Mission Biafra (1)

Lorsque l'équipage du F-BRAD posa son appareil - un quadrimoteur quelque peu démodé - sur l'aéroport de Libreville, il suscita aussitôt une grande curiosité.

En ce début de matinée du 8 septembre 1968, époque où le Front Intertropical est encore très au nord, la saison des pluies n'allait commencer qu'un mois plus tard pour atteindre son maximum de précipitations en novembre. Sauf sur la mer où le ciel était dégagé, la nébulosité était assez forte. La météo prévoyait une transformation des stratocumulus en cumulus congestus en milieu d'après-midi avec un risque de cunimb à l'intérieur des terres. La température, supportable, agréable même, était de 26 degrés. Sur la côte, une légère brise faisait cliqueter les grandes feuilles des palmiers et le bruit du ressac incitait à l'oisiveté. Quelques touristes insouciants sirotaient des boissons glacées à la terrasse de l'Hôtel du Roi Denis, chaîne réputée des Relais Aériens. Une note d'exotisme, un paysage de vacances…

Et pourtant, une aventure humaine sans précédent venait de commencer.

Décollé d'Orly, le Lockheed 1049 Super-Constellation avait effectué 16 h de vol. Lourdement chargé, deux escales pour ravitailler en carburant lui furent nécessaires, l'une à Luqa dans l'île de Malte et l'autre à Douala, au Cameroun, sa toute première mission "dans le vif du sujet" allait débuter le soir même.

Après une courte mise en place à Bâta, un aérodrome côtier de la Guinée Équatoriale afin de ravitailler en essence 115/145 d'octane payée cash en dollars à des Espagnols méfiants, l'appareil lourd de 10,5 tonnes de fret, décolla vers 18 h, la nuit était tombée.

À son bord, un équipage de trois hommes seulement : le commandant, le copilote et un mécanicien navigant. Il n'y avait aucun passager en cabine, et pour cause : les 102 sièges démontés, l'avion avait été transformé en cargo.

Dans les réservoirs : juste le carburant nécessaire au vol projeté, ceci afin de réserver un maximum pour la charge utile. Dans cette conjoncture, dix tonnes de lait en poudre, riz, farine, huile, viande et poisson sèches, vêtements et médicaments conditionnés en colis de 50 kg avaient été répartis et arrimés solidement dans la cellule. De cette cargaison s'exhalait un certain "fumet" et l'équipage avait eu bien du mal à se frayer un passage entre les multiples caisses qu'il fallait enjamber.

La ligne ondulante, et si caractéristique, du fuselage de cet appareil terminée par une triple dérive lui conférait une rare élégance rappelant un peu le profil d'un beau poisson. Nous n'étions pas encore à l'ère des gros porteurs type Transall ou C-130 Hercules et le Lockheed 1049 n'était pas vraiment fait pour ce genre de travail. Long de 34 m pour une envergure de 37 m, il était équipé de quatre moteurs Wright à 18 cylindres en étoile développant chacun 3250 HP, soit un total de 13.000 ch.

Sorti en 1951 et mis en service sur les grandes lignes intercontinentales, ce prestigieux liner était mieux adapté à une traversée de l'Atlantique d'un seul coup d'aile qu'au "saut de puce" de deux heures de vol qu'allait lui infliger son équipage au cours de cette étrange mission. En effet, la destination cette nuit là n'était ni l'Amérique du Sud ni la France, mais un petit pays jadis autonome situé à quelque 310 nautiques dans le sud Nigeria : le Biafra.

Pour cette première mission - délicate entre toutes - l'ambiance dans le cockpit était tendue, un mélange d'anxiété et l'excitation, une sorte de veillée d'armes à l'approche d'une bataille.

En contact radio avec l'aéroport de Bâta, puis ensuite de Douala, l'appareil, lourd de 68 tonnes, avait pris lentement de l'altitude au cap 340°. Il fallait contourner en sécurité l'immense Mont Cameroun dont le sommet culminant à 4070 m est presque toujours noyé dans la masse nuageuse et éviter par ailleurs le relief de l'île de Fernando Po. Compte tenu du peu de distance à parcourir, le vol allait s'effectuer en première vitesse compresseur des quatre moteurs ce qui correspond à une altitude de 3.600 m.

Une fois installé en croisière au niveau 120 (12.000 pieds) l'appareil maintint cette hauteur pendant une heure environ puis il amorça sa descente vers Uli, une piste de fortune située, d'après les renseignements communiqués, entre Port-Harcourt et Enugu, au milieu d'une brousse quelque peu marécageuse.

Le temps était assez clément mais de vibrants éclairs striaient le lointain vers la droite. Presqu'aussitôt, ce fut le black-out radio complet. La VHF ne répondait plus aux appels et le VOR de Douala, caché par le Mont Cameroun, était maintenant hors de portée.

- « Delta Lima Alpha vient de nous lâcher, lance le commandant de bord à son collègue de droite. Avec cette foutue guerre, inutile de compter sur le VOR de Port-Harcourt ou Calabar. Sans entretien, toutes ces installations ne sont que ruines. Tant qu'à Enugu, j'ai entendu à la radio locale que l'aéroport était repris par les Nigérians ».

- « Nous avons Lagos qui doit toujours fonctionner, réplique le copilote, mais à plus de 240 nautiques ».

- « Tu as raison, ne comptons que sur nous-mêmes avec une rigoureuse navigation à l'estime. Uli possède un beacon mais sa portée est très faible - quelques minutes seulement avant l'arrivée - encore faut-il qu'il marche ».

- « Le VOR de Malabo semble donner quelques indications et il n'est qu'à 150 nautiques. »

- « Alors, recalons-nous provisoirement sur ce délai ténu. S'il continue à « porter », il nous situera la région où se trouve notre piste. »

- « Nous en aurons bien besoin, remarque le copilote tout en tapotant machinalement sur le cadran du VOR qui venait à nouveau de passer sur OFF. Sans alignement, comment veux-tu repérer dans un tel no man's land une piste éclairée aux bougies. Autant chercher une aiguille dans un tas de paille ! »

En effet, quelques minutes plus tard alors que l'appareil perdait progressivement de l'altitude, les drapeaux d'alarme de tous les récepteurs affichèrent OFF.

« Dieu est mon copilote » lança ironiquement le mécanicien navigant, parodiant une expression célèbre... Mais les trois membres d'équipage scrutaient déjà la nuit d'encre dans l'espoir de découvrir le balisage de fortune situant la piste atterrissage, en l'occurrence, le tronçon d'une route goudronnée désaffectée.

Quelle folie ! Et pourquoi s'être embarqué dans une telle aventure ? Risquer un équipage et une coûteuse machine pour venir en aide à une population en famine dont l'agonie ne sera peut-être que retardée de quelques jours.

André Gréard se posait des questions. « Notre action ? Une goutte d'eau dans la mer. » Mais une autre voix lui chuchotait : « Si cette goutte n'existait pas, elle manquerait à l'océan. » 

En ce milieu de l'année 1968 où le Biafra entrait en agonie, cette périlleuse mission humanitaire montée par la Croix Rouge avait obtenu l'aval du gouvernement français. Les équipages - volontaires et bénévoles - devaient posséder des qualifications professionnelles assez rares, ce qui en limitait le nombre.

La puissance de ses quatre moteurs réduite à 75 %, le Super-Constellation perdait doucement de l'altitude. Tous feux éteints, il s'enfonçait dans le noir. L'air était parfaitement calme et l'absence de nuages laissait deviner la ligne d'horizon.

- « Nous sommes sur l'axe et à peu près à 160 nautiques de Douala, » lança le copilote à André Gréard. Si les consignes d'horaire des gens qui nous attendent ont été respectées, les feux doivent déjà être allumés. » 

- « Nous avons du pétrole pour 30 minutes de recherches, réplique le mécanicien, tout en jouant avec les manettes afin de réajuster quelques aiguilles. Si dans une demi-heure on n'a rien trouvé, on gerbe à Libreville. » 

- « Si les cunimb ne nous barrent pas la route, on trouvera et on se posera ; c'est comme si c'était fait, répond André Gréard ». 

- « Je l'espère bien moi aussi... Mais ne perds pas de vue qu'une fois notre cargaison déchargée, il nous faudra redécoller. »

- « Nous avons pris en compte les risques que comportait notre action, mais aussi tous les atouts de notre côté et je suis bien conscient des inconnues dont notre vol est tributaire, alors si l'on se pose sans rien casser, le décollage à vide ne sera qu'une formalité. »

Puis soudain, rompant l'anxiété qui s'était installée dans le cockpit, Jean-Marie Chauve, qui pour cette étape assurait les fonctions de copilote, s'écria :

- « Ça y est, je crois voir quelque chose. À nos trois heures cette faible bande lumineuse, comme fluorescente, ça pourrait bien être ça. Et il toucha du bois. »

En effet, à 15 ou 20 nautiques vers l'avant de l'appareil, légèrement sur la droite, une raie lumineuse de très faible intensité, vacillante, disparaissant même par intermittences, se précisait de plus en plus au fur et à mesure que l'appareil se rapprochait.

André Gréard, qui était à l'époque commandant de bord sur Boeing 707 et n'avait pas piloté cette machine depuis huit ans, avait dû se faire requalifier avant de partir par Jean-Marie Chauve. Cet avion, loué pour la circonstance à la compagnie Air Fret (qui n'avait pas d'équipage Lockheed 1049), il le connaît bien, ayant été lui-même instructeur sur ce type de machine. Cinq mille heures de vol en cinq ans, ça ne s'oublie pas et les réflexes restent acquis. Son circuit hydraulique (pourtant complexe), sa pressurisation et son hypersustentation, les réactions des gouvernes aux basses vitesses, la décélération en finale, n'ont pas de secrets pour lui. Il connaît toutes les pannes possibles et il en a eu quelques-unes... des bien réelles. Qu'un pavé s'allume, qu'une lumière ambrée se mette à clignoter : il connaît aveuglément tous les emplacements et retire sans chercher le breaker correspondant. La panne isolée, le vol peut se poursuivre.

Combien de passagers au-dessus de l'Atlantique ont-ils continué leur voyage dans la sérénité douillette de leur fauteuil sans jamais se douter qu'un ou plusieurs pavés étaient allumés dans le poste de pilotage ! Ces pannes-là - et pour cause - se traitent au sol à la prochaine escale et l'avion vole quand même. Mais cette nuit-là, toutes les alarmes sont éteintes. Ça baigne dans l'huile. La lumière ambiante du cockpit et l'éclairage des instruments de bord ont même été occultés le plus possible afin d'augmenter l'acuité visuelle des membres de l'équipage à l'extérieur.

André Gréard fit glisser son siège sur le rail pour le reculer d'un cran, assura ses coudes sur les bras du fauteuil, posa sa main droite - doigts largement écartés - sur les quatre manettes de puissance et entama un ultime briefing. 

- « D'après les renseignements que nous avons sur Uli, il s'agit d'une route désaffectée en assez bon état, longue de 2.000 mètres mais malheureusement bombée et très étroite. Si par incident ou maladresse on sort de piste... adieu Berthe ! L'altitude topographique du terrain est de 460 pieds par rapport au niveau de la mer. La piste est axée nord-sud, mais sans vent comme ce soir, l'approche préférentielle doit se faire face au nord. C'est tout plat et recouvert d'une sorte de savane arbustive. Même si notre plan d'approche finale était un peu faible, on ne risquerait pas d'accrocher. Mais ne vous attendez pas aux pistes d'Orly ou de Los Angeles. La marge d'erreur admissible est très faible, autant dire inexistante. Il faudra être stabilisé en finale à un nœud près, train et volets entièrement sortis, bien axé et dans le bon plan ; disons qu'on peut admettre une tolérance d'un ou deux degrés au-dessus mais surtout pas en-dessous, pour autant bien sûr que l'on puisse apprécier à vue ces faibles écarts sans instruments adéquats. La vitesse de référence en finale sera de 130 kt, pas un de plus pas un de moins et les quatre moteurs seront châtrés en touchant des roues. Je me charge de la tenue d'axe jusqu'à l'arrêt complet.

Nous n'allumerons les phares d'atterrissage qu'en courte finale et les couperons dès que j'aurai assuré l'axe et que ma vitesse sera contrôlée. Il n'est pas souhaitable de se faire trop repérer. Mais ne dramatisons pas, les chasseurs Mig 21 nigérians ne volent pas la nuit, leurs pilotes ont la frousse des orages. D'ailleurs, ils ont déjà bien du mal à maîtriser leurs missions en plein jour... Ah ! J’oubliais... la piste est quelquefois coupée en son milieu par un marigot uniquement discernable à la saison des pluies. Le problème ne se pose donc pas actuellement. Allons-y. » 

Le Super-Constellation amorça alors un large et majestueux virage et se redressa dans l'axe de la lointaine et minuscule bande lumineuse. Comme pour aider l'équipage, la lune venait de se lever baignant tout le paysage dans une aura laiteuse.

André Gréard, avec les doigts fins d'artiste qui le caractérisent, effleurait les manettes. Sa main gauche intimait au volant quelques pressions infimes, juste ce qu'il fallait pour incliner ou redresser la lourde machine de quelques degrés afin de la recaler sur son axe. Un pinceau de maître, un doigté de pianiste œuvraient dans cette atmosphère feutrée avec une précision diabolique, une alchimie sur trois axes saupoudrée de la puissance juste nécessaire à obtenir cette sacro-sainte vitesse de 130 kt impérative en finale et qui déjà, est en lente régression.

L'appareil, face au nord et bien dans l'axe, n'est plus qu'à 1 000 m d'altitude. Le silence règne à bord. Seul le ronronnement des quatre gros moteurs bien réglés et légèrement réduits trouble cette superficielle quiétude.

- « 160 nœuds » annonce Jean-Marie Chauve en place droite.

- « 15 degrés de volets » demande André Gréard.

- « Volets 15 » répète le copilote qui exécute.

- « Train sur sorti » enchaîne André Gréard.

La grosse manette de train est abaissée par Michel Diou, le mécanicien navigant et l'on entend aussitôt le fonctionnement de la lourde machinerie hydraulique suivi du choc caractéristique du verrouillage de train d'atterrissage en fin de course.

- « Train sorti verrouillé » confirme le mécanicien au moment où plusieurs petites ampoules vertes s'allument sur un panneau au-dessus de la console.

Les trois membres d'équipage, tendus à l'extrême, scrutent toujours la nuit. Droit devant, on distingue maintenant la double rangée de goose-necks si serrée, qu'à défaut d'être rigoureusement dans l'axe, les deux lignes lumineuses se confondent et n'en font qu'une. Comment apprécier à vue et avec suffisamment de rigueur cet angle d'approche de trois degrés à l'aide de références au sol aussi dérisoires ? L'expérience, le métier, sans doute.

À mille pieds de hauteur, André Gréard - toujours calme - demande la sortie complète des volets hypersustentateurs avec un nouveau réglage du pas des hélices et l'on ressent aussitôt comme un coup de frein, un net ralentissement du pesant quadrimoteur.

- « Train et volets sortis - booster pumps sur marche - VRF + 15 (145 kt) » annonce le copilote d'une voix neutre.

Puis il essaie les phares durant deux secondes. Les puissants faisceaux balaient le vide et tout retombe dans le noir. Le mécanicien réajuste les puissances et les pas d'hélices avec la plus grande rigueur. Les feux de position de l'appareil ont été rallumés. Tout est OK.

Le Super-Constellation n'est plus qu'à 300 pieds et loin encore pourtant des deux petites traces lumineuses. Espacées de 50 m les unes des autres, chaque goose-neck se détache maintenant du sol, dérisoire flamme vacillante au gré d'un léger vent. Un petit panache de fumée noire prolonge chaque lumignon.

- « VRF + 5 » annonce le copilote.

- « Plein petit pas » enchaîne André Gréard tout en réalignant de quelques degrés l'appareil qui s'était déporté légèrement sur la gauche.

Dans moins de trois secondes, l'appareil franchira le seuil d'atterrissage qui déjà projettent jusqu'au sol une puissante lumière.

- « VRF, annonce le copilote » (130 nœuds) alors que l'appareil arrive aux premières balises.

Simultanément, André Gréard a réduit à fond les quatre moteurs tout en imprimant de sa main gauche à la commande de profondeur un léger mouvement vers l'arrière afin « d'asseoir » en douceur le Super-Constellation sur le mince ruban de bitume.

Les goose-necks défilent sous chaque aile à une vitesse vertigineuse et terriblement près sur les côtés, mais l'équipage n'en a plus guère besoin tant l'éclairage des phares est puissant. André Gréard maintient l'axe avec une rigueur extrême.

En fait, c'est cette phase de la manœuvre qui est la plus délicate. La route - légèrement bombée - a tendance à déstabiliser l'appareil sur sa trajectoire. Si un côté du train sortait tant soi peu de la piste, ce serait la catastrophe, le crash irrémédiable, l'embrasement peut-être... Naguère, une sortie de piste se soldait par un cheval de bois et quelques dégâts matériels. Avec une lourde machine, c'est l'apocalypse bien souvent.

Mais la vitesse diminue rapidement : elle n'est plus que de 40 kt et les freins deviennent efficaces. Pas d'anti-skid sur cette vénérable machine et il faut doser son effort sur les pédales avec la souplesse d'un joueur d'orgue. Michel Diou a rentré les volets et... le Super-Constellation arrive en bout de bande. Plus que trois cents, deux cents m peut-être avant l'extrémité de piste. Si l'avion sort de son épure en fin d'atterrissage et basse vitesse, le crash qui s'ensuivra risque d'être moins grave de conséquences pour l'équipage, mais l'appareil sera de toute façon irrémédiablement perdu.

André Gréard est un peu pâle. Son avion vient de s'arrêter à quelques mètres de l'extrémité de bitume utilisable et déjà - avec d'infinies précautions - il entame un demi-tour sur place afin d'aligner l'appareil en sens inverse en vue du futur décollage, cette fois-ci face au sud.

Le Super-Constellation braque bien et le 180 degrés est facile. En effet, sur cette bande de fortune, aucune aire de stationnement n'a été prévue et plus tard, lorsque le pont aérien sera établi, il ne sera pas rare de se poser par-dessus des appareils déjà en stationnement. Pour repartir, les premiers arrivés, décolleront les premiers ! . 

- « Du cousu main », murmure Jean-Marie Chauve... faisant ainsi une éloge discrète au camarade frère d'armes. 

- « Plus que ça, du grand art » rétorque Diou qui est le plus expansif.

André Gréard est heureux. 

Les phares et les rotating sont à nouveau éteints. Seuls subsistent les feux de position de l'appareil. Le mécanicien a coupé les quatre moteurs un à un et le silence s'établit, insolite, presque surprenant.

André Gréard salue de la main à travers la glace latérale gauche le petit groupe de la Croix rouge qui s'approche de l'avion. Avec cette moiteur, cette humidité pénétrante qui règne à l'extérieur, pas question d'ouvrir le cockpit ! Mais les portes arrière sont déjà déverrouillées et l'équipage descend de l'appareil.

Une lourde chaleur, une senteur de brousse, les assaillent aussitôt. Effluves bien insolites pour des navigants de ligne habitués à ne respirer que les bétons anonymes des aéroports !

À part les représentants de la Croix rouge biafraise, personne bien sûr pour aider à décharger tout ce fret. Mais grâce à une glissière de fortune fabriquée pour la circonstance à Libreville, les colis arrivèrent jusqu'au sol sans encombre, passèrent de mains en mains et s'entassèrent sur un camion rangé à proximité.

- « On est ici pour les aider, marmonne Jean-Marie Chauve, mais les volontaires à la besogne ne se bousculent pas ! »

- « À la prochaine rotation, nous apporterons quelques caisses de bière, réplique Michel Diou, ironique, et tu verras le résultat. Garanti ! » 

Peu de spectateurs en effet pour cette première mission humanitaire. Seule l'armée biafraise, apparemment indifférente, regardait ce grand oiseau silencieux dont la silhouette sombre se découpait sur la lune et d'où sortait par l'arrière cette fiente providentielle, en l'occurrence ici, une manne de survie.

Nos trois "contrebandiers humanitaires" jubilent. C'est une grande première. Ils viennent de forcer le blocus nigérian, et dans quelles conditions ! En pareil cas, il ne faut pas y regarder de trop près faute de quoi on ne ferait jamais rien. La part du risque existera toujours, il faut l'admettre et vivre avec.

Une couverture "officieuse" du gouvernement français, une certaine compréhension plutôt "neutre" de la part d'Air France, le positivisme par contre de la compagnie Air Fret, une liberté d'action totale des équipages grâce à un gros paquet de dollars en poche (pour acheter l'essence), puis du métier, énormément de métier, il fallait tout cela pour mener à bien une telle opération. Si l'on y ajoute ce farouche volontariat bénévole et la foi qui animait ces pilotes, on a fabriqué une potion magique à faire pâlir d'envie Astérix le Gaulois.

L'équipe au sol responsable du choix et de la préparation de la piste d'atterrissage présente ses congratulations. Politesse est rendue en sens inverse. Sans cette préparation minutieuse et discrète au beau milieu d'un pays oh ! combien hostile, rien n'aurait été possible et la réussite d'une telle mission est l'affaire de tous. Les maillons de la chaîne.

Chacun aidant, le cargo fut déchargé en moins de deux heures. La nuit était toujours claire et l'équipage, avant de refermer les portes, regardait cette brousse arbustive plutôt désolée.

- « Ne pleurez pas », lance Diou, un tantinet gouailleur alors qu'il se préparait à verrouiller les issues, vous les reverrez vos palmiers. Nous serons à Libreville avant minuit. Puis il attaqua sa longue litanie de mise en route et procéda au démarrage successif des moteurs. Quelques compressions passées comme à regret ; deux ou trois hoquets d'explosions ; de grosses bouffées noires aux échappements du lourd moteur en étoile et le doux ronronnement s'installe et s'amplifie, immédiatement maîtrisé à la bonne valeur par la main du mécanicien.

Lui aussi est un expert dans sa spécialité et il les connaît comme ses poches ses « moulins » de 3.250 chevaux. Il a bichonné son « usine à gaz » pendant tant d'années, qu'elle fait partie maintenant de lui-même.

Les goose-necks qui avaient été soufflées durant l'opération du débarquement, ont été rechargées de fuel et rallumées une à une.

Toutes ces flammèches tremblotantes font penser à des bougies de Noël. Les quatre moteurs donnent leur pleine plaisance et l'équipage imagine l'immense nuage de poussière et de sable mélangés que doivent soulever les 13.000 chevaux déchaînés du Super-Constellation.

Jean-Marie Chauve vient de lâcher les freins. Le mécanicien a la main bloquée derrière les manettes de puissance afin d'éviter tout retour en arrière intempestif. À l'affût d'une aiguille à la traîne, il surveille avec la plus grande attention les quelque vingt cadrans du panneau instruments moteurs. C'est son affaire. La machine s'accélère rapidement et avale allègrement l'étroit ruban de bitume.

- « VR » annonce André Gréard devenu copilote pour l'étape du retour. Jean-Marie Chauve a immédiatement donné une impulsion vers l'arrière à la commande de profondeur et... l'appareil est en l'air. Détendu, il annonce alors une vérité de Lapalisse :

- « Ça décolle plus vite et ça monte mieux qu'au départ de Bâta. » 

- « Et pour cause, réplique André Gréard, 10 tonnes de moins, ça se sent. Il sera sans doute possible d'envisager des évacuations sanitaires. Il est quand même dommage de revenir à vide. »

Et sous l'échange des banalités se cache le sentiment du devoir accompli ou peut-être tout simplement la satisfaction d'avoir bien réalisé sa mission, en bon artisan soucieux du travail bien fait.

L'équipage a rempli son contrat... Puis chacun s'est tu, absorbé par ses propres pensées. La famille sans doute... Il est bon de rêver... mais pas trop souvent car la nostalgie n'engendre pas l'action.

Jean-Marie Chauve, cet authentique pionnier à qui l'action humanitaire au Biafra doit tant, fut une des principales chevilles ouvrières de ces missions risquées. Il se partagera la responsabilité des vols avec André Gréard le plus souvent. Yves Marchais, René Lami, Jean-François Chappel et d'Herbes participèrent également à ces raids, tandis que Diou, Rivière et Dubois-Matra, se relayèrent au poste de mécanicien navigant.

Remonté au niveau 120, alors que sur la gauche les éclairs sillonnaient toujours le ciel noir, le gros quadrimoteur avait pris un cap sud-est menant directement à Libreville. Il survolait maintenant la mer qui miroitait sous la lune. On pouvait distinguer les contours de l'île espagnole Fernando Po et les lumières de Santa-lsabel.

Une heure quarante plus tard - il était 23 h 50 - le Super Constellation F-BRAD se posait à nouveau sur l'aéroport de Libreville.

Chaque soir, inlassablement et durant un mois, l'équipage a renouvelé sa périlleuse mission. Trois cents tonnes de vivres, de médicaments et de vêtements collectés par la Croix rouge qui les stockait à Libreville, furent ainsi acheminés au Biafra, ouvrant une brèche dans cet inexcusable ghetto perpétré par les gouverneurs de Lagos.

Puis la chaîne s'intensifia et l'appareil ne revenait plus vide. À chaque rotation, des enfants en perdition s'entassaient pêle-mêle à bord. Ils furent d'abord 50, puis 60 et jusqu'à 170 en un seul vol cette fameuse nuit du 21 septembre.

Au total, plus de 350 enfants furent ainsi ramenés à Libreville du 18 au 25 septembre 1968 où ils furent soignés immédiatement dans un hôpital de campagne militaire français.

Mais tout ne se déroula pas suivant le scénario prévu, loin s'en faut ! On a beau prévoir l'imprévu de l'imprévu, il ne faut qu'un grain de sable pour enrayer la machine la mieux réglée et il y a eu des "loupés".

Dans la nuit du 11 septembre, personne ne les attendait à Uli et le terrain resta désespérément dans les ténèbres. La mort dans l'âme et après avoir tourné quelques minutes, l'équipage dut faire demi-tour sur Libreville.

Trois jours plus tard, le 13, la nuit était embrasée de cumulonimbus et le ciel offrait un spectacle dantesque. Des cathédrales de nuages bourgeonnants noyés dans des enclumes de forge leur barraient littéralement la route. La machine, secouée comme un fétu de paille, dut encore une fois rebrousser chemin. Le FIT (Front Inter Tropical) et la saison des pluies étaient bien au rendez-vous.

Ces missions visaient seulement deux terrains : Uli et Uturu, aussi précaires l'un que l'autre, mais qui furent utilisés alternativement avec un égal succès.

C'est au cours d'une de ces missions que l'équipage dont faisait partie André Gréard rencontra sur le terrain d'Uli le comte Von Rosen, un Suédois flanqué d'un pilote mercenaire américain dénommé Hank Warton. Ils venaient de Sao Tome, une petite île située sur l'Équateur à quelque 175 nautiques au large de Libreville. Comme ils étaient en uniforme largement galonné alors que nos Français se baladaient en Jean et en polo, ils furent surpris de rencontrer un équipage aussi décontracté. Mais leur étonnement s'intensifia lorsqu'ils apprirent que ces hommes effectuaient des missions si périlleuses pour des prunes.

Tous deux pratiquaient à peu près le même boulot à la seule différence que ce soir-là, leur cargo était bourré de munitions. Warton devait être grassement payé mais le comte Von Rosen (qui fréquentait de tels mercenaires et avait pour cette raison un statut un peu flou), imposa par la suite sa loi aux trafiquants et démontra son complet désintéressement en effectuant des raids humanitaires aussi efficaces que « spéciaux ». Mais cela est une autre histoire.

Les missions se poursuivirent jusqu'en avril 1969 avec d'autres équipages encore, mais utilisant cette fois-ci un avion différent mieux adapté à ce genre d'intervention : le Douglas DC-7.

L'appareil utilisait de l'essence 100/130 d'octane (au lieu de la 135/145 pour le 1049 et devenue introuvable) et n'avait pas à se poser à Bâta ou Douala pour ravitailler.

Ce pont aérien était devenu le courrier quotidien qui acheminait ses huit tonnes par nuit vers le Biafra. Le commandant Morançais, pilote d'Air Fret, fut sans doute celui qui fit le plus de rotations. Puis les hostilités cessèrent et l'après-guerre du Biafra ne sombra pas, comme tant de pays africains, dans les règlements de comptes. Il n'y eut pas d'actions répressives sur les Biafrais. Après un exil en Côte d'Ivoire, le colonel Ojukwu est revenu dans son pays et les enfants remis sur pied rentrèrent au Nigéria. Cela méritait d'être mentionné.

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Ce qu'il en reste !

 

Bernard CHAUVREAU

Extrait de « Pilotes sans frontières » et repris dans « Pionniers » n° 123 de janvier 1995

Date de dernière mise à jour : 15/04/2020

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