Mission Biafra (2)

Le 9 janvier 69, pour la première fois, nous sommes autorisés à aller au Biafra avec notre DC-3. Grâce à mes quelques vols DC-4, je suis "lâché" sur cette mission particulière, mais c’est une première pour mes camarades. Avant le départ, je fais un briefing avec ce que je sais, mais j’en ai déjà tellement parlé avec eux au retour de mes vols DC-4, que ce n’est que du rabâchage…
Cependant, c’est moi le responsable, et je ne suis plus le copilote de Morançay …Il faut aller là-bas, et en revenir sain et sauf…

La procédure du départ ne diffère guère de celle vers Abidjan, si ce n’est que nous avons près de 3 t de victuailles à bord et que l’avion va être lourd au décollage…Trois convoyeuses nous accompagnent. Elles sont maintenant habituées, nous nous connaissons bien, et elles ont entièrement confiance.

Pas de plan de vol non plus pour le Biafra. Le message horaire de Portet en HF comme d’habitude. Nous allons longer la côte africaine cap au Nord, jusqu’au travers de Port-Harcourt, et ensuite suivre, comme le petit poucet, une dizaine de torchères qui balisent la route, à l’aller comme au retour !

À cette époque de l’année, au nord de Libreville, le ciel est zébré d’éclairs de chaleur qui semblent menaçants, et ils sont en plein sur notre route, on ne pourra pas les éviter. Ils sont d’ailleurs plus effrayants que dangereux, on s’en apercevra une fois l’avion immergé dans cette féerie de nuages illuminés. À peine quelques turbulences, par contre des feux de Saint-Elme à gogo. Le pare-brise crépite de lumière bleue, comme ceinturé par une rampe de gaz. L’extrémité des pales d’hélices aussi, qui matérialisent un cercle bleuté. C’est surprenant, magnifique et un peu mystérieux. Nous avons 3.000 litres d’essence à haut degré d’octane là dessous et de l’électricité dans l’air. Les déperditeurs en bout de plans font leur office et l’avion poursuit sa route, imperturbable, comme un vaisseau fantôme. Si on percute le mont Cameroun, ou si on tombe en vrille, on ne retrouvera que des petits corps calcinés, mélangés à du fromage fondu ! Il y en a 3 t à bord, des grandes roues de fromage.

À la radio, pas un mot, le black-out total. Dans le cockpit, on n’est pas bavards, concentrés que nous sommes par l’anxiété de la suite, car je les ai prévenus mes camarades que la percée et l’atterrissage seraient scabreux, et qu’en cas d’échec, il faudrait faire demi-tour, abandonner les enfants, et ramener notre fromage à Libreville avec les félicitations de L’Ordre de Malte, le pire quoi, ou presque.

Après une heure de vol, on survole l’île de Fernando Po, puis on laisse Port-Harcourt à gauche. À partir de là, on suit les torchères qui balisent notre route et scintillent dans la nuit. J’ai déjà effectué quatre rotations avec le DC-4, donc je suis à l’aise pour le cheminement.

Nous sommes tous les quatre dans le poste et on regarde dehors, Portet n’a plus à naviguer. On compte les torchères. À la dixième on est près du but. Toujours rien à la radio. Bacci a le code du jour sur les genoux, j’appelle ULI en VHF, pas de réponse. Je renouvelle mes appels et demande d’allumer la balise radio. Notre radiocompas est sur la position "compas" en permanence donc l’aiguille va nous donner immédiatement un gisement dès qu’elle sera en marche.

Soudain, elle bouge et se fixe droit devant…On la suit puis elle se remet en croix; ça n’a pas duré longtemps. Il faut qu’elle revienne pourtant, on en a besoin pour faire une verticale et commencer notre percée.

Une voix dans la nuit, accent afro anglais. Nous sommes autorisés vers 3.000 pieds, du moins c’est ce que traduit Édouard.

La balise revient quelques instants. On descend assez vite, aucune idée de notre distance au beacon.

3000 pieds, je stabilise et réduit la vitesse. L’aiguille du radiocompas est toujours droit devant, elle se met à osciller à gauche, puis à droite et d’un seul coup bascule vers 6 heures. Je prends un TOP et le cap que je suis habitué à prendre et descends vers 1.500 pieds.

Après 3 minutes, j’amorce le virage de procédure. On sort le train et un quart volets, les moteurs à 2.350 t/mn, les boosters sur "ON", les volets de capot sur "TRAIL". Je redresse sur l’aiguille du radiocompas qui se met en croix à nouveau. Nous sommes toujours dans le noir absolu, sans phare ni feux de position.

Je reprends ma descente à 500 pieds/minute. Édouard redemande la balise d’une voix qui n’admet pas de réplique, l’aiguille revient devant. 

500 pieds, la main sur les manettes de gaz, je suis prêt à remettre la gomme pour un nouvel essai. Édouard demande l’éclairage de la piste. D’un seul coup elle s’allume. Elle n’est pas vraiment devant mais quelque part dans un coin du pare-brise. J’ai stabilisé à 200 pieds, remis un peu de gaz pour garder la vitesse et je fais une baïonnette sur la droite, la piste revient devant, passe un peu à gauche…une autre correction vite fait et elle est devant. Doussot met les pleins volets et allume les phares. Des quadrimoteurs parqués en bout de piste surgissent dans la nuit, DC-4, Constellation avec ses trois dérives.

Je remets un filet de gaz, et saute tout le monde…l’asphalte est devant, pas large, 20 m peut-être. 

Je pose les roues principales, réduis les gaz, pose la roulette doucement, freine… la piste vient de s’éteindre. Dans les phares je vois des jeep et GMC qui dégagent sur les bas cotés.

Nous sommes presque arrêtés, Doussot remonte les volets, ouvre les volets de capot, pousse les hélices vers plein petit pas. Une bretelle se présente à droite, je vire et dégage la piste. Devant moi, une alvéole entourée de camions, je me gare comme je peux, la queue dans le sable. Doussot coupe les deux moteurs qui moulinent quelques secondes, puis coupe les magnétos, attrape les sécurités de train et file vers l’arrière.

Le silence soudain nous surprend, tous les trois, et nous restons là un moment à ruminer ce que nous venons de vivre. Nous avons ouvert les glaces latérales et un courant d’air chaud nous balaye la figure, nous sommes en sueur. Portet retourne à son poste et range ses affaires, Bacci et moi, on ne dit rien.

Je suis satisfait car j’ai réussi cette première mission comme Cdt de bord, avec mon équipage et mon avion. Il y en aura d’autres mais nous serons rodés et aurons amélioré nos méthodes. Vers la fin, nous serons les as de l’atterrissage au Biafra.

Je regarde dehors par la fenêtre et vois des Africains aussi noirs que la nuit qui passent dans tous les sens. En regardant plus en arrière vers l’aile, j’aperçois un gars qui a ouvert notre réservoir et siphonne de l’essence. Je n’en crois pas mes yeux et me lève pour aller le prier de descendre, mais je me rassure aussitôt, Doussot est avec lui et contrôle la situation. C’est classique…ils ont besoin d’essence et nous en piquent, mais pas trop, car nous avons encore 3 h de vol pour le retour et il en faut un peu aussi, en rab en cas de soucis météo à Libreville, on ne sait jamais.

Je me décide à quitter ma place et à aller faire le tour de l’avion. Édouard reste assis, Portet est descendu lui aussi et je le retrouve qui regarde autour de lui tout ce monde qui s’agite.Un camion GMC est à cul à toucher notre plancher et les fromages changent de véhicule… ça va vite… le camion s’en va, un autre s’approche… à l’intérieur, ça grouille… ce sont les enfants biafrais qui attendent les uns sur les autres depuis combien de temps ? Quelques-uns dessous ont été étouffés par ceux du dessus. Plus la peine de les emmener. Une odeur pestilentielle flotte dans l’air tiède. Les nurses s’agitent et aident à l’embarquement…le camion s’en va…les gens se dispersent, je remonte à bord, enjambe cette marmaille en me bouchant le nez, rentre dans le poste et ferme vite la porte, au grand soulagement de mes deux compagnons. J’entends les portes qui se ferment à l’arrière et Doussot apparaît avec les sécurités de train à la main.

       - « Paré, commandant, on peut y aller » 

Que ferais-je sans Doussot ? Il met les boosters, lance le démarreur droit, regarde par la fenêtre si le secteur de l’hélice est libre, enclenche, le moteur tourne, démarre…il passe ensuite au gauche, je regarde dehors, personne …le moteur tourne et démarre…La check-list est vite faite, on met un peu de volets, on décollera plus tôt.

J’appelle la tour, aucune réponse ! J’avance un peu sur la bretelle, on fait un point fixe suivi de la Check-List avant décollage. J’appelle la tour à nouveau…rien. Dans le noir je m’aligne dans le même sens que l’atterrissage…Trail, Autorich, Petit Pas, Booster me dit Doussot…

Dans les phares je vois des voitures qui se rangent sur le bas-côté. Je mets les gaz rapidement…les 2.500 cv se déchaînent, l’avion est allégé maintenant, il accélère comme une fusée. En 500 m nous sommes en l’air… je freine les roues, du pouce vers le haut j’indique à Doussot qu’il peut rentrer le train, j’éteins les phares et me plonge le nez dans le cockpit pour voler aux instruments. J'exécute les premières réductions et n’ai pas besoin de les annoncer à Doussot qui me suit aux manettes d’hélices. On rentre les volets et je prends la vitesse de montée.

Tout est calme maintenant, l’atmosphère est d’huile. Édouard prend les commandes et fera le retour. Pas la peine de dire au revoir à la tour d’Uli pas un mot sur la fréquence…On retrouve la première torchère, puis la seconde et la troisième. Je me relaxe, Édouard pilote, Portet navigue et entre en contact HF avec Libreville, Doussot est parti à l’arrière donner un coup de main et moi, je boirais volontiers une bière.

Je pense à notre destinée, à Édouard et à moi. Nous étions ensemble à la 10e Escadre de chasse, mais pas dans le même escadron et nous n’étions pas particulièrement proches. Quand j’ai quitté Creil en 1960, lui est resté chasseur pur, et est même devenu l’un des meilleurs de sa génération. Il serait certainement devenu un as si l’occasion s’était présentée. Puis il a été affecté à Tours comme moniteur sur T-33. En 1967, il a du apprendre que je travaillais mes examens pour devenir pilote de ligne, et c’est ainsi que nous avons renoué, et travaillé ensemble pendant l’année sabbatique de 1968.

La suite, la voilà : Il est à côté de moi et pilote ce DC-3 dans la nuit africaine. En 1969, il rentrera chez EAS et pilotera le Vickers Viking, puis le de Havilland Hérald, cousin du Fokker 27. Je suis à Euralair et nous nous rencontrons de temps à autres.

Alors qu’il allait passer sur Caravelle, j’apprends qu’il quitte cette compagnie pour se consacrer aux Mormons ! Il devient même évêque, et leur consacre son temps et une partie de son argent ! Il fait baptiser sa femme et ses filles et collecte dans les mairies les états civils des défunts pour les envoyer à Salt Lake City. C’est renversant. L’été, il part seul sur son voilier pour deux mois, et prête sa maison à la secte. Et puis soudain, il y a trois ans, cet AVC dont il ne se remettra pas. Voilà résumé une partie de la vie de cet ami, assis à côté de moi. Édouard. C’était un des meilleurs, doué et chaleureux. Je ne l’ai jamais entendu dire du mal de qui que ce soit ! Pourquoi est-il mort si vite ? En plus d’être un pilote surdoué, il "tirait" à la pétanque comme un Dieu !

On arrive à Libreville par une aube grisâtre et humide avec un plafond bas de stratus, et on "enfile" l’ILS face au Sud. 
Le corps médical attend nos passagers qui débarquent comme ils peuvent Dans un mois, ils seront retapés et seront à nouveau avec nous pour la "grande traversée" vers Abidjan et Bouaké…

On aura ainsi sauvé 500 enfants…c’est peu. Je garde à la maison une photo d’une petite Ibo absolument ravissante. Elle a 50 ans maintenant et doit être devenue une grosse fatou !

Nous avons fait d’autres vols vers Uli qui se sont toujours bien passés, avec cependant de bonnes décharges d’adrénaline.

       
Jean-Renaud GUILLEMOT

Date de dernière mise à jour : 15/04/2020

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