Le coup du roi, premier doublé français
Réacteurs à 8.400 t/mn, nous remontons à 25.000 ft pour faire une deuxième exploration du domaine basses vitesses. Le programme d'essais du SO 4050 Vautour 001 comporte, ce 16 mai 1956, quelques essais de rallumage des réacteurs ATAR 101 E, puis une exploration des basses vitesses.
Ce programme se déroule dans le cadre de l'Opération Vautour. Les Services Officiels, estimant que la mise au point du Vautour n'est pas assez véloce, ont décidé que le CEV s'en chargerait. Voilà pourquoi un équipage CEV (Capitaine Bigand et moi-même, Ingénieur de première classe de l'Air Wanner) se trouve chargé de la tâche, inhabituelle pour des représentants de l'État, d'ouvrir le domaine de vol d'un prototype.
Nous avons décollé aux environs de 18 h 30 de Brétigny (c'était un peu avant l'heure normale, suivant l'adage bien connu à l'époque (midi, sept heures, l'heure du Vautour).
Les quelques essais de rallumage entre 30.000 et 20.000 ft m'ont permis d'en préciser le domaine et nous avons effectué, sans incident, une décélération en lisse jusqu'à 110 kt.
J'envisage avec plaisir le retour à la base après une journée bien remplie. Ce jour-là, le chef de la Section Moteurs, l'Ingénieur en Chef Jean Soissons et son adjoint, l'Ingénieur Principal Roger Mognard, m'ont imprudemment laissé la responsabilité des essais pour se rendre à une réunion en province. Le matin même, j'ai mis aux ordres le Mystère II 23 et, après une écoute quelque peu mouvementée, je l'ai vu se poser, réacteur éteint, et racler le croupion dans l'arrondi. Après le déjeuner, le deuxième avion d'essai de la section, le Super Mystère IVB 03, s'est posé roulette de nez non sortie, ce qui a quelque peu endommagé la pointe avant. Les deux premiers avions de la section étant ainsi indisponibles, j'ai eu le temps de peaufiner l'ordre d'essai réacteurs du Vautour 001, notre dernier avion, et d'y adjoindre une phase d'exploration des basses vitesses rédigées par Caillard de la section avion.
La décélération, prudente, commence à 25.000 ft, vers 250 kt, train sorti, plein volets, aérofreins sortis. Vers 110 kt, 23.000 ft Bigand annonce :
- « Fin de décélération, je rends la main ».
Néanmoins, le nez de l'avion continue à monter, le badin à diminuer. Le buffeting s'amplifie, de plus en plus sérieux. Bigand lâche un juron, met du manche à droite et l'avion s'incline lentement à droite, trop lentement à mon goût. Brutalement l'avion se cabre, le badin se bloque fâcheusement à zéro et l'avion part en lacet, roulis à gauche.
Lorsque j'étais élève-pilote, mon père, qui avait été responsable des gros hydros avant et juste après la guerre, comme ingénieur de marque et ingénieur d'essais, me répétait souvent :
- « Attention mon garçon, les basses vitesses, c'est le décrochage, le décrochage c'est la vrille et la vrille c'est la mort ! ».
Flûte, on est en vrille ! Un tour, deux tours, buffeting sévère. Bigand contrôle, pied contre, manche avec. La rotation s'arrête. Le badin est à 150 kt. Ouf !
Hélas, ça repart à droite. Un tour, deux tours, l'avion est à une assiette à peine à "piquer", badin à zéro. Puis, de nouveau, ça s'arrête, badin à 150 kt. Faux espoir, ça repart à gauche.
Là j'appelle Bigand, suivant la procédure que nous avons établie avant le départ, "au cas où" :
- « Bigand, on est à quinze mille pieds ».
Calmement, il me répond :
- « Rappelle dix mille ».
Pourquoi dix mille pieds ? Pour la simple raison que, même si le pilote a repris le contrôle de l'avion, il n'y a plus assez de place, au-dessous de cette altitude, pour effectuer la ressource. Et ça continue un tour ou deux à gauche, un tour ou deux à droite. L'altitude fatale de 10.000 ft se rapproche, inexorablement, avec de faux espoirs dus à ce badin à 150 kt à chaque arrêt (on supposera, plus tard, qu'à l'incidence voisine de 90° où nous sommes, ce n'est pas la totale qui est gonflée mais la statique qui est aspirée ; nous manquons d'un bon étalonnage dans ces conditions de vol quelque peu exceptionnelles !).
- « Bigand dix mille »…
- « On saute »
Petit pincement au cœur. Le souvenir que je garderai de cet instant n'est pas un sentiment de peur. Je le comparerais plutôt avec ce que je ressentais, lors de l'oral de l'X, lorsque retentissait la sonnette de l'examinateur annonçant : « Au suivant ».
- « Flûte, il faut y aller ! ».
Le levier d'ouverture de la verrière comporte, à son extrémité, un petit levier rouge, maintenu en position par une goupille, elle-même retenue par du fil à freiner. Je passe le doigt dans la boucle de la goupille et tire violemment, arrachant d'un seul coup le fil à freiner. C'est fou ce que l'on a de force dans ces occasions (j'aurai l'index gonflé et douloureux pendant les huit jours suivants). Je bascule le levier rouge vers l'avant, puis tire le levier d'ouverture vers l'arrière. Coup de poing dans la verrière. Elle part avec un grand plouf dû à la dépressurisation. La poussière voltige dans la cabine sous l'effet d'un violent courant d'air. Dernier coup d’œil à l'altimètre, 9.000 ft déjà. Je n'aurai pas le souvenir de la manœuvre suivante consistant à aller chercher la poignée du siège au-dessus de ma tête. Je l'ai sûrement fait et tiré le rideau vers le bas. Pour ceux qui n'ont pas connu les sièges de l'âge des cavernes, je rappellerai que ce rideau, déployé devant le visage avant la percussion de la cartouche en bas de course, évitait de se faire gonfler par le courant d'air en cas d'éjection à grande vitesse.
Aucun souvenir non plus de l'éjection elle-même. J'ai dû perdre connaissance. Il faut savoir que le siège SNCASO (prototype) qui équipe le Vautour n'a pas de canon télescopique comme les sièges modernes. L'accélération doit se faire sur une longueur de l'ordre du mètre. Pour atteindre une vitesse verticale suffisante, évitant d'empailler la dérive en cas d'éjection à Mach 1 (le Vautour est transsonique en piqué), la combustion de la cartouche provoque un facteur de charge d'environ 25. J'ai donc pesé vingt-cinq fois mon poids terrestre pendant quelques centièmes de secondes ! Les anciens qui connaissent ma silhouette actuelle, qui n'est pas très différente de ma silhouette d'alors, estimeront l'énormité des charges encaissées par ma colonne vertébrale. Comme ma mère ne m'avait pas calculé à 25 g, quelques-unes de mes vertèbres ont cédé et je me suis évanoui. Je tombe en chute libre, évanoui, soigneusement brêlé, le parachute sous les fesses entre le siège et moi.
Pour rajouter du suspense à cette aventure, revenons quelques jours en arrière.
À l'époque, je fréquentais une charmante demoiselle, connue du PN comme la plus crevarde des stagiaires (elle avait réussi à se faire quelque cent heures de vol en deux stages d'un mois !). Au cours de nos discussions, nous avions été amenés à évoquer la pièce de Jules Roy "Les Cyclones" qui passait dans une salle parisienne. L'auteur y racontait une histoire inspirée par les essais malheureux de la firme de Havilland tentant de passer le mur du son. Il faisait dire, en substance, à l'un des pilotes d'essai :
- « Lorsque ça barde dans le ciel, je me dis que je ferais mieux d'être terrassier ».
Nicole m'avait déclaré :
- « Qu'en pensez-vous ? Cela m'étonne beaucoup que l'on pense à cela quand ça cafouille. » (mais oui, au temps des cavernes, les jeunes gens se vouvoyaient et un frôlement de main les envoyait au septième ciel sans siège éjectable !)
J'avais émis la même opinion et rappelé que Jules Roy avait participé aux bombardements de nuit pendant la guerre. Il devait savoir, en conséquence, ce qu'est la vraie peur. Il n'avait probablement mis cette phrase dans la bouche de son personnage que pour satisfaire à la fausse image que le grand public se fait du pilote d'essai. « Mais », avais-je ajouté en cravatant quelque peu :
- « Si cela m'arrive, je vous dirai si j'ai pensé au métier de terrassier. ».
Or lors du roulage précédant le décollage, nous avons croisé des terrassiers qui préparaient un nouveau taxiway. Je dois reconnaître qu'à ce moment, n'ayant rien à faire et conscient des risques d'une exploration de domaine, j'ai pensé à notre discussion. Dois-je le préciser, j'ai d'ailleurs plus pensé à Nicole qu'à Jules Roy.
Revenons à notre histoire. Comme le lecteur perspicace aura pu le deviner, je me réveille à temps, en chute libre. Il ne me reste plus que trois opérations à faire pour me retrouver au bout du parachute.
- Trouver le gros bouton plat ventral, coincé entre le blouson de vol et le pantalon, le tourner d'un quart de tour pour libérer les sangles. Or mettre la main sur ce bouton n'est pas si simple qu'il y paraît, étant donné que je tourne suivant un mouvement, dit à la Poinsot, autour du centre de gravité de l'ensemble siège-bonhomme. On me demandera ultérieurement de préciser autour de quel axe je tournais. Je reconnaîtrai que tout ce que j'avais remarqué, c'est que ça tournait fort et de façon quelque peu erratique et imprévisible. Il me sera impossible de préciser la position angulaire du vecteur vitesse instantanée de rotation dans les axes liés au siège, ni la position angulaire de ce vecteur dans un système d'axes lié à la Terre. Dommage pour la mécanique du vol des sièges.
- Pousser sur le siège avec les pieds sur les cale-pieds pour m'en éloigner avant l'ouverture du parachute. En effet, un heurt avec le siège est possible et néfaste, car le siège est plus dur que le bonhomme. J'ai déjà les pieds sur les cale-pieds depuis le début des essais basses vitesses. J'ai aussi soigneusement rangé la planchette, ce qui fait que j'aurai définitivement perdu les limites du domaine de rallumage. Elle brûlera ainsi que les HB au moment du crash. Aussi cette opération est-elle relativement facile, contrairement à la première.
- Aller chercher, à tâtons avec la main droite, la poignée du parachute sur mon flanc gauche et tirer. Comme je crains la brutalité du choc à l'ouverture, j'attends d'être en position face au sol bras et jambes écartées, puis je me regroupe avant de tirer la poignée.
Je suis très étonné de la douceur de l'ouverture. La corolle est au-dessus de moi sans que j’aie ressenti la moindre décélération. Ce que je ne sais pas, c'est que ce parachute n'est pas un parachute normal.
Le siège a en effet été conçu pour être entièrement manuel. Les automatismes ne sont pas sûrs, pensent les ingénieurs de l'époque. Ils ont une image très négative de l'électronique, image reposant sur les postes radios à lampes que l'on fait marcher à coups de pied (précisons quand même pour nos jeunes lecteurs que les lampes étaient des triodes et quelquefois des pentodes et non pas des lampes à pétrole). Aussi n'a-t-on pas envisagé de concevoir un système automatique interdisant d'ouvrir le parachute à des vitesses excessives. Or le Vautour pouvait dépasser Mach 1. Il était donc nécessaire d'équiper le siège d'un parachute pouvant s'ouvrir à Mach 1 et quelques petites décimales. Un tel parachute ressemble à un parachute normal, mais il est plus petit. La seule conséquence en est la vitesse verticale, 10 m/s environ, au lieu de 3 ou 4 m/s pour un parachute classique. Rappelons que 10 m/s est la vitesse que l'on atteint en tombant de cinq mètres de haut, c'est-à-dire du deuxième étage. Cette performance est sans inconvénient loin du sol. Je dois toutefois reconnaître qu'à l'arrivée, je ne verrai pas bien passer les dix dernières secondes et que, mésestimant ma vitesse, mon contact avec le sol sera plutôt brutal. Tout porte à croire qu'une autre vertèbre cassera à cette occasion.
Ces opérations effectuées je me retrouve doucement balancé au bout de mes suspentes avec un sentiment de jubilation intense. J'ai réussi mon éjection sans m'emmêler dans la procédure ! Suivra un certain nombre d'événements, d'observations, d'actions dont il me sera, plus tard, impossible de rétablir la chronologie. Sur ma droite, je vois passer le siège qui descend, majestueusement, un peu plus vite que moi et sans tournoyer. J'aperçois la verrière qui joue les feuilles mortes avec de jolies arabesques. Entre mes pieds, l'avion tourne en vrille à plat avant qu'il ne percute.
Je cherche le parachute de Bigand au-dessus de moi. Il a sauté après moi, donc il est au-dessus, raisonnement élémentaire, mais faux. Je m'inquiète de ne pas le voir.
Je constate que l'avion s'est écrasé et brûle, toujours au-dessous de moi, entre mes pieds. Très désagréable ! Ce serait trop bête de tomber dedans ! J'essaye de tirer sur les suspentes comme on me l'a enseigné, mais ne peux discerner le moindre déplacement latéral.
Heureusement, je dérive lentement, ce qui m'éloigne de l'épave en feu. Mais cette dérive m'entraîne fâcheusement vers la lisière de la forêt de Fontainebleau. Or ce jour de mai, la température printanière m'a incité à ne mettre que ma combinaison anti-g et je trouve cette pelure un peu mince pour atterrir sur quelque chêne centenaire ou quelque frêle bouleau.
Je me rends soudain compte que durant la vrille (une minute un quart environ) et pendant les manœuvres d'éjection, je n'ai pas pensé à être terrassier. C'est là que je prends la décision de faire part à Nicole de cette remarque fondamentale et par la même occasion de lui demander sa main. Elle prétendra alors, en généralisant audacieusement, qu'il me faut un grand coup de pied dans le fondement pour prendre des décisions sensées.
Finalement, ma dérive lente ne m'amène pas sur la forêt, mais sur un grand champ bien plat. C'est alors qu'avec soulagement, je vois le parachute de Bigand au sol et ce dernier me faisant des grands gestes. Il me dira plus tard qu'il m'avait en vain cherché au-dessous de lui et sur le sol (il a fait le même raisonnement faux) et avait été fort étonné de me voir encore en l'air alors qu'il était déjà par terre. Malheureusement dans le grand champ bien plat, il y a un tout petit pommier et ma trajectoire semble m'y conduire tout droit. Cela me perturbe quelque peu en finale et contribue sûrement, avec les dix mètres secondes de petit v, à la brutalité de l'atterrissage, à côté du pommier que je rate de justesse.
Je me tape brutalement le menton sur les genoux et me retrouve sur le dos, le souffle coupé, le goût du sang dans la bouche, inquiet pour mes vertèbres. Je me rassure tout de suite, à tort, en constatant que je peux me relever.
C'est alors qu'arrive une brave paysanne, armée d'une fourche (ce détail m'étonnera encore, lorsque je rédigerai ces lignes, car je me demande ce qu'elle pouvait faire d'un tel outil à cette époque de l'année ; l'aurais-je rêvé ?). Elle semble terrorisée. Qui ne le serait pas en ayant vu tomber à quelques mètres, puis exploser, vingt tonnes de ferrailles et de pétrole ?
Cette peur s'extériorise sous la forme :
- « Petit imbécile. Vous voyez à quoi ça mène vos galipettes dans le ciel ! »
Je ne suis pas sûr qu'elle ait précisément employé le qualificatif d'imbécile pour fustiger ma conduite, impardonnable à ses yeux.
Je bredouille quelque excuse et ramasse soigneusement mon parachute, car j'ai le noble souci de ne pas perdre le matériel de l'État (un proto cassé c'est déjà pas mal, nous n'allons pas perdre en plus un parachute !).
Je me dirige vers l'épave, qui brûle à quelque cent mètres de là, pour y retrouver Bigand. Il est très soulagé de me voir. Il a eu des doutes sur mon éjection. Une fois l'ordre donné, rien ne lui avait permis de savoir si j'étais parti. J'occupais en effet la place navigateur derrière lui et j'étais donc invisible. Ce n'est que l'odeur de poudre, quelques instants plus tard, qui lui a fait supposer que je m'étais effectivement éjecté ! C'est l'un des rares cas où une information est transmise à un pilote, sous une forme olfactive.
Nous voyons alors arriver un brave curé en soutane. Il fulmine. Nous sommes tombés dans son champ et avons quelque peu gâché sa récolte. L'épave a néanmoins fait moins de dégâts que les curieux qui arrivent de toute part. Il est étonnant de constater combien de gens peuvent rappliquer dans cette commune rurale où d'habitude on ne croise pas un chat. C'est tout juste s'il n'y a pas un marchand de gaufres pour alimenter la foule. S'il n'y a pas de marchand de gaufres, il y a par contre un charcutier qui nous embarque dans sa camionnette pour nous conduire à la gendarmerie. Nous pouvons alors apercevoir un hélico puis un Beech qui survolent le coin. Ce sont Soissons et Mognard qui, de retour de mission, ont été alertés par Brétigny et qui viennent aux nouvelles. Grande est leur inquiétude en ne voyant aucun parachute au sol. Notre souci du matériel de l'État en est la cause, bien involontaire.
Comme je ne sais pas que j'ai quelques vertèbres endommagées, je n'hésite pas à grimper dans le fourgon arrière et à m'y asseoir sur un vieux pneu, au milieu des jambons. Et nous voilà partis pour Ponthiéry en cahotant dans les champs. Quand je pense qu'une fois découvertes mes fractures, quelque huit jours plus tard, on m'immobilisera sur une planche !
En débarquant dans la gendarmerie, blouson de cuir noir, pantalon vert moulant de la combinaison anti-g, bottes de vol, casque blanc et masque sous le bras, nous entendons un brave brigadier répondre au téléphone qu'il n'a pas vu tomber d'avion. Nous essayons d'attirer son attention, mais il nous somme de nous taire, en soulignant qu'il a une communication de la plus haute importance. Ayant raccroché le combiné, il nous demande de faire notre déposition et lorsque nous lui annonçons que l'avion, c'était nous, il a cette phrase magnifique
- « Je ne pouvais pas le deviner ! ».
Tout porte à croire qu'il doit recevoir régulièrement des pékins, en tenue de vol, venus lui dénoncer quelques larcins agricoles.
Rapidement nous pouvons appeler Brétigny pour rassurer la direction et l'équipe d'essai (Keyser de la section moteur à l'écoute et Goyperon mécanicien-navigant d'essai responsable du 001). Il nous reste à attendre paisiblement, en prenant un pot avec notre aimable charcutier, que le Père Bonte et son fidèle Flamand viennent nous récupérer. L'Ingénieur Général Bonte, alors directeur du CEV, me pardonnera, s'il s'en soucie, de le nommer avec ce qualificatif qui n'est que la marque de la respectueuse affection que lui portaient alors ses subordonnés.
À la suite de ce crash, et de quelques autres incidents plus ou moins sérieux sur la flotte des prototypes et avions de présérie de l'Opération Vautour (l'ingénieur Principal Pierre Lecomte, chef de la section Avion, s'est posé sur le 07 avec le diabolo du train avant non sorti), les équipes de la SNCASO déclareront :
- « l'Opération Vautour est une soustraction ! ».
Après huit jours de déambulation, à pied, en métro et en voiture, dans différents hôpitaux militaires, une radio prise sous un angle judicieux montre à l'évidence que j'ai deux vertèbres cassées, toutes les vertèbres plus ou moins aplaties et le coccyx en tire-bouchon. Ma taille a perdu un bon centimètre (en hauteur et non en largeur ce qui n'améliore pas mon aspect ratio). Les toubibs m'immobilisent sur une planche. Il était temps.
J'ai alors le plaisir d'être muni d'un os extérieur, sous forme d'un corset de plâtre inamovible qui me bloque, trois mois durant, entre le dessous des bras et le haut des cuisses. Cela ne m'empêche pas de vivre à peu près normalement, de travailler, de conduire et même de danser. Je me souviendrai longtemps de l'ahurissement d'un couple que j'ai empaillé au cours d'un paso-doble endiablé. Ils avaient eu l'impression de rencontrer un bulldozer sur la piste !
Il me faut un certain temps pour maîtriser ma vingtaine de kilos supplémentaires, en particulier pour assurer des virages corrects dans les couloirs. Je me tape régulièrement à l'extérieur du virage avant d'acquérir les réflexes de compensation. J'aurai d'ailleurs le problème inverse, une fois déplâtré. Je passerai quinze jours à me taper à l'intérieur des virages avant de rétablir la bonne procédure de pilotage.
C'est le jour du déplâtrage que je cours un risque majeur. Je manque périr stupidement. J'ai passé trois mois d'été, de juin à septembre, sans pouvoir me doucher et je dois reconnaître que bien qu'inondé d'eau de Cologne, je suis à l'origine d'émanations odoriférantes quelque peu offensantes pour mes interlocuteurs. Aussi, dès mon plâtre retiré, n'ai-je qu'une seule idée, me laver. Sans prévenir les infirmières, je me plonge avec délice dans une baignoire bien remplie, dans la salle de bain, isolée et rarement fréquentée, au bout du pavillon de l'hôpital. Au bout de cinq minutes de béatitude, je me sens soudain au bord de l'évanouissement. Je glisse dans la baignoire sans pouvoir faire un geste. Les quelques décibels que je peux émettre sont amortis, bien avant de sortir de la salle. Avouez que cela serait vraiment bête de périr noyé. J'attends, dans cette situation dangereuse, que la température baisse et, dans un geste ultime de survie, je réussis à retirer le bouchon de vidange, ce qui réduit le risque de noyade.
Deux heures plus tard, frigorifié, mais ayant retrouvé un minimum de forces, je regagne ma chambre et m'effondre en travers du lit. Les infirmières m'y découvriront à poil, tout mouillé et ronflant profondément. Je vais d'ailleurs dormir vingt-quatre heures de rang pour récupérer. Et voilà pourquoi une éjection réussie m'a conduit au bord de la noyade.
Revenons à des considérations plus sérieuses pour faire quelques commentaires sur cette aventure.
Le décrochage intempestif était dû à un phénomène d'autocabrage (le pitch up des Anglo-Saxons). Le décollement des filets d'air, en extrémité de la voilure en flèche, conduit à un violent couple cabreur que la gouverne de profondeur ne peut compenser même à plein piqué.
L'incidence augmente alors jusqu'à atteindre des valeurs voisines de quatre-vingt-dix degrés. L'empennage horizontal, sorti du sillage de la voilure décrochée, redevient efficace et assure une stabilité remarquable et malencontreuse autour de cette incidence. Ce sera la première manifestation du phénomène de décrochage profond (deep stall) que l'on rencontrera sur certains avions à aile en flèche (le BAC 111 par exemple). Une modification du bord d'attaque de l'aile supprimera le phénomène d'autocabrage sur les avions de série.
J'ai réussi la procédure d'éjection, très compliquée pour ce siège entièrement manuel, parce que je m'y étais bien préparé en la répétant mentalement chaque fois que j'avais un temps libre. Au cours de la manœuvre, j'ai eu l'impression d'être dédoublé. Une partie dictait les items de la check list et l'autre partie l'exécutait. Je ne saurais trop conseiller à mes jeunes amis pilotes et ingénieurs d'essai (et même aux moins jeunes) de se préparer ainsi à faire face aux imprévus, même s'ils sont hautement improbables.
Cette éjection a été le premier doublé français et constitue pour moi un record. Je n'avais effectué que deux vols sur siège éjectable et l'ai utilisé au troisième ! On peut faire mieux, mais ce sera difficile. La philosophie de conception des sièges en vigueur à l'époque consistait à déclarer que les automatismes n'étant pas sûrs, on demanderait à l'utilisateur d'assurer manuellement les manœuvres. Cela conduisait à l'assommer au milieu des opérations et à compter sur lui pour poursuivre ! Entre un automatisme pas très fiable et un bonhomme pas fiable du tout, on n'avait peut-être pas fait le bon choix. Heureusement, la philosophie de conception des sièges a considérablement évolué depuis cette époque lointaine.
- « Et après cette aventure, avez-vous revolé ? », me demandera-t-on. Oui, heureusement.
Après un an de purgatoire et de rééducation, les toubibs m'ont déclaré de nouveau bon pour le service, constatant que mes vertèbres étaient parfaitement réparées (je me demande encore s'ils n'ont pas radiographié les seules vertèbres fêlées plutôt que les vertèbres fracturées !).
C'est ainsi que je me suis retrouvé, ingénieur d'essais stagiaire à l'EPNER en 1959 (il était temps de me délivrer un brevet m'autorisant à faire des essais).
Et j'ai pu faire un nouveau vol sur Vautour. Je fais équipe avec Paul Albert, pilote stagiaire. C'est le jour de son premier vol Vautour. Je m'installe au poste navigateur du Vautour N, un poste que je connais bien.
Dès le décollage, je détecte une anomalie réacteur. Les deux T4 sont anormalement élevées. J'appelle Paul sur l'interphone pour lui signaler l'incident et souligne qu'en tant que stagiaires, nous devons jouer le jeu et annoncer un retour au terrain pour ennuis moteurs. Il ne bronche pas et continue la montée. Il répond curieusement à mes commentaires et prononce des phrases qui me paraissent incohérentes. Nous passons 30.000 ft en montée et je n'arrive pas à me faire entendre. La fréquence d'essais est muette et Paul devient de plus en plus bavard en prononçant des paroles de plus en plus aberrantes.
- « Paul, check ton oxygène ! ».
Le doute s'insinue en moi, sournoisement.
- « Paul, Paul, réponds-moi. Il faut interrompre l'essai, réduis et redescends ! »
Paul bredouille une liste de paramètres et annonce, d'une voix qui me semble pâteuse :
- « On va y aller ! »
- « Paul, Paul, qu'est-ce que tu fais ? »
L'avion passe brutalement sur le dos et nous entamons un piqué farouche. Flûte, flûte et flûte, ça ne va pas recommencer ! Je ne me sens pas du tout volontaire pour une nouvelle éjection, surtout à grande vitesse. Ce que l'on peut se sentir c.. dans une cabine sans manche ! Je hurle, franchement,
- « Paul, Nom de Dieu, qu'est-ce que tu fous ? ».
Et là, j'entends enfin une réponse cohérente, avec l'accent mi-toulousain, mi-bordelais :
- « C'est pas bientôt fini cette gueulante, fous-moi la paix, nous allons passer Mach 1. »
Ouf, ce n'est pas la panne d'oxygène ! Ce n'est que la panne des boîtiers radio. Je n'ai plus que l'interphone et suis coupé de la fréquence d'essais. Paul n'a pratiquement plus d'interphone et n'a que la fréquence d'essais. Je n'entends donc que ses réponses à la salle d'écoute et non les messages de cette dernière. Cela explique les incohérences entre ses réponses et mes messages ! J'ai quand même bien failli m'éjecter à Mach 1.
Dommage, Paul a répondu à temps. Cela m'aurait permis de tester la résistance du parachute.
Jean-Claude WANNER
Extrait d’AEROMED n° 17 de mars 2006 (http://www.aeromed.fr/)
Date de dernière mise à jour : 15/04/2020
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