Le diable à bord

Une mission Punch

Avec du recul, et l'expérience aidant, cela relevait vraiment de l'exploit d'accomplir en Jaguar les missions de pénétration tout temps à des fins nucléaires tactiques, préstratégiques ou affublées de tout autre qualificatif, pourvu qu'il soit politiquement correct.

Pour nous autres, pilotes, notre seule chance de survie résidait dans ce credo simpliste : le cap-la montre. Sans centrale inertielle ou autre système utilisant la précision diabolique du GPS, seule la tenue parfaite des éléments de vol nous garantissait de cheminer par mauvaise météo à l'endroit prévu entre les reliefs et les sites sol-air répertoriés.

Appliquer au millimètre "le cap - la montre" devait nous préserver d'être transformés en chaleur et lumière dans l'explosion des bombes AN52 tirées simultanément par nos compagnons d'infortune d'un jour. C'est donc avec la plus grande des rigueurs que nous apprenions le métier de bombardier de l'apocalypse.

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Le "Jaguar" avec une bombe nucléaire d'exercice (F. Schwebel)

Des exercices réguliers permettaient de tester le niveau atteint par chacun des escadrons nuc de la 7 et servaient dans le même temps de démonstration de la crédibilité de la dissuasion nationale. Nous mettions donc un point d'honneur à être particulièrement performants lors de ces rendez-vous semestriels. Je me rappelle plus particulièrement de l'un d'entre eux, un Poker ou un Punch. Il montre dans quel état de tension nous nous trouvions alors.

Pour l'occasion, le 1/7 "Provence" s'était déployé de Saint-Dizier à Colmar. Installés dans une fillod vétuste, nous avions passé la journée à attendre le message codé de déclenchement de mission, à préparer isolément les tracés imposés, à percer chacune des plaquettes qui seraient les seuls jalons concrets d'un périple nocturne, à calculer les pétroles et autres paramètres de tir.

L'heure H tombée par message, nous avions affiné un certain nombre d'éléments et réglé nos montres à la seconde près. Le trajet du raid s'établissait comme suit : décollage de nuit depuis les terrains de déploiement, trajet en haute altitude, percée à Avord, trajet basse altitude sur le Massif central, tir d'une bombe nucléaire fictive sur le champ de tir de Captieux, atterrissage à Cazaux ou Mont-de-Marsan.

Tard dans la nuit, les décollages se sont succédé toutes les huit minutes. Il n'est déjà pas courant de partir en mission en avion isolé, alors lorsque les véhicules de secours accompagnent chacun de nos appareils jusqu'au point de manœuvre, tous gyrophares allumés dans la nuit noire, l'atmosphère se fait plus pesante.

Top décollage ; dans le silence du cockpit, privé momentanément de conditionnement d'air, seul le détotalisateur pétrole couvre de son bruit les battements accélérés du cœur. Après une course trop longue, l'avion s'arrache du sol et immédiatement le noir le plus complet l'enveloppe.

Sans repère extérieur, impossible de confirmer que l'on entre bien dans la troisième dimension ; seule la légère tendance à la hausse du variomètre puis de l'altimètre et du badin montre que le lourd oiseau a bel et bien pris son envol. Le train rentre, les actions vitales s'enchaînent méticuleusement, il est temps de s'attaquer dans le noir à l'ascension des Vosges, couvertes par de gros orages d'été.

À la radio, quelques messages angoissés ajoutent un degré supplémentaire à la tension ambiante. Là, Mumu fait état de phénomènes étranges en cabine qui le contraignent à se dérouter sur Saint-Dizier. On apprendra le lendemain qu'il s'agissait de feux de Saint-Elme. Ici, c'est le vieux Jules lui-même qui dit s'être rarement fait tabasser ainsi et que le front orageux traîne jusqu'à 100 milles nautiques avant la descente. Encore vingt minutes donc à se faire "bahuter" ainsi.

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Le "déplinav", instrument indispensable pour une mission de pénétration sans visibilité,
regroupe !es informations de la navigation. À gauche, la "ficelle", l'altitude à respecter
pour suivre le relief : 500 pieds/sol en temps de guerre, 1500 pieds en entraînement

Plus loin, c'est un autre qui se fait foudroyer. Enfin, arrive la percée avec Avord, je suis pratiquement à l'heure, il ne faudra faire que de menues corrections en basse altitude.

Installé à 1.000 pieds sol, je corrige l'éclairage intérieur et vérifie un à un les paramètres. Dans 10 nautiques, remonter de 300 pieds pour demeurer à l'altitude "ficelle" ; dans 2 minutes et 26 secondes virage à gauche au cap 234° ; badin correct. L'esprit complètement accaparé par ce long processus de vérifications qui assure ma survie et la certitude de tirer ma bombe à l'heure, je ne peux intégrer d'autres éléments extérieurs.

Soudain, une force étrange m'enserre le poignet gauche. Pétrifié, je n'ose bouger, ni même regarder de quoi il s'agit. Mon poignet est maintenant littéralement pris dans un étau. Une seule pensée me vient immédiatement à l'esprit : quelqu'un s'est glissé derrière mon siège et veut prendre le contrôle de mon appareil ! Vite, s'assurer que le pilote automatique fonctionne normalement avant d'entamer quoi que ce soit. Conserver tous les paramètres de vol intacts. Comment diable quelqu'un pourrait-il prendre place à bord d'un monoplace en plus de son pilote ?

Face à la réalité des faits, je me résous malgré moi à regarder enfin mon poignet... Pas de main gantée ni de gros doigts crochus. Mais seulement le fil ballant de la lampe de secours qui, en se détachant de son support, est retombée sur mon avant-bras et, emportée par son poids, s'est mise à osciller, imitant ainsi des pressions successives.

Après un grand ouf de soulagement, le stress de la mission s'est alors évanoui comme par enchantement, laissant place à une grande quiétude et une longue salve d'auto-flagellation verbale.

Nous eûmes ce soir-là beaucoup d'histoires à partager une fois tous réunis au restaurant autour de somptueux plateaux d'huîtres.


Pierre-Jean DUPONT

Extrait de "Jaguar, le félin en action" de Alain Vézin (Éd : ETAI - 2008)

Date de dernière mise à jour : 06/04/2020

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