Le fou de Calabre

Jusqu'en 73, mon mariage avec le Mystère 20 semblait devoir durer longtemps et s'user. Nous eûmes tous les deux quelques scènes de ménage et quelques brouilles. Je le trouvais un peu trop envahissant dans ma vie, surtout l'été, et encombrant quand, pour des peccadilles, il se mettait en grève sur le tas et refusait le devoir conjugal, bien loin dans des pays perdus. Néanmoins, nous avons passé ensemble de bons moments et les mauvais souvenirs d'un jour sont devenus des histoires drôles comme l'histoire du fou de Calabre.

Le fou de Calabre, je l'ai embarqué à Londres.

Homme insolite. D'habitude, nos passagers sont du genre bedonnant, chauve, et complété de strict. Celui-là est décoré d'une crinière frisée, de poils encore plus frisés et noirs sur sa poitrine découverte par l'échancrure de sa chemise déboutonnée, et ornée d'une multitude de colliers de sorcier. Il est suivi de trois femmes : la sienne, blanche, sa secrétaire, jaune, son amie et nièce de Haïlé Sélassié, noire. Il a un nom italien, un passeport américain, et parle comme vous et moi un franglais des plus purs. Il n'a pas la libre disposition de son argent pour payer le vol. Son compte en banque est bloqué, mais il va à Reggio de Calabre toucher un héritage. Là, il doit me verser un acompte de vingt millions de lires et je peux, dans ces conditions, l'emmener où il voudra. Je considère le personnage et la situation dignes d'un coup de téléphone à mon chef.

- « Chef, je trouve qu'il a une drôle d'allure, et puis c'est quand même embêtant de devoir payer pour lui une caution aux autorités pour qu'il puisse sortir du royaume. »
- « Danielle, ne vous laissez pas influencer par vos intuitions féminines. Je puis vous assurer que nous avons pris nos précautions »
- « Bon, mais il faut me donner quelqu'un pour s'occuper de l'argent, je ne peux pas prendre la responsabilité de traverser un tas de frontières avec toutes ces lires dans ma poche. »

II trouve sûrement que je suis une enquiquineuse mais il m'envoie un comptable qui doit encaisser l'argent et le mettre en banque en Italie, ou le ramener pendant que nous continuerons notre voyage avec notre mystérieux passager et son cortège tricolore.

Dans le couloir d'embarquement, le candidat au voyage me demande :

- « Tu as pris le niveau 330 ? »

Glup ! D'abord je le trouve bien familier, ensuite il s'y connaît en aviation, et je commence à m'inquiéter. Serait-ce un pirate de l'air ?
Et nous voilà envolés.

Il vient dans le poste de pilotage sans demander la permission.

- « Où est-on ? Plus vite, je suis pressé. »

Et il pousse les manettes en avant. Je retire les manettes :

- « Touche pas à ça. Assieds-toi. »

II s'installe sur le jump-seat et nous raconte qu'il est le fils d'un des patrons de la Maffia qui vient de mourir et qu'il va récupérer un gros héritage à Reggio, qu'après nous irons à Tel-Aviv pour aider les juifs. Qu'ensuite nous irons à Addis-Abeba pour faire une bise à son pote le Négus, et enfin aux États-Unis où il fera campagne pour la présidence. Il me nomme aussi sec et par anticipation chef-pilote de "United Airlines".

Enfin une promotion rapide ! Je passe les détails, ce type a une imagination débordante. Nous rions de bon cœur.

- « Tu ris ? Tu me crois fou ? Mais je ne suis pas fou, tu sais. Je peux te montrer mes certificats. J'ai consulté les onze meilleurs psychiatres du monde. »

Est-ce que les non-fous se promènent avec des certificats de non-folie ? Il est fou, mais pas méchant, cependant l'argent du voyage me semble de plus en plus utopique. Pourtant il doit, ou il a dû en avoir. Il est arrivé à l'aéroport en Rolls, il a les bagages chics des gens de biens. Il me demande si je fume.

- « Non, merci », dis-je croyant qu'il veut m'offrir une cigarette
- « Dommage, je t'aurais bien offert mon briquet parce que tu es très sympathique. »

II le pose dans ma main qui descend de vingt centimètres sous le poids ; ça ressemble à de l'or massif et c'est tout incrusté de petites choses brillantes. Il le retire vite et le remet dans sa poche. C'est bien la première fois que je regrette de ne pas fumer.

- « Est-ce qu'on approche de Milan ? »
- « Oui, on vient juste de passer le VOR de Turin. »    
- « Passe-moi ton micro. »
- « Non. Que veux-tu en faire ? »
- « Je veux parler à quelqu'un à Milan. »
- « Mais c'est pas un téléphone public ici ; tu ne peux pas parler avec qui tu veux. »
- « Je sais, mais je veux parler avec le chef de la police, fais-le appeler par la tour. »

Je demande. Au bout de quelques minutes, le chef de la police s'annonce. Notre passager l'appelle par son prénom et lui demande de faire veiller à notre sécurité à l'arrivée. Tout ça en italien, mais je parle aussi l'italien. Pourquoi ces précautions ? Je questionne :

- « Tu comprends, là-bas, mon père n'avait pas que des amis et ils vont essayer de m'empêcher de prendre le fric. »

Mamma mia ! Je lui explique que l'aéroport de Reggio ferme à la nuit tombante et que s'il veut continuer son voyage ce soir il faudra qu'il se dépêche.

- « Je fais juste l'aller et retour à la banque. »

On se pose. Il est 16 h et vendredi. Le temps d'ouvrir la porte, de mettre les cales au train avant, toute la famille a disparu en laissant ses bagages. Et nos curieux passagers se sont volatilisés tellement vite qu'ils n'ont pas passé les formalités et les douaniers sont fort fâchés. Je leur laisse les bagages en otages. Deuxième problème : notre service opérations a omis de demander l'autorisation d'atterrissage à Reggio et nous avons violé la République italienne. J'essaie de trouver des excuses valables bien qu'un viol soit inexcusable, je téléphone à Paris pour qu'ils envoient de toute urgence un télex à l'Aviation Civile. Quel pétrin !

Enfin, ne résistant pas à mon charme galonné et à mon accent, les autorités se calment et nous allons boire un espresso en attendant le retour de nos chers disparus. Ils tardent pourtant, tellement que la nuit s'installe doucette­ment. On part sans eux ? On reste ?

- « Commandante, Telefono. »

C'est lui :

- « Je suis arrivé trop tard, la banque était fermée, nous resterons jusqu'à lundi matin. »
- « Toi peut-être, moi, je dois rentrer. Je ne peux pas laisser l'avion à ta disposition deux jours de plus sans savoir si tu vas payer. »

II hurle :

- « Tu vas rester et faire ce que je veux. »
- « Il n'en est pas question. Tu payes la somme prévue, je reste, tu ne payes pas, je pars. Je n'ai pas d'ordres à recevoir de toi, et surtout pas sur ce ton. »
- « Je vais téléphoner à mon ami Marcel Dassault. Dis-toi bien qu'à partir de maintenant tu n'es plus commandant de bord. »

Crac ! Une heure plus tôt, j'étais chef pilote de la plus importante compagnie du monde, et je ne suis plus rien. Quelle dégringolade !

- « Écoute, pendant que tu lui parles, demande-lui donc de te prêter quelques millions. Et puisque tu me sembles avoir beaucoup d'amis bien placés, tu trouveras bien la somme. Je te donne jusqu'à demain matin huit heures à l'aéroport. Ciao  ! »

Je ne puis guère faire autrement. Pendant cette discussion téléphonique animée, la nuit est tombée, l'aéroport a fermé. Il ne nous reste plus qu'à aller à l'hôtel et manger un bon plat de pâtes.

Mes coaventuriers sont anxieux, l'aventure ne semble pas les amuser du tout. Pour le moment, elle m'amuse encore. Je pense que nous ne reverrons plus notre frisé, il a réussi à se faire amener en Calabre à l'œil.

À peine à l'hôtel, alors que j'allais me mettre sous la douche, le téléphone sonne. Le portier m'annonce que quelqu'un veut me voir, quelqu'un de la police. Il a une voix bizarre. Je descends. Un maigrichon est là, me met une carte rayée sous le nez :

 - « Police ! Suivez-moi. »

Merde ! me dis-je (ma maman va encore s'écrier : ma fille, depuis que tu fréquentes des aviateurs, tu deviens grossière). Ils sont en train d'essayer de m'enlever, ne croyant pas une seconde que ce type est de la police. Incorrigiblement romanesque. 

- « Pourquoi  ? »
- « C'est un ordre ! »
- « Un ordre de qui ? »                                             
- « Du signore M... » (c'est mon passager).
- « Je ne reçois pas d'ordres de ce monsieur. »

Je tourne les talons, je remonte l'escalier, sous l'œil éberlué du maigriot qui n'avait pas pensé, en bon Méditerranéen, qu'une femme lui résisterait.

Je vais me remettre sous la douche pour calmer ma colère, le téléphone sonne. C'est M... Il est très mécontent. Il avait envoyé des amis à lui, de la police, pour nous protéger. Je refuse ? Il ne répond plus de notre sécurité. Notre vie est en danger.

- « Ne t'inquiète pas pour moi, c'est inutile d'essayer de m'intimider, tu ne me fais pas peur, tu ferais mieux d'occuper ton temps à trouver de l'argent. Ton copain ministre des Finances ne peut pas te faire ouvrir la banque ? Va faire la quête à la sortie des églises et laisse-moi tranquille. »

Bref, je l'envoie au bain et je vais enfin prendre le mien.

Une heure plus tard, je réunis mon équipage et le comptable, et leur explique la situation. Ils commencent à avoir franchement peur, ils veulent aller à la police. Je dis :

- « Quelle police ? Le type qui est venu a prétendu être de la police et celui qui a répondu à la radio à Milan l'était vraiment. Personnellement, je refuse de me laisser intimider par ce rigolo, je vais dîner. Qui vient ? »

Tout le monde vient. Nous nous installons dans le premier restaurant aguichant. Le parmesan à peine saupoudré sur nos pâtes, nous sommes dérangés par M..., escorté cette fois pas trois petits Italiens noirauds, dont celui qui était venu me chercher à l'hôtel. Il est courroucé, il tape sur la table, fait sauter le barolo dans les verres :

- « Maintenant, tu vas m'obéir, me dit-il. »
- « Je te prie de nous laisser manger, je ne t'ai pas invité que je sache. Je t'ai donné rendez-vous demain matin, d'ici là je ne veux plus te voir. »
- « Je ne plaisante pas, tu sais ; ou tu m'obéis et je te laisse mes gardes du corps ; ou alors... tant pis pour vous. »
- « Tu commences vraiment à nous casser les pieds et tes gardes du corps, tu peux te les... garder. »

J'en bégaie. D'ailleurs, ils n'ont pas l'air bien costauds ni bien courageux.

- « C'est pas les muscles qui comptent, c'est ce qu'il y a là », dit-il en ouvrant la veste à carreaux verts de l'un d'eux.

Impressionnant, le Beretta ! Je le reconnais au premier coup d'œil, pensez ! C'est un western spaghetti, et les nôtres qui refroidissent ! Je hausse les épaules, je recommence à déglutir mes longues pâtes. Je continue à jouer l'indifférente, mais tout se bouscule dans ma tête. Je ne comprends rien si ce n'est que nous avons affaire à un escroc. Mais comment se fait-il qu'il soit aidé par la police ?

On est en Calabre, d'accord, il a parlé de la Maffia, d'accord, mais quand même, les policiers ne se mouilleraient pas officiellement dans un coup foireux ! Si ? Je commence à en avoir plein le dos de ce mec. L'hôtesse anglaise est verte, comme son Albion, de peur ; le comptable est tout blanc avec seulement le bout des oreilles écarlates ; mon copilote, Cri-cri, est comme moi, il rit de plus en plus jaune. Je me lève, toise le mini-maffioso de toute ma hauteur :

- « Tire-toi, et fous-nous la paix. Hai capito »

II recule !

- « Je te signale que j'ai fait piéger l'avion et si vous décollez sans moi, vous sautez. »

Comme il est mignon, ce petit !

Les garçons du restaurant, qui avaient disparu, réapparaissent comme par enchantement. Je leur demande qui sont ces hommes  

 - « lo no so, io no so. »

Nous finissons nos spaghetti, mais ils nous restent lovés au fond de l'estomac. Personne ne comprend, personne n'a d'idée. Si je ne comprends pas ce qui se passe, ce qu'il attend de nous, je ne suis pas effrayée, j'ai l'impression que c'est un drôle de type, oui, un truand probablement, mais je ne le sens pas capable d'en venir à des extrémités nuisibles à notre santé.

Nous rentrons à l'hôtel, quand même pas trop rassurés, les yeux et les jambes aux aguets. Rien d'anormal, il ne semble pas que nous soyons suivis. Mais ils n'ont pas besoin de nous suivre, puisqu'ils ont su très vite nous retrouver à l'hôtel et au restaurant. Reggio de Calabre n'est pas Paris, mais ce n'est pas Saint-Donat non plus.

L'histoire n'est pas finie. Mais dans mes rapports avec cet individu, se faisant son cinéma, et jouant le rôle de chef de clan et idole des femmes de toutes les couleurs, j'ai été frappée par sa non-misogynie à mon égard. Il n'a pas eu cette conduite parce qu'il a cru avoir une faible femme en face de lui, il se serait conduit de même, ou peut-être plus mal face à un homme. Son futur le prouve : c'est lui qui, plus tard, à Rome, a cloué au sol un avion de ligne, menaçant de le faire sauter parce qu'il voulait remettre le monde d'aplomb (c'était une bonne idée) en collaboration avec le Pape (c'en était une moins bonne). Les pilotes étaient mâles, les policiers aussi, ses interlocuteurs aussi, et le pape aussi.

Tout au long de nos dialogues, nous avons traité d'égal à égal. Il a essayé de me gagner avec ses arguments, sans jamais montrer qu'il se sentait supérieur à moi de toute façon du fait de son sexe. Tout ça pour en arriver à : est-ce que les femmes ne peuvent traiter d'égal à égal qu'avec les fous ? Finalement, tiens, il me plaisait bien, ce type.

Je ne sais à quoi il a passé sa nuit, mais j'ai trouvé la mienne fort longue, à l'écoute du moindre bruit anormal, et pendue au téléphone pour essayer de savoir à qui j'avais affaire. Pas su.

Le lendemain, à l'aube, nous étions à l'aérodrome. Le temps de passer à la météo, de déposer le plan de vol, de faire les pleins et de régler le problème de l'autorisation non reçue, il est là, avec son harem (peut-être des reprises de justice ?) et ses gardes du corps ; bien décidé à nous empêcher de partir ou à partir avec nous. Il essaie d'abord légalement en proclamant que l'avion lui appartient par contrat de location, et que, si je pars sans lui, je suis une voleuse. Il n'est pas si fou que ça, le fou. Je n'ai aucun double de télex qui pourrait prouver le contraire. Une seule solution : l'exaspérer et le mettre dans le même état que la veille lorsqu'il était furieux.

- « Écoute, tu es fou, tu n'as pas d'argent pour payer ton vol, tu peux devenir dangereux en l'air, j'ai le droit de refuser de t'embarquer et je refuse. »

Ça marche. Il se met à vociférer :

- « Si tu décolles, j'enverrai une voiture sur la piste devant tes roues. »

Tiens, il a déjà oublié que l'avion était piégé. Il tente de m'envoyer un coup de poing au visage. Je prends le commandant de l'aéroport à témoin :

- « Vous voyez, monsieur, cet homme est dangereux, son état est préjudiciable à la sécurité de l'aéronef. »

Le commandant en a visiblement assez de tous ces problèmes, lui qui est d'habitude si tranquille. Pour une fois qu'il se pose un avion sur son aéroport !... Il m'emmène dans son bureau, me fait écrire et signer une lettre dans laquelle je prends la responsabilité entière du refus d'em­barquer ces passagers.

Je profite du bureau et du téléphone pour demander la protection de la garde de l'aéroport. Les carabinieri arrivent en force une minute après et ceinturent tout ce petit monde.

Visite prévol archicomplète au cas où il y aurait quand même des pétards à bord. Décollage. Le ciel d'azur sur l'Etna, cap au nord.

Ouf !

Au-dessus de la Manche, on aperçoit les côtes anglaises. L'hôtesse est avec nous dans le cockpit. Quand elle voit son pays, elle craque, elle fond en larmes, elle avait bien cru qu'elle ne le reverrait jamais. On se pose à Gatwick ; sur le taxiway, des motards de la police nous attendent, nous escortent. Mes coups de téléphone de la nuit avaient alerté un peu de monde. Ils croyaient que nos joyeux larrons étaient à bord. Thank you. Too late.

L'histoire se termine ainsi, en queue de poisson. Car si j'ai appris, grâce à ma petite enquête personnelle, que M... était fiché à Interpol, et nous aussi puisque tous ses déplacements et contacts étaient suivis, qu'il était mythomane et néanmoins trafiquant, je n'ai jamais su le but de son expédition en Calabre, ni le rôle de la police italienne.


Danielle DÉCURÉ


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L'auteur, sur Mystère 20 à "Dassault Falcon Service"                                                       ... et sur Airbus" à "Air France"  (Coll. personnelle)

Extrait de "Vous avez vu le pilote ? C'est une femme"  (Éd : R. Laffont - 1982)

Date de dernière mise à jour : 09/04/2020

Commentaires

  • Ileana Cornea
    • 1. Ileana Cornea Le 07/01/2023
    Chère Danielle, tu me manques, des nouvelles... j'aimerais avoir des nouvelles....

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