Le jour où la Bombe « A » française a volé

Mais au fait, quel est l’avion français qui a, pour la première fois, emporté une bombe atomique ? Cette question peut paraître enfantine et la réponse évidente : il s’agit d’un Mirage IV des FAS, il ne s’agit pas d’un Mirage IV, mais d’un Breguet 765 n° 503, appartenant à la 64° escadre ; cela se passait le 1er février 1960 et la bombe transportée était la première bombe atomique française.

À cette époque, je suis un navigateur transport affecté à l’ET 2/64 Maine basé au Bourget. L’escadron est doté de deux types d’appareils : les vieux C-47 Dakota et les « ultramodernes » Breguet 765. Vu de profil, le Br 765 ressemble à une carpe et les anglais l’ont surnommé « The flying fish » !

Br 765 n° 502 F-RAPF
Br 765 n° 502 F-RAPF

En ce dimanche matin, je suis en alerte à 3 heures pour la durée du WE. Lorsque le téléphone sonne, suis-je très surpris d’apprendre que je dois me rendre au Bourget pour un décollage en fin de journée. Je demande quelle est la destination et il m’est répondu qu’elle est secrète et que je la connaîtrai en temps utile. En milieu d’après-midi je me rends à Balard, j’y rencontre le copilote, il n’a pas plus d’information que moi. Arrivés au Bourget, nous allons voir les mécaniciens qui préparent l’avion, mais eux non plus ne savent rien.

Enfin, vers 17 heures a lieu le briefing et, à ma grande surprise, le pilote commandant d’avion n’est autre que le colonel commandant la base. Il nous déclare n’avoir pas encore le droit de nous faire connaître la nature ni la destination de la mission. Nous allons d’abord faire une mise en place sur le terrain situé à courte distance dont il ne peut nous dévoiler le nom, et ce n’est qu’une fois arrivés sur ce terrain que nous seront communiquées les informations nécessaires pour accomplir la mission, je lui dis alors qu’il me sera difficile de déposer un plan de vol, si je ne connais pas notre destination ; il me répond de ne pas me faire de soucis car, pour cette mise en place, nous volerons sans plan de vol, nous serons suivis à tout moment par les radars de la région parisienne et il se chargera de la navigation.

Nous décollons du Bourget vers 18 heures et nous mettons le cap à l’est : j’ai une certaine appréhension car c’est bien la première fois (et aussi la dernière) que je vole à basse altitude, sans plan de vol, en région parisienne. Après quelques minutes, nous mettons le cap au sud et je pense alors que nous allons à Villacoublay mais non, nous poursuivons plus au sud, puis nous obliquons vers l’ouest et atterrissons à Brétigny. A notre arrivée au parking, nous sommes conduits directement en salle de briefing et nous recevons enfin les informations tant attendues : notre mission consiste à transporter la première bombe atomique française à Reggane pour qu’elle puisse y être mise à feu vers le milieu du mois ; cette mission relève du plus haut secret et, pour ne pas éveiller les soupçons, nous devrons déposer un plan de vol à destination d’Alger.

Après le Briefing, nous allons diner puis nous sommes conduits dans la salle de repos des équipages du CEV, où nous découvrons le confort des sièges de relaxation, totalement inconnus dans les escadrons de transport à cette époque. Le chargement est terminé aux environs de minuit et nous embarquons peu après accompagnés par deux ingénieurs du CEA, sans qu’aucune consigne de sécurité particulière ne nous soit donnée.

Le vol au-dessus du territoire national s’effectue normalement en plan de vol IFR et, pour rompre la monotonie de la navigation en couloirs, je calcule des positions avec mon navigateur DECCA (le système DECCA était un moyen de navigation hyperbolique de haute précision, mais il fut abandonné à la suite de la mise en service des balises TACAN et VOR-DME, beaucoup plus simples d’emploi), afin de pouvoir peaufiner les HEA. Après une demi-heure de vol, un ingénieur du CEA se rend à l’arrière de l’avion et revient pour annoncer le résultat d’une mesure qu’il vient d’effectuer et qu’il exprime en utilisant une unité originale qu’il dénomme « Ambiance ». J’ignore totalement la définition de cette unité mais j’imagine vaguement qu’elle doit être proportionnelle (ou peut-être inversement proportionnelle) au nombre de curies émis par la bombe ou la quantité de röntgens recueillis par le dosimètre...

L’ingénieur regarde sa feuille et annonce « Ambiance 8 » dans l’appareil, l’ambiance n’est pas folichonne mais l’ingénieur resté dans le cockpit (probablement un grand chef) déclare cette valeur satisfaisante et la tension retombe. Ensuite, et jusqu’à l’atterrissage, des mesures d’Ambiance sont effectuées plusieurs fois par heure au début du vol, nous attendons l’annonce du relevé avec une certaine appréhension mais, comme les valeurs annoncées ne varient pas, nous y faisons de moins en moins attention.

Après quatre heures de vol nous arrivons dans la FIR d’Alger, et le contrôleur qui nous prend en charge nous annonce que nous pouvons commencer la descente. Il n’en croit pas ses oreilles, quand nous lui déclarons que nous renonçons à nous poser à Alger. Nous poursuivons notre route sans problèmes mais non sans nous faire remarquer, en effet les radars d’Algérie ont reçu l’ordre de suivre notre progression, au grand mécontentement des utilisateurs habituels. Après six heures de vol, nous voyons les premières lueurs du jour, au travers d’EL Goléa. Une heure plus tard, nous atterrissons à Reggane où nous recevons un accueil enthousiaste. Au pied de l’avion, il y a le directeur du centre des essais nucléaires avec son état-major ; chaque membre de l’équipage est chaleureusement félicité et nous avons droit à une réception au champagne en fin de matinée. Cependant, je ne me fais pas d’illusion : ce qui les intéresse, ce n’est pas l’équipage, c’est le fret que nous leur avons apporté, cette bombe (Gerboise bleue) que le Général de Gaulle a voulue et qui explosera le 13 février suivant sur le champ de tir spécialement créé pour elle en plein désert.
 

Jean REYNAL
Revue le Piège

 

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Les Breguet « Deux-Ponts » dans l’Armée de l’Air

De novembre 1955 à décembre 1969, treize Breguet - 3 Br 761 S, 6 Br 763 « Provence » et 4 Br 765 « Sahara » sont exploités par l’Armée de l’Air au sein du GT 2/61 Maine (devenu GT 2/64 le 1er décembre 1956 et ET 2/64 le 1er février 1957) sur la BA 104 du Bourget et la BA 105 d’Évreux et au GAM 82 (Groupe Aérien Mixte 82) sur la BA 190 de Faa’a.

Br 761 S

C’est à partir de septembre 1955 que la Maine reçoit trois Breguet 761 S :

  • Numéro 1 re-sérialisé 101 F-RAPA fin mai 1956 
    Dernier à être remis en état de navigabilité, a été utilisé par le CEAM pour expérimenter des points particuliers en vue des 765 (nouvelle définition de l’équipement radio en août et  septembre 1956, parachutages lourds en juin 1958… Accidenté à l’atterrissage à Reggane fin juillet 1961, il sera laissé sur place. À ce sujet, Charles Keiflin écrit : « Le PA a sorti son CDB le Ltt Panier des Touches de la piste de Reggane. Le CDB est revenu au Bourget, mais le PA est resté à Reggane. Le 761 S était très dur à la commande de gauchissement et la tringlerie du manche attaquait directement les ailerons ».

     
  • Numéro 2 re-sérialisé 102 ex F-WASL devenu F-RAPB en septembre 1955
    Les premiers vols Armée de l’Air datent du 21 septembre 1955, la prise en compte officielle ne doit pas être éloignée du 20 septembre. A été livré au grappin d’un ferrailleur en janvier 1963 à proximité de la Fillod du Maine. J’imagine le ressenti de ceux qui ont volé à son bord en voyant ce spectacle désolant.

     
  • Numéro 3 re-sérialisé 103 ex F-WASM devenu F-RAPD en septembre 1955

Nos premiers vols datent du 5 septembre 1955 à Brétigny avec un instructeur du CEV et sa prise en compte Armée de l’Air vraisemblablement quelques jours auparavant.
Il a fait son dernier atterrissage sur la piste 03 du Bourget le 1er mars 1963. Charles Keiflin était le copilote de ce dernier vol avec le Cne Roulet dit « Gros Loulou ».
La reverse était interdite sur le 761 S suite aux problèmes des hélices Ratier électriques. Comme c’était le dernier vol, le CDB aux commandes, a eu l’autorisation de passer cette « p… » de réverse. Après l’atterrissage nous avons été bloqués sur la piste : les hélices des moteurs 1 et 3 en fonctionnement normal, les hélices des moteurs 2 et 4 en réverse, obligés de couper les moteurs 2 et 4 pour pouvoir dégager la piste et rentrer au parking.

Br 761s vdg 14 07 1957
Br 761 S n° 101, 102 et 103 (ET 2/61 Maine - 14 Juillet 1957)

Br 765 « Sahara »

Quatre avions seront livrés à l’unité :

  • Le 501 F-RAPE est réceptionné par le CEV le 13 octobre 1958 pour une campagne d’essais afin de vérifier les performances contractuelles. Vol direct Paris - Dakar le 04 novembre 1959 en 14 h 25 de vol, retour en 12 h 15 de vol. Arrêté le 31 décembre 1969. Actuellement en remise en état à l’entrée de la BA 105 d’Évreux-Fauville par l’Association « Le Deux-Ponts de l’Eure » présidée par le Colonel (ER) Le Mao qui a commandé le GAM 82.


Br 765 n° 501 f F)-RAPE In Amguel
Br 765 n° 501 F-RAPE à In Amguel

  • Le 502 F-RAPF est réceptionné par L’Armée de l’Air au CEAM le 05 février 1959. Lors de ce premier vol Biarritz - Mont de Marsan, un des trains principaux a longtemps refusé de sortir. Il a heureusement accepté de le faire après une demi-heure de manœuvres variées alternant commande principale et circuit secours. Retour à l’usine train sorti, sécurités en place. Arrêté le 31 décembre 1969, il sera ferraillé sur la BA 105.
     
  • Le 503 F-RAPG est réceptionné par l’Armée de l’Air au CEAM le 29 avril 1959, transmis rapidement au Maine après transformation de quelques pilotes. Arrêté le 31 décembre 1969, il sera ferraillé sur la BA 105.
     
  • Le 504 F-RAPH est réceptionné au Maine le 30 juillet 1959. Arrêté le 31 décembre 1969. Sauvé des ferrailleurs par « Les Ailes Anciennes » de Toulouse, il est actuellement en cours de restauration et de remontage.

Lignes régulières du Maine sur Breguet « Deux-Ponts » :

  • Ligne 1205 : J1 : Le Bourget - Alger - In Amguel J2 : In Amguel - Alger - Reggane J3 : Reggane - Alger - Le Bourget
  • Ligne 1206 : J1 : Le Bourget - Oran - In Amguel J2 : In Amguel - Blida - In Amguel J3 : In Amguel - Blida - In Amguel J4 : In Amguel - Blida - Le Bourget
  • Ligne 1207 : J1 : Le Bourget - Istres J2 : Istres - Alger - Istres J2 : Istres - Télergma - Bône - Istres J4 : Istres - Alger - Istres - Le Bourget

Au début des années soixante, le Maine exploitait ces lignes régulières axées sur l’AFN et le Sahara. Il s’agissait avant tout de la ligne Paris - Alger (ou Oran) - Reggane, desservie deux fois par semaine (la mission durait trois ou quatre jours) afin de fournir un soutien de transport logistique efficace à la base atomique saharienne.

Une autre liaison Paris - Istres - Algérie, était assurée une fois par semaine, avec départ le mardi pour mise en place à Istres et rotation sur Alger, Bône, Télergma et Oran, l’avion rentrant à Istres tous les soirs et au Bourget le vendredi.

Outre ces missions régulières, les « Deux-Ponts » du Maine accomplirent aussi des missions de transport à la demande. Deux ou trois fois par an, ces appareils effectuaient des missions en Europe pour le compte de divers organismes, comme l’École de l’Air, l’École de Guerre, ou encore pour présenter du matériel aéronautique. Ces avions menèrent également des missions de transport de fret sur Colomb-Béchar (qui coïncidaient avec la préparation ou la fin des campagnes de tir d’engins), voire même des missions dites de « chasse » consistant dans l’emport du matériel et du personnel nécessaires aux campagnes de tir des escadrons de chasse à la base de Cazaux. Le Deux-Ponts était un appareil parfaitement adapté à ce dernier type de transport : le fret était chargé au pont inférieur, les mécaniciens voyageaient au pont supérieur.

Les Deux-Ponts effectuèrent quelques missions à caractère exceptionnel, comme des liaisons vers Madagascar ou même un voyage au Groenland au mois de mai 1960 pour l’expédition Paul-Émile Victor ainsi qu’une mission au Canada et aux États-Unis, du 17 mars au 7 avril 1961, au profit de l’École de l’air (c’est au cours de cette mission que ʺPapa Hôtelʺ se fit baptiser ʺBrigitteʺ par les contrôleurs canadiens).

Le 15 mai 1968, le 2/64 déménage du Bourget sur la BA 105 d’Évreux-Fauville. À l’époque, cette unité n’était plus équipée que de quatre Br 765, mais elle avait pris en compte les DC-6A/B au cours de l’année 1962. Les Breguet sont peu à peu affectés à des missions sur le territoire métropolitain ainsi que vers la base de Bou-Sfer proche d’Oran. Le 31 décembre 1969, les derniers Breguet du Maine sont arrêtés. Avec eux, la légende disparaissait.

 

Bibliographie
Docavia n° 6 - Les Avions Breguet 1940/1971 - Jean CUNY et Pierre LEYVASTRE
LELA Presse - Les Avions Breguet Volume 2 - Henri LACAZE
Historique du GAM 82 : Officier des Traditions

Remerciements
Général Michel Rouyer - Précisions sur la flotte Breguet de l’Armée de l’Air
Colonel (ER) Patrice Le Mao - Petite Histoire des Breguet Deux-Ponts
Charles Keiflin - Ancien pilote de Br 761S, 763 et 765
Bernard Gaudineau - Précisions sur la flotte Breguet de l’Armée de l’Air

Date de dernière mise à jour : 27/12/2020

Commentaires

  • Jean-Loup Grenier
    • 1. Jean-Loup Grenier Le 27/12/2020
    Bonjour. Je profite de la découverte de ces 2 textes (Merci !) pour poser une question relative à un Breguet 2-ponts militaire (761s, 765 ?) à Colomb-Béchar, fin mai / début juin 1960 (à 15 jours près, certitude de la période qui correspond à un évènement familial). En espérant que cette question sera retransmise à ceux qui savent des choses ...
    J'étais (et reste) assez fana du Breguet 2 ponts, 763, celui de Air France que j'empruntais assez souvent de Béchar à la métropole, depuis la partie civile de la base.
    Il se trouve que je visitais alors la base aérienne de Colomb-Béchar, ambiance "secrète" (je passe sur les autres appareils présents). Et un Breguet était là ventre ouvert, portes de soute ouvertes, en train d'être préparé pour un transport exceptionnel. Autant que je me souvienne, des mécanos étaient en train de retirer des éléments du pont intermédiaire pour accepter la charge (je connaissais assez bien la configuration des 2 ponts sur le Breguet civil 763).
    Cette charge exceptionnelle était un Mystère IV N : c'est à dire un Mystère avec radôme avant noir (proto unique) qui avait atterri sur le ventre, mais était très peu endommagé, ce qui justifiait son retour en métropole pour réparations. Ce Mystère IV était encore entier et était préparé pour démontage des ailes, à proximité du Breguet.
    Je n'ai pas assisté à l'embarquement de cette charge.
    Mais je me souviens avoir vu, il y a 30 ou 40 ans, une petite note de Jacques Noetinger qui relatait cet évènement : impossible de remettre la main dessus. Je n'avais pas rêvé !
    Merci à tout témoin de m'apporter d'autres précisions, et photos ?

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