de l’équipage Dudal / Caneill dans des conditions limites, et la destruction de l’appareil dans une zone inhabitée.

L’exécution de la mission "mesures anémométriques" comporte des survols, à très basse altitude, d’une base équipée de cinéthéodolites et à des vitesses croissantes. Cette mission est d’ailleurs connue sous le terme suffisamment explicite de "passages à la tour". Les points de mesure obtenus permettent d’établir une courbe d’étalonnage.

Au cours d’un de ces passages bas et vers 500 kt, le pilote voulut augmenter rapidement sa vitesse et afficha dans la foulée PG sec et pleine PC : le bruit de canon perçu et la décélération franche résultant de la manœuvre, l’amena à identifier une double extinction moteur, annoncée aux observateurs en salle d’écoute. Le pilote manoeuvra alors de son mieux pour éviter les zones habitées et l’équipage s’éjecta à la limite basse du domaine.     

L’ingénieur André Cavin, qui supervisait la mission eut l’intuition, postérieurement, à cause d’une des particularités de l’avion (délestage de l’UHF en cas d’extinction réelle, mais non observée ici), que l’on venait d’assister non à une extinction mais à un type courant de décrochage tournant du moteur. Dans ce cas, les compte-tours restent à des valeurs basses, les T4 restent à des valeurs élevées : le bourrage arrière de la tuyère, dû à l’allumage brutal de la PC, freine la turbine et fait décrocher en partie le compresseur, circulairement ou par secteurs.

Il existe un remède radical pour retrouver un fonctionnement normal du réacteur : couper les PC et reculer les manettes. Et surtout ne pas engager la procédure de ré-allumage en vol, qui amène à éteindre volontairement le moteur ! L’enquête technique confirma (enregistreurs et expertise), que les moteurs ne s’étaient pas éteints.

Ainsi finit l’aventure du rapprochement du Mirage IV sur le programme TSS.

On ne voit pas dans tout cela une véritable filiation entre les avions : le Mirage IV fut choisi comme « avion d’appui au programme » parce qu’il était le seul se rapprochant par ses caractéristiques et performances du futur avion civil. Ce fut tout de même une expérience positive, et il faut en féliciter les acteurs.

L’expérience gagnée au cours de toutes les missions exécutées sur les Mirage IV n° 04 et 03 ont permis surtout à l’équipage de Concorde de définir, préparer et quasiment répéter sereinement, avant l’heure, le 1er vol du prototype du Concorde.

Maurice LARRAYADIEU

Extrait de Aeromed n° 13 d'août 2005

Date de dernière mise à jour : 29/03/2020

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