Le bûcheron du COTAM

… ou la transgression salvatrice

Chacun sait combien l'exécution machinale et routinière des procédures peut être dangereuse... Heureusement, il existe des exceptions, en voici une.

Il est plus de minuit en ce jour inaugural du printemps, en mars 1969... Le Nord 2501 F-RABP s'apprête à amorcer la descente finale au GCA (SPAR ou PAR ? Je ne sais plus) vers la base aérienne de Creil. 

La journée a été longue, comme toutes celles des équipages de Nord mis à la disposition des FAS, dans le cadre des "Navettes FAS". La mission, cette fois, consiste à convoyer de Bordeaux vers Creil une équipe technique et du matériel destinés à la maintenance de l'arme nucléaire stationnée dans cette belle et lointaine périphérie francilienne... 

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Nord 2501 "Noratlas" (T. Billard - PictAéro)

Le vol a été relativement paisible mais la météo à l'arrivée est "crade" : vent fort, bancs nuageux, visi et plafond réduits, bref, en plein passage d'un front. 

L'approche finale s'avère délicate pour un second pilote, "vieux" de 5 mois sur Noratlas : avion lourd, vent debout bien établi, forte dérive, turbulences... Mais, appliqué comme on nous a enseigné à l'être, j'arrive à me maintenir correctement sur la trajectoire idéale que me récite la seule voix du contrôleur final, puisque très peu de terrains militaires sont, à cette époque, équipés des ILS que nous pratiquons sur les terrains civils.

Nos minima seront de 220 pieds à la remise de gaz, si celle-ci s'avère nécessaire, et de 900 m de visi. Or, on ne voit strictement rien, que ce soit vers le sol ou devant nous.

Atteignant les 300 pieds dans ces mêmes conditions, chacun se prépare malgré tout à l'ultime phase, celle de l'atterrissage.

Le mécano, Adc Joseph C... allume machinalement, comme il le fait toujours de nuit à cette hauteur, les phares d'atterrissage, alors que le manuel de vol prévoit précisément de "n'en rien faire" quand on est dans le "coton", afin de ne pas créer d'éblouissement dans le cockpit. Joseph transgresse les consignes (sans malice, il est vrai) et... nous sauve la vie !

Les trois protagonistes assurant la conduite de l'avion (copilote à gauche, mécano, commandant de bord) s'écrient comme un seul homme : 

- « Les arbres ! »

Les phares nous ont révélé que nous allions percuter une forêt. Je (copilote) tire sur le manche, ce qui cabre l'avion, Joseph (le mécano) affiche plein petit pas et le commandant de bord pousse à fond les manettes de gaz. Ce beau synchronisme de l'orchestre fait que l'avion se cabre effectivement, presque immédiatement, tout en gardant une vitesse suffisante pour ne pas rajouter à nos ennuis.

L'action a été rapide et efficace, mais nous "écrémons" le haut des arbres par le nez de l'avion, le train, le plancher de l'avion qui sera partiellement arraché, les volets hypersustentateurs, dont les toiles seront déchirées elles aussi mais de façon miraculeusement symétrique, ainsi que par le plan fixe arrière (celui qui relie les 2 poutres), lequel ne tiendra plus que par une seule attache...

Peut-être 3 ou 4 secondes de "rabotage", soit 150 à 200 m d'émondage de la forêt de Creil...

Puis la piste est en vue, le commandant de bord réduit la puissance, redonne à l'avion l'assiette d'atterrissage et répond très calmement au contrôleur final qui vient de signaler un :

- « Vous avez tendance à passer bas sous le plan de descente
- « Bravo Papa, piste en vue, je me pose, envoyez les pompiers, je viens d'accrocher les arbres ! »

Contrôleur final : 

 - « Bravo Papa, répétez ! » 
- « Je me pose, j'ai accroché les arbres, envoyez les pompiers ! » 
- « Contrôleur final : « ??? J'ai compris d'envoyer les pompiers, passez fréquence tour ! »

Ce qui fut fait. Mais cet échange radio démontre que le contrôleur final n'a pas réalisé ce qui s'est passé.

Ce qui s'est passé ? On ne le sait pas vraiment. Conditions météo difficiles, possible défaillance électrique du radar pendant une fraction de seconde, précisément au moment où l'avion rentre dans une zone de "rouleaux" aérologiques caractéristiques de l'endroit... (plusieurs avions basés-là ont, semble-t-il, été victimes de ces fameux "rouleaux"), futaies trop hautes par rapport au plan de descente ? Peut-être un petit cocktail de tout cela... Comme souvent en aviation, une foultitude de petits phénomènes cumulatifs... 

Nous étions sains et saufs mais l'affaire avait été grave : l'avion (promptement baptisé "Le bûcheron du COTAM" par les curieux) a été réformé sur place.

Pour l'anecdote, le navigateur, consciencieux comme ils l'étaient tous, et sur le point de boucler son journal de navigation, s'est mis à nous engueuler à l'arrêt des moteurs :

- « Qui a pris mon crayon ? Qui a pris mon crayon ? » 

Ne se rendant même pas compte qu'une branche d'arbre, arrivée là on ne sait comment, obstruait sa table de travail !

Joseph a transgressé et Joseph nous a sauvés. Tout au long de ma (passionnante) carrière opérationnelle dans le COTAM, je n'ai cessé de méditer cet "incident aérien" comme le dénomme la nomenclature officielle.

Ainsi donc, la procédure la plus précise (GCA) pouvait s'avérer faillible et la méthode être un frein à la circulation de l'information. Or, Dieu sait si les "transporteurs" sont confrontés à des situations "pourries" sur des terrains "pas racontables".

Je suis malgré tout resté un chaud partisan de la "Méthode" académique qui nous a, tout au long de notre carrière aéronautique, formés et sauvegardés. J'ai moi-même, sur le tard, été le "Grand Gardien" de ladite méthode. Pourtant, appliquant la méthode, j'ai toujours, du coin de l'œil, envisagé sans équivoque la transgression, l'invention de nouveaux schémas.

Mais mon historiette ne se veut que support d'une réflexion plus large. Naturellement, celle-ci s'est rapidement nourrie de tout ce qui appelle décision rapide, au-delà de la simple conduite d'un aéronef, dans quelque situation de crise que ce soit.

Alors, méthode, rigueur, transgression de la méthode, rigueur dans la transgression ?

À vous de décider quelle a été, quelle est, quelle sera votre clé de lecture. L'essentiel n'est-il pas de découvrir comment chacun de nous se révèle le plus opérationnel, c'est-à-dire apte à faire ce que doit ou, plus simplement, à « Faire Face ? ».
 

Pierre MACÉ

Extrait de "Le piège" n° 192 de mars 2008

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

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