Les voyages forment la jeunesse

Octobre 1961, Aéro-club des “Ailes du Maine”. J’ai 19 ans, toutes mes dents, et aidé par des bourses d’état, j’investis depuis 2 ans toutes mes économies pour obtenir le “Brevet de Pilote Privé d’Avion” second degré, titre curieux donné à ce diplôme par l’administration.

Formé par Manu, le chef-pilote, dont la voix tonnante domine au quotidien le bruit des moteurs, j’ai réussi deux épreuves du brevet : le test en vol avec un examinateur extérieur, et la précision d’atterrissage. Il me reste à affronter l’épreuve de navigation, qui se déroule sur un parcours triangulaire dont la longueur totale doit atteindre au moins 300 km.

Chaque sommet du triangle est matérialisé par un aérodrome. Partant du terrain de son aéro-club, le (ou la) candidat(e) doit parcourir les trois côtés du triangle et se poser sur chacun des trois aérodromes choisis, en faisant apposer dans son carnet de vol le tampon particulier de l’endroit, comme preuve de son passage. De retour au bercail, on l’autorise à payer sa tournée.

Depuis une semaine je piaffe d’impatience car l’épreuve est repoussée de jour en jour, par suite de météo minable. Ces prolongations grignotent les restes pitoyables de mon budget, car bien que les vols soient suspendus je mange au restaurant, la maison familiale étant trop éloignée.

Enfin le temps évolue. Manu annonce un matin que la météo s’améliore. Un vent irrégulier s’est levé, qui disperse mollement brumes et brouillards. Ce n’est qu’en fin de matinée qu’une embellie réelle est confirmée dans le sud, où se situe le sommet le plus éloigné de mon triangle. Ici c’est encore médiocre, mais suivant l’avis du Chef qui estime le coup jouable, je dépose mon plan de vol, et décolle en début d’après-midi aux commandes d’un Jodel D-120 biplace de 90 cv, le F-BKAQ. Comme souvent à l’époque l’appareil n’est pas équipé de radio, mais j’aime ce petit zinc souple et vif qui croise à 180 km/h, et même 190 avec un seul occupant à bord.

Jodel d 120
Jodel D-120

La joie du départ ne dure pas : volant cap à l’Ouest en direction de Laval, premier aérodrome où je dois me poser, mon avion peu chargé est sévèrement bousculé par de puissants remous. La route que je suis longe un front où se rencontrent deux masses d’air antagonistes, ce qui crée une nébulosité bizarre, brume et nuages mêlés, et une agitation infernale de l’atmosphère. C’est la première fois que je suis autant secoué en vol ! Le compas balloté oscille constamment, hésite, repart, au point que je suis incapable de suivre mon cap à dix ou vingt degrés près ! La visibilité est mauvaise, très limitée en vision oblique, ce qui me fait craindre de rater certains repères au sol, et les embardées brutales de l’avion me gênent pour réfléchir calmement.

Espérant trouver un air moins agité je décide de monter, mais c’est pareil, sauf que la visibilité est encore pire, et je m’empresse de redescendre. Regardant ma montre je constate que j’ai sans doute passé sans le voir le premier repère que j’avais prévu, et je me secoue mentalement pour faire cesser le cafouillage !

Finalement je réduis ma vitesse, ce qui diminue aussitôt la violence des secousses et calme le compas. Je peux désormais contrôler mon cap, mais j’ignore où je me trouve précisément sur l’itinéraire, car ayant perdu du temps pour monter et redescendre, puis ralenti ma vitesse, les calculs effectués lors de la préparation du vol ne sont plus valables.

Essayant péniblement d’évaluer mon retard, un souvenir me revient. Lors d’un vol d’entraînement, réalisé sous le patronage d’un camarade plus expérimenté, j’avais failli me fourvoyer en confondant des repères. Il m’avait averti :

- « Si tu t’égares n’essaie pas de te situer à tout prix, tu risquerais de te paumer définitivement. Tiens ton cap rigoureusement et surveille ta montre. Aux environs de l’heure d’arrivée prévue, tu apercevras ta destination ! »

Ayant mis ce conseil en pratique, j’exulte 20 minutes plus tard, en découvrant les balises de la piste de Laval quasiment sous mes ailes ! Atterrissage euphorique. Je fais tamponner mon carnet de vol au bureau et redécolle aussitôt, virant vers le Sud en direction de Thouars !

C’est le côté le plus long du triangle que je parcours maintenant, avec des conditions météo qui s’améliorent rapidement. La masse d’air se stabilise, la visibilité est bonne, mon rapide coursier fend désormais l’azur sans broncher, à 190 km/h à l’heure ! J’identifie aisément mes repères au sol, et je peux même contempler un peu le panorama.

Je me pose à Thouars parfaitement détendu, n’ayant eu cette fois aucune difficulté à surmonter.

Mon carnet de vol à la main, je me dirige tout guilleret vers ce qui paraît être le bureau du club. Un simple coup de tampon et hop, retour au Mans direct.

A l’arrivée, mon second degré de pilotage appelé aussi Brevet TT, sera “dans la poche”, je pourrai emmener en balade aérienne des copains (et copines), seul maître à bord après Dieu. Je suis sur un nuage...

Mais une révélation sidérante me frappe brusquement : je viens de découvrir que le bureau du club est fermé, réalisant simultanément que l’aérodrome est désert et qu’il y règne un surprenant silence ! Je me précipite vers les quelques bâtiments, tambourinant aux portes en demandant s’il y a quelqu’un, n’obtenant en retour qu’un silence oppressant... C’est la tuile imprévue, vraiment malvenue pour moi et incompréhensible ! A moins que ce soit le jour de fermeture hebdomadaire du club ? On avait pourtant vérifié dans l’agenda !...

La rage m’envahit. Tout mon être se révolte à l’idée d’échouer pour une raison aussi stupide ! L’idée m’effleure de casser une vitre pour entrer dans le bureau et tamponner moi-même mon carnet de vol. Bien sûr je n’en fais rien, repoussant ce fantasme né de la colère.

Je voudrais contacter Manu, recevoir un conseil... Aucune chance, pas la moindre ferme en vue, c’est la rase campagne ! La plus proche cabine de téléphone public doit se trouver à Thouars (le téléphone portable n’existe pas encore). Reprenant mon calme, je ne vois qu’une solution...

Avant d’atterrir j’ai aperçu la ville à quelques kilomètres à l’ouest de l’aérodrome. Je vais m’y rendre en auto-stop, avec l’espoir d’arriver à joindre un membre de l’Aéro-club qui pourra sans doute me délivrer l’indispensable coup de tampon. C’est un pari osé car je ne connais personne dans cette localité, et les journées commencent à être courtes en octobre. De plus je dois impérativement être de retour au Mans avant le coucher du soleil, n’ayant pas le droit de voler la nuit. Et un contrôleur vit là-bas, dans une villa idéalement située avec vue directe sur les pistes, ce qui ne laisse aucun espoir d’échapper aux sanctions en cas de violation du règlement !

Je me hâte vers la route longeant l’aérodrome, qui semble mener à Thouars.

Trottinant en direction de la ville, j’entends bientôt le bruit d’une voiture allant dans la bonne direction. Une vieille Citroën apparaît, je lève le pouce, elle s’arrête ! Le conducteur descend du véhicule et me prie aimablement de constater qu’il ne peut pas me prendre : j’aperçois en effet toute une famille entassée dans la limousine. Ils repartent en me souhaitant bonne chance !

Déçu, et aussi charmé par tant de courtoisie, je reprends le pas de course. Un peu plus tard alors que je m’inquiète de la rareté des voitures et de l’heure qui avance, une autre auto arrive enfin avec un seul occupant à bord, qui s’arrête à mon signal. Les gens sont sympas par ici ! Et voici que la chance qui ne m’a guère souri jusque-là, se manifeste soudain dans toute sa splendeur : ayant expliqué mon problème à l’aimable automobiliste, celui-ci répond qu’il connait l’adresse en ville d’un pilote de l’aéro-club, avec qui il a effectué récemment son baptême de l’air !

Quelques minutes plus tard, l’homme providentiel me dépose, plein de gratitude, devant la demeure du pilote. Je sonne. Une gentille personne vient ouvrir et écoute attentivement mon histoire. Son mari est effectivement membre du bureau de l’aéro-club et possède les clés, mais cet homme précieux est à son travail, à une bonne demi-heure de voiture de la maison.

La gentille dame me fait entrer et téléphone aussitôt à son époux. Celui-ci réagit au quart de tour et annonce qu’il vient me chercher immédiatement. Vraiment tout s’enchaîne pour le mieux et pourtant rien n’est encore gagné, car la lumière du jour décline inexorablement.

Dès que l’aviateur arrive nous filons vers l’aérodrome. En chemin il m’avoue que le jour de fermeture a été changé récemment, la notification n’étant pas encore publiée… C’est donc ça !

Arrivés au club, mon carnet de vol reçoit enfin un coup de tampon qui “revient de loin” !

Le soleil est déjà bas sur l’horizon quand mon “sauveur”, rendu soucieux par ce départ tardif, lance mon hélice. J’ai tenté de le rassurer : d’après mon estimation, j’arriverai au Mans sans être en infraction. Certes il ne faudrait pas que je m’égare en route, mais ça j’en fais mon affaire !

Quand j’atterris au Mans le Chef est encore là, plutôt inquiet. Je lui raconte mes tribulations, un peu honteux de ne pas avoir téléphoné depuis Thouars pour l’informer de la situation. J’en ai bien eu l’idée quand j’attendais le mari chez la dame, mais je n’ai pas osé demander, préférant appeler depuis l’aéro-club. Hélas, dans la précipitation du départ j’ai complétement oublié !

Manu pourrait m’en vouloir, mais le soulagement qu’il éprouve semble noyer toute velléité de reproches. Je le quitte pour me présenter chez le contrôleur qui va clôturer officiellement ce vol mémorable.

Le fonctionnaire semble apprécier les péripéties de l’escale thouarsaise, cause de mon arrivée tardive mais légale, et me fait préciser des détails. Enfin il ouvre mon carnet de vol, et d’un geste précis y applique son tampon, puis me félicite d’avoir réussi l’ultime épreuve du Brevet.

Alors subitement ma tension se relâche, et je me sens profondément HEU-REUX !

                           
Jacques TRIPIER

Date de dernière mise à jour : 13/04/2020

Commentaires

  • Marc Pomares
    • 1. Marc Pomares Le 27/12/2020
    Le jour de l'épreuve en vol de mon brevet de pilote, ayant oublié de recaler mon directionnel, j'ai dû avouer à l'examinateur que j'étais perdu. Il m'a répondu "débrouillez-vous comme vous pouvez, moi je vous ai demandé d'aller à La Réole !". Donc cap plein sud jusqu'à la Dordogne, et ensuite j'ai suivi le fleuve jusqu'à La Réole, anxieux mais pas paniqué. Il m'a ensuite déclaré en souriant "Si tu peux retourner à Yvrac et t'y poser, tu as ton brevet !".

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