Les Scalp d'Harmattan

Mercredi 23 mars 2011

Depuis quatre jours déjà, la guerre aérienne fait rage au-dessus de la Libye.

Lancée dans l’après-midi du 19 mars, afin de stopper l’avancée des troupes du colonel Kadhafi aux portes de Benghazi, l’opération “Harmattan” mobilise l’essentiel des aéronefs de combat français opérationnels.

D’abord partis de leurs ports d’attache métropolitains, ceux-ci se sont progressivement redéployés à Solenzara, en Corse, devenue la base avancée des chasseurs-bombardiers de l’Armée de l’air engagés dans le conflit. De son côté, le porte-avions s’est positionné, dès le 22 mars, au large des côtes libyennes, catapultant les chasseurs de son groupe aérien embarqué vers le théâtre d’opérations.

Ce 23 mars, alors que les appareils de l’Otan continuent de pilonner le nord de la Libye, l’effervescence règne sur le tarmac de Saint-Dizier. Mécaniciens et pétafs s’affairent autour de trois Rafale biplaces, objets de toutes les attentions depuis quelques jours.

Cette nuit, deux de ces avions vont écrire une nouvelle page de l’histoire de l’aviation de combat française.
Leur cible : l’aérodrome d’Al-Jufra, situé à 250 km à l’intérieur des terres libyennes. Pour atteindre leur objectif, les avions de combat français vont mettre en œuvre un armement qui n’a encore jamais été utilisé en opération : le missile de croisière Scalp-EG.

Déjà, dans la nuit du 19 au 20 mars, les Tornado GR4 de la Royal Air Force ont décollé de leurs bases du Royaume-Uni pour frapper des objectifs en banlieue de Tripoli avec des missiles de croisière Storm Shadow, copies quasi conformes des Scalp français. Une mission couronnée de succès et qui valide la capacité de la RAF à projeter sa puissance bien au-delà de ses frontières, chose qu’elle n’a jamais faite depuis la guerre des Malouines, en 1982.

Les équipages se préparent

À Saint-Dizier, on planche depuis le début des opérations sur un raid Scalp, sans que la date exacte du strike soit encore connue.

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À Saint-Dizier, préparation du vol (Air & Cosmos)

À Nancy aussi, les équipages se préparent : deux Mirage 2000D de L’EC-3/3 “Ardennes” doivent prendre part à cette première mission, ainsi que deux Rafale M de la flottille 12F qui partiront du pont d’envol du “Charles-de-Gaulle”.

La coordination entre les trois sites est exemplaire : en communication permanente via des liaisons sécurisées, les équipages échangent des données sur la mission et la nature de l’objectif. Dès le 21 mars, les premiers dossiers d’objectifs parviennent aux unités. Soigneusement cartographié par les capteurs à haute résolution des satellites d’observation Hélios, l’aérodrome libyen d’Al-Jufra est étudié sous toutes les coutures, et les cibles d’intérêt (hangars, infrastructures durcies…) sont petit à petit identifiées. Leur image tridimensionnelle sera “chargée” dans la mémoire des missiles Scalp, dont l’autodirecteur infrarouge devra reconnaître avec précision chaque objectif afin de l’atteindre avec la précision souhaitée.

En une demi-journée, les experts du “Gascogne” finalisent leur Pmiss (préparation de mission), chargée dans une petite cassette qui viendra alimenter le système du Rafale. Trajectoires, temps d’arrivée, angle d’impact des missiles : tous les paramètres de frappe y sont numériquement gravés, comme ceux du profil de vol des Rafale du raid.

D’abord prévu pour le 22, le départ de la mission est finalement fixé au 23 mars.

On décide d’attribuer aux Mirage 2000D le rôle de “mission commander”, c’est-à-dire l’autorité pour conduire le raid et gérer, pendant le vol, les éventuels aléas tactiques qui pourraient survenir. C’est une reconnaissance de l’expérience des équipages de Nancy, qui furent les premiers à acquérir la compétence Scalp – bien que l’EC 1/91 “Gascogne” ait été déclaré par l’Armée de l’air référent dans la mission de frappe en profondeur, quelques jours plus tôt.

Mais c’est aussi un témoignage de la polyvalence du Rafale : s’ils n’ont pas reçu le rôle de “mission commander”, c’est parce que ces derniers seront chargés, une fois leurs missiles tirés, de protéger le reste du raid contre d’éventuels aéronefs hostiles. Un rôle que les Mirage 2000D, dépourvus de capacité air-air, sont incapables d’assumer. Dans ces premiers jours du conflit, une certaine incertitude règne encore au sujet des capacités de défense aérienne du régime de Kadhafi, si bien que mieux vaut mettre toutes les chances de son côté.

Afin d’assurer le ravitaillement des chasseurs, des C-135FR du GRV-2/91 “Bretagne” sont mis en alerte : ils seront entièrement dédiés au soutien du raid Scalp.

Scalp et Mica

Le 23, en fin d’après-midi, les équipages gagnent enfin leurs appareils. Ceux-ci ont été longuement choyés et mis en configuration par les pétafs des différentes bases. Les Rafale B du “Gascogne” emmènent deux bidons de carburant de 2.200 l et quatre missiles Mica, en plus de leurs deux Scalp. Soit près de 22 tonnes qui seront arrachées, postcombustion hurlante, à l’asphalte de la piste de Saint-Dizier.

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Deux Rafale B en configuration mono-Scalp (premier plan) et bi-Scalp (Air & Cosmos)

Avant de décoller, les équipages vérifient une dernière fois, dans le cockpit, le bon fonctionnement du système d’arme, à la recherche d’éventuels bugs dans le logiciel de l’avion.

Ils s’assurent aussi que les deux gros missiles noirs suspendus sous leurs ailes ont bien “accroché” le signal GPS que diffusent, depuis leur orbite, les satellites militaires américains. C’est ce mince faisceau d’information qui permettra aux Scalp, pendant leur long vol de croisière, d’assurer une navigation la plus précise possible en recalant la centrale inertielle du missile.

Puis vient, enfin, l’heure du départ. Les deux Rafale B du “Gascogne” laissent l’avion “spare” au parking et quittent leur port d’attache pour rejoindre les deux Mirage 2000D, partis de Nancy-Ochey 25 minutes plus tôt. Cap au sud, vers l’île de beauté, pour un premier point de rendez-vous avec l’un des ravitailleurs qui remplissent les réservoirs des quatre chasseurs bombardiers.

Alors que les avions de l’Armée de l’air font route vers la côte libyenne, le porte-avions, positionné au plus près du théâtre d’opérations, catapulte les deux Rafale M du raid ; pour eux, la mission de cette nuit durera à peine une heure…

Silence radio

Désormais au complet, le raid met le cap sur l’objectif. Évoluant à haute altitude, bien au-dessus du plancher fixé à 12.000 pieds, les trois “packages” sont largement dilués dans l’espace aérien.

Sur la fréquence, c’est forcément silence radio. Pourtant, dans les cockpits, c’est l’effervescence : pilotes et Nosa échangent sans discontinuer, vérifiant et contre-vérifiant encore et encore les moindres détails du vol, s’assurant du bon fonctionnement des systèmes d’arme et restant en alerte face à d’éventuelles menaces. Mais dehors, tout est calme : « Nous n’avons été illuminés par aucun radar de conduite de tir ennemi cette nuit-là », se souvient un membre d’équipage, « Mais l’environnement électromagnétique était tout de même très dense, avec tous les moyens de la coalition déployés sur le théâtre ».

Soudain, un événement imprévu vient bousculer le déroulement de la mission : l’un des deux Mirage 2000D de l’EC-3/3 se déclare victime d’une panne de calculateur, ce qui l’empêchera de tirer son missile. Décision est rapidement prise de maintenir l’appareil dans le dispositif ; jugé prioritaire, l’objectif qu’il devait initialement traiter est réassigné, en plein vol, à l’un des deux Rafale B. Chaque missile ayant été “chargé” avec les coordonnées de plusieurs objectifs potentiels, la manipulation ne prend que quelques instants et témoigne de la grande réactivité du système.

Quelques minutes plus tard, tout est fin prêt pour l’attaque. Les deux Rafale “air”, qui doivent tirer en premier, mettent sous tension les missiles suspendus sous leurs ailes, puis vérifient une dernière fois l’alignement de leurs centrales inertielles avec celui de l’avion et le signal GPS.

Quelques secondes avant que le premier Rafale n’atteigne le point de largage défini en Pmiss, la turbine du missile est mise en route par le pilote, en place avant. C’est le point de non-retour : si, pour une raison ou une autre, la procédure doit être arrêtée, le moteur ne pourra plus être rallumé. Avant de lancer cette procédure, l’équipage doit bien s’assurer que le Rafale évolue dans le domaine de vol (vitesse et altitude) prévu pour l’allumage du petit turboréacteur.

Premier Scalp largué

Répondant à une infime pression de l’index du pilote, le premier Scalp quitte enfin la voilure du Rafale B, dans un silence presque irréel. « Dans le cockpit, on n’a senti qu’un très léger soubresaut » se souvient un Nosa. Dans la nuit noire qui les entoure, les membres d’équipage ne voient rien partir. Les commandes de vol électriques compensent d’elles-mêmes la dissymétrie qui vient de se créer.

Le deuxième missile est largué moins d’une minute plus tard et s’en va, lui aussi, rejoindre sa cible. En moins de dix minutes, tous les avions du raid se sont séparés de leurs Scalp, à l’exception du Mirage 2000D en panne.

Pour les missiles, c’est le début d’un long vol de croisière d’environ 30 minutes qui va les amener, à Mach 0.8, vers l’aérodrome d’Al-Jufra, selon un profil de vol qui reste confidentiel. Seule certitude : les trajectoires des missiles ont été spécialement soignées pour maximiser l’effet de surprise, en multipliant les axes d’arrivée sur cible et en coordonnant le moment de l’impact.

Dans leurs cockpits, les équipages ont déjà pris la route du retour. Direction le ravitailleur, qui les attend quelque part au-dessus de la Méditerranée pour un ultime complément de plein, alors que les Rafale M ont déjà rejoint le pont du porte-avions. Fatigués, les équipages de l’“Ardennes” et du “Gascogne” se posent finalement en pleine nuit à Nancy et Saint-Dizier.

Dès le lendemain, la cible de la nuit est survolée par l’un des satellites de reconnaissance "Hélios".

“Nous avons alors pu nous rendre compte que tous les objectifs avaient été traités avec une précision métrique”, se souvient le patron du “Gascogne”. Un constat qui sera confirmé, à l’issue du conflit, par des équipes d’experts envoyées sur place pour juger avec précision des effets de la frappe. La mission est un succès total.

Pour la première fois de son histoire, la France a prouvé sa capacité à frapper en profondeur, loin à l’intérieur d’un territoire ennemi. Elle en fera encore la démonstration à deux reprises au cours de l’opération “Harmattan”


Guillaume STEUER
Extrait de « Air et Cosmos » n° 2305 du 23.03.2012

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Trois missions sur la Libye

 

A l’issue de l’opération “Harmattan”, quinze Scalp auront été tirés par les chasseurs français au cours de trois raids.

S’il est resté le seul à avoir été vraiment médiatisé, le raid sur Al-Jufra ne fut pas l’unique mission Scalp menée par les chasseurs de l’Armée de l’air et de la Marine.

Quelques jours seulement après le lancement de cette première mission, les pilotes du “Gascogne” et de la 12F se tiennent en effet prêts à renouveler l’exercice, qui les conduira une fois encore à frapper des cibles situées loin à l’intérieur du territoire libyen. Dans l’après-midi du 27 mars, deux Rafale B de l’EC-1/91 et deux Rafale M sont en place à Saint-Dizier et sur le pont du porte-avions.

Cette fois-ci, les configurations d’emport ont été harmonisées et les aviateurs se sont limités à l’emport d’un seul et unique missile en ventral, comme les marins. Quatre Scalp doivent donc être tirés sur la Libye cette nuit-là.

Diffuser l’expérience

Dans les avions du “Gascogne”, deux nouveaux équipages ont pris place. “Nous voulions diffuser autant que possible l’expérience Scalp au sein de l’unité”, résume aujourd’hui le lieutenant-colonel G., patron de l’escadron. Les deux pilotes et leurs Nosa bénéficient des conseils de ceux qui, une semaine plus tôt, ont préparé la mission sur Al-Jufra. Même si la cible n’est pas la même, la gestion du vol reste largement similaire : un long vol de transit depuis Saint-Dizier puis, après un ultime ravitaillement au-dessus de la Corse, c’est le “push” jusqu’au point de largage.

La localisation de l’objectif du 27 mars reste, aujourd’hui encore, secrète. Mais une chose est certaine : le Scalp-EG y aurait fait la preuve de sa capacité à traiter ses cibles avec un effet collatéral très réduit – un pré-requis pour la mission de cette nuit-là. « En jouant sur les réglages de la fusée de proximité et de l’angle d’arrivée du missile, il a été possible de doser avec précision les effets des frappes », résume évasivement un Nosa du “Gascogne”. De quoi faire réfléchir au caractère prétendument “stratégique” du Scalp, qui a démontré ici sa capacité à être employé dans des scénarios purement tactiques.

Une fois les missiles tirés, une surprise attend les pilotes de ce deuxième raid. Alors qu’ils ont pris la route du retour et qu’ils se dirigent vers le ravitailleur, plusieurs éclairs attirent leur attention, en périphérie de leur champ de vision. Croyant d’abord voir l’effet des frappes d’autres appareils de la coalition, ils réalisent, en vérifiant leurs écrans, que ces explosions correspondent précisément au “time-on-target” prévu pour leurs Scalp. Avec une efficacité redoutable, ceux-ci ont fait mouche au mètre près, déchirant l’obscurité à quelques centaines de kilomètres plus au sud.

Plusieurs mois vont ensuite passer sans que les Scalp-EG ne soient utilisés. Une mission est planifiée depuis Solenzara, mais annulée au dernier moment pour des motifs qui restent flous. Entretemps, d’autres nations ont connu leur baptême du feu : l’Italie, qui a utilisé des Storm Shadow depuis ses Tornado IDS, et les Émirats arabes unis, qui ont tiré un Black Shaheen (version export du Scalp) avec un Mirage 2000-9.

Dimension interalliées

Côté français, il faudra attendre le 10 août pour voir partir le troisième et ultime raid Scalp. Mené encore plus en profondeur que les deux autres (peut-être sur l’aérodrome de Waw-Al-Kabir ?), celui-ci prend aussi une dimension interalliés : désignée “mission commander”, la patrouille de deux Rafale “Air” qui participe à la manœuvre emmène dans son aile deux Tornado britanniques et deux italiens.

Autre première, côté français : un pilote de l’EC-1/7 “Provence” est aux commandes de l’un des deux Rafale, permettant à son unité de connaître à son tour le baptême du feu avec Scalp. « Nous sommes arrivés sur zone 20 à 30 minutes avant les Tornado », se souvient un pilote ayant participé au raid ce jour-là. « Nous étions d’abord censés balayer l’espace aérien à l’avant du raid puis, une fois nos Scalp tirés, nous devions protéger les autres bombardiers grâce à notre capacité Mica », précise-t-il. La mission se déroule sans accroc. « Mieux qu’à l’entraînement », sourit notre pilote.

C’est aussi la plus longue menée dans le cadre des raids Scalp : plus de 8 heures de vol, dont trois ravitaillements (deux à l’aller et un au retour), sur un C-135 français spécialement dédié à l’opération de cette nuit-là.

A l’issue d’“Harmattan”, quinze Scalp auront été tirés par les chasseurs français.


Guillaume STEUER
Extrait de « Air et Cosmos » n° 2305 du 23.03.2012

Date de dernière mise à jour : 06/04/2020

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