Le coup de Nam-Dinh

Il pleut depuis 24 h. Toute la Haute-Région est bouchée comme jamais, les missions, l'une après l'autre, ont été décommandées. Je traîne dans le bureau de trafic lorsqu'un coup de téléphone de l'État-Major apporte un peu d'animation : on demande un taxi pour une double promenade sur le delta : parachutage à Bui-Chu, suivi d'un posé à Nam-Dinh. C'est urgent, il y a dû avoir un accrochage : une vingtaine de blessés sont à évacuer, et ça prendrait un temps fou avec les Beaver et les Dragon. Il faut un Dakota.

Selon son habitude, Lambert (NDLR : le chef-pilote) commence par refuser. Il n'a pas tort, vu le temps, la suite le montrera. Mais l'État-Major insiste beaucoup. Sur le delta, le manque de plafond et de visibilité n'ont pas tant d'importance. Bon, on va voir.

- « J'irai moi-même, conclut le Vieux. »

Mais je l'empoisonne avec tant de constance, qu'après m'avoir littéralement enveloppé dans les recommandations :

- « Attention ! Le terrain de Nam-Dinh est très court et mouillé, tournez plusieurs fois au-dessus et ne vous posez que si vous êtes certain de ne rien risquer. »

Tout ce que j'entends, est que je vais m'offrir une mission pleine d'intérêt, et qu'il me casse les pieds. Ah ! Jeunesse... Dernières homélies qui me poursuivent :

- « Je vous confie "mon" avion, il est tout neuf, il sort de révision à Hong-Kong. Faites-y attention ! »

Oui, le FD est tout flambant, bien propre, sorti vernissé des ateliers de la HAEC. Je suis de plus en plus satisfait, et aussi d'emmener en copilote mon excellent ami Nicolaï, qui sévit, sur Beaver, dans les plantations du Sud. Il vient passer son congé annuel chez nous, faire la guerre. Les jours où son Beaver ne vole pas, comme aujourd'hui, il en profite pour s'entraîner sur Dakota.  

Mécanicien : Taffani, que je vous ai déjà présenté, plus petit goret que jamais. Radio : Charbit, dit Dédé, dit Ben Mohamed, "tronc de figuier" comme son surnom l'indique, fort de sa moustache d'ébène et d'une aptitude insurpassable au baratin. J'allais faire longtemps équipage avec cet oiseau rare dont je n'ai jamais pu déterminer s'il me tapait sur les nerfs plus qu'il ne m'amusait, ou vice-versa. En tout cas, je l'aimais bien. Plus trois dispatchers et une IPSA convoyeuse dans la cabine.

Bui-Chu, c'était du gâteau. Un parachutage original : 3 t de glace, en parallélépipèdes bien réguliers empaquetés dans de la toile de sac. Que ne ferait-on pas pour boire frais ?

Nam-Dinh n'est qu'à 20 km, moins de 5 min. Il y pluviote un peu. La piste est vraiment minuscule : 700 m environ, en sandwich entre deux marigots. Je fais un ou deux passages assez bas, ça semble moche. Et puis, je pense aux blessés qui nous attendent, qu'il est urgent d'amener à Hanoï, aux soins de l'hôpital Lanessan.

- « La tour donne : cinquante premiers mètres glissants », annonce Dédé.
- « On y va... »

Nico est assis à droite et suit la manœuvre. Entre nous deux, Taffani tripote ses manettes, le grand nez curieux de Dédé pointe au-dessus. Virage, la piste bien dans l'axe, pleins volets, je m'amène à plat, au moteur, à la vitesse minimum. Les roues ont touché à la limite même de la piste. Nous roulons un peu. Je commence à freiner, la vitesse décroît très fort, nous sommes à mi-piste, et puis... 

Et puis, rien... ça continue, oh, tout doucement, pas plus de 20 à l'heure, mais sans ralentir d'un iota. Plus tard, en examinant les traces, je constaterai que sur cette invraisemblable patinoire - herbe écrasée dans l'argile humide - les roues ont glissé comme si de rien n'était. Le bout de la piste arrive, mais pas vite du tout. À chaque mètre, j'ai l'impression que nous allons nous arrêter tout de bon, et pas la place de tenter un cheval de bois entre deux talus où passent tout juste les bouts de plans...

Nous arrivons dans les barbelés, en ralenti de film ou de cauchemar. Je me cramponne aux commandes, bien en vain ! Les hélices brassent les fils de fer ; Taffani, transformé en Çiva, semble muni de douze bras pour étouffer les moteurs, fermer l'essence, couper les contacts, tirer les robinets des cloisons pare-feu... Au bout du fossé, la culbute : le Dak dégringole dans le marigot, en pylône. Je vois l'eau, devant le pare-brise, nous sauter à la figure... Un instant, nous jouons les sous-marins, puis la queue retombe sur la berge, le fuselage en ligne de vol, dans une fumée du diable qui n'est d'ailleurs que la vapeur de l'eau qui bout au contact des cylindres brûlants.

Pour moi, je ne pense qu'au risque du feu, le choc a pu crever un réservoir ; si l'essence se répand sur le marais et s'enflamme, ça va être coquet... Je gueule :

- « Sautez tous ! »

C'est facile : la porte de la cabine, restée ouverte pour le parachutage, est de plain-pied avec le sol. L'IPSA, qui s'était sagement attachée avant l'atterrissage, n'a même pas dérangé sa permanente. Un dispatcher s'est mis KO en faisant le roulé-boulé de sa carrière, de la porte des toilettes jusqu'à la place radio. Les autres ont pris des "gnons" sans importance. Dédé, qui tentait l'impossible tâche de retenir Taffani à bras-le-corps, s'est écorché le coude sur les manettes. Nico a donné de la tête dans le pare-brise. Je me suis vaguement éraflé le bras... Broutilles.

Nous descendons. Horrible spectacle : le beau FD est posé horizontalement sur sa béquille et, semble-t-il, ses plans : les moteurs et le train sont sous l'eau. Les hélices sont merveilleusement enguirlandées de barbelés, et, témoins de notre plongeon, sur le toit du cockpit, des jacinthes d'eau, les luc-binh qui recouvrent toute nappe d'eau en Indochine dégoulinent de boue noirâtre.

- « Il faut envoyer un message à Hanoi, dis-je en prenant conscience de mes lourdes responsabilités. Nico, vas-y, pendant que j'examine le piège. »
- « Qu'est-ce que je leur dis ? »
- « Restons vagues : avion endommagé Nam-Dinh, impossible rentrer Hanoi. »

... me paraît suffisant pour l'instant. Je crains, bien sûr, que le train ne soit, en partie au moins, replié, les hélices tordues, et ne suis guère pressé de le proclamer.

Tandis que Nico file vers les bâtiments de la radio, je me déshabille, ne gardant que mon slip, et, par la trappe au-dessus du poste, je descends comme une araignée au bout d'un cordage auquel se cramponnent Taffani et Dédé. J'enfonce à mi-cuisse dans la vase, l'eau au ras du menton. Impossible de rien voir dans cette bouillasse, alors, je respire un bon coup et, recommandant mon âme à Saint-Cousteau, je plonge sous le plan.

C'est en palpant à la main que je suis les jambes du train jusqu'au moyeu qui affleure à peine la vase. Tous les morceaux semblent en place. Je reprends mon souffle, passe sous l'avion et réédite l'inspection à bâbord. Ça ne se présente pas si mal, là non plus. C'est même incroyable, mais rien ne paraît abîmé. Nous avons pourtant descendu une marche verticale de 2 m de haut. C'est costaud, un DC-3. Je me fais hisser, reprends pied sur l'aile, caparaçonné de 2 cm de gadoue puante, des cheveux à l'orteil, spectacle peu compatible avec la dignité d'un commandant de bord. 

Voilà Nico qui revient, avec la réponse à mon message, brève et comminatoire, signée Lambert :

- « Attention commandant FD, précisez l'étendue des dégâts. »

Ma foi, je suis un peu rassuré sur ce point et me sens porté à la gaudriole. J'emprunte un crayon, griffonne :

- « Attention chef-pilote. Impossible préciser étendue dégâts F-BEFD tant qu'avion sera pas sorti de l'eau. »

J'imagine avec joie la tête que va faire le "grand-père volant" à la lecture de ces renseignements.

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« Alors, qu'est-ce qu'il a, cet avion ? L'avion ? Rien du tout... Pourquoi ? » (Coll. H. Bourdens)

En attendant, il faut faire quelque chose... Voici des officiers de la Légion qui viennent me proposer leur aide. Le parc matériel de Nam-Dinh est très bien organisé, et en un rien de temps arrivent trois Wreckers, ces énormes camions-grues-tracteurs qui, m'assure-t-on, ont sorti un Sherman de la rizière, la semaine passée. Un Dak, ça ne pèse pas si lourd, mais c'est aussi plus fragile. 

On attelle des chaînes aux deux jambes du train et à la roulette de queue. Trois légionnaires, torse nu, képi en bataille, très film réaliste sur "Sidi-Bel-Abbès", se tiennent aux commandes de leurs engins, moteurs au ralenti. Un petit sous-officier espagnol, le bras levé, dirige la manœuvre. 

On entend les embrayages passer, les câbles se tendre, les Wreckers déraper doucement contre leurs cales : le Dakota gémit dans toutes ses membrures, bouge... C'est vraiment pathétique... 

Et pan ! ce que je n'avais pas réussi à l'atterrissage, on vient de l'accomplir sans coup férir : la roulette a lâché, dans un claquement sec, au complet avec son vérin, et, si prompts qu'aient été les gars à débrayer, elle se tortille sous le fuselage à un angle jamais prévu par M. Douglas.

Il faut reconsidérer le problème ! C'est-à-dire, comme je l'avais déjà suggéré sans succès : d'abord abattre la berge du marigot en un plan incliné, dégager les roues principales, et glisser dessous des grilles pour permettre à l'avion de monter sans trop d'efforts. 

La nuit tombe. On allume les phares des Wreckers, des camions et des jeeps qui se trouvent là, et nous continuons cette tâche vraiment infernale : l'eau noire qui n'est qu'une purée liquide, nos corps nus recouverts de la même boue puante, et les rayons des phares sur cette fantasmagorie, la surface plate du marigot, le fuseau argenté de l'avion... 

Jusqu'à 3 h du matin, nous piochons, nous pelletons, malgré les conseils des officiers qui tiennent pour sûr que les Viets, ravis de cette aubaine, ne peuvent manquer de faire sur cette cible merveilleuse un petit exercice de tir au mortier. J'avoue que nous sommes plutôt exposés, mais l'idée de quitter l'appareil avant de l'avoir pu tirer d'affaire ne me laisse pas en place. 

Pourtant, l'un après l'autre, les gars, moins intéressés que moi à la suite de l'opération, partent se coucher, et finalement je reste seul dans le noir... Je jette ma pelle, me rince tant bien que mal dans l'eau trouble, et nous allons demander pour l'équipage l'hospitalité des radios du terrain. 

Je n'ai jamais passé plus mauvaise nuit : nous sommes assaillis par des escadres de moustiques d'une taille telle qu'on se demande comment ils font, eux, pour se poser sur la piste de Nam-Dinh. Et, rongés au sang, nous accueillons l'aube avec reconnaissance. On part aussitôt se remettre au travail.

Un Beaver apparaît, qui tourne au-dessus de nous : vu d'en haut, aucun doute : le Dak, posé en ligne de vol au milieu des luc-binhs, ne peut avoir l'air que d'un avion crashé sur le ventre, irrécupérable. 

Le petit monomoteur vire dans le vent, se pose, et le Vieux en jaillit, la casquette en bataille. Je m'avance vers lui, une formule d'accueil aimable aux lèvres, mais, sans me laisser la placer, il hurle :

- « Alors, qu'est-ce qu'il a, cet avion ? Je sors mon plus gracieux sourire : »
- « L'avion ? Rien du tout... Pourquoi ? »

Je crus que le pauvre homme allait en périr, sur le champ, de mâle apoplexie. Mais comme nous arrivions près de l'appareil, le ballet des Wreckers, soigneusement répété, s'ouvrait, et, dans l'accompagnement des énormes moteurs, le Dakota, tel une Vénus fangeuse, sortait de l'eau, secouant ses larmes de vase et ses feuilles de luc-binh. Il fallait se rendre à l'évidence : hors la roulette, rien n'était endommagé.

Les barbelés furent coupés autour des hélices, on purgea les cylindres du bas de quelques poissons-chats qui s'y étaient réfugiés, le mécanicien s'installa à son poste, brassa les moteurs. Contact. Ça tournait ! On sélectionna les magnétos : ça ne vibrait même pas.

Le vérin de queue fut vite changé, et le FD, à vide, redécolla de Nam-Dinh, 24 h après son atterrissage triomphal, sale comme un peigne, mais autrement guilleret. 

Il n'en dut pas moins retourner passer quelques jours à Hong-Kong, où l'on vérifia les couples de fuselage, car il avait tout de même pris une sacrée châtaigne. Mais on s'en était, somme toute, bien tiré. 

Le Vieux me garda quelque temps un chien de sa chienne, pour lui avoir abîmé son précieux avion.
 

Henri BOURDENS

Extrait de : "Camionneur des nuées" (Éd : France Empire - 1957)

Date de dernière mise à jour : 09/04/2020

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