Le Broussard de l'ile du Levant

Histoire dédiée à notre ami Joseph Dei dit "le Cacou" (1) qui nous a quitté sur une route des Landes le 2 octobre 1965… Il ne nous a pas quitté, Joseph, il est toujours dans nos cœurs…

Le cadre :

5ème Escadre Orange, il y a longtemps déjà…
Mission est donnée à la "5" de contrôler la fabrication européenne des engins Air-Air à guidage infrarouge dits Side-Winder (SW) du nom du reptile du Texas qui se déplace en crabe, pour tromper l’ennemi (mission NSPO – NATO SIDE-WINDER PROGRAM OFFICE)

But : tirs réels d’engins "Bons de guerre" sur cible téléguidée CT 20 (un réacteur de Fouga)

Lieu : champ de tir de l’île du Levant

Guidage : aux bons soins de notre Marine Nationale et de son centre de guidage. 


Moyens :
- 4 SM-B2 équipés de deux SW "bons de guerre", 
- 4 chefs de patrouille, réputés tireurs d’élite, of course, 
 une équipe d’armuriers spécialisés SW dirigés par notre officier mécanicien. 

Le SW, la fin d’une épopée, d’une tradition de canonniers d’élite. Avec un SW n’importe qui pouvait désormais toucher la cible, même… bref ! 
Mais foin de poésie, nous sommes des soldats de la République, condamnés à l’efficacité et non pas des pilotes de grand Sport (Gal Tourniaire dixit). 


Briefing inter- armes : salle d’OPS de l’Ile du Levant 


Mais encore faut-il y arriver à l’Ile du Levant…

- Mise en place en Broussard sur le terrain en terre du Levant (ce n’est pas Istres le Tubé !) 

- Longueur 400 m, un profil en dos d’âne. Au seuil 36 : la mer Méditerranée, une falaise, puis une bande de maquis et, enfin la piste. À l’autre extrémité, un ravin, puis une falaise et la mer Méditerranée. 

 Notre Commandant d’escadre conduit la délégation : 4 chefs de patrouille triés sur le volet, plus l’officier mécanicien du 1/5, spécialiste d’autant plus renommé… qu’il finira Général.

Travers

1ère étape : Orange - Hyères / Palyvestre

Qui va piloter le Broussard ?
Chicaia avec Jo. J’ai fait la bêtise de "lâcher" Joseph sur Broussard (je ne vois pas comment j’aurais pu faire autrement, le Broussard n’était pas à moi !). Depuis, ça devient de plus en plus difficile de voler dessus ! Mon ami Joseph… merveilleux pilote, personnage haut en couleur. Une guerre du "crevardage" (2) des heures de vol, nous unit férocement. 

Le Cdt d’Escadre tranche le conflit par le Jugement de Salomon : 

- « L’un fait l’aller, l’autre le retour ».

Avec Jo, nous adorons le Broussard, comme on aime un peu plus un enfant espiègle. Nous le respectons aussi. Il le faut bien car la bête est rétive, lente et sournoise. Son train d’atterrissage : une lame de ressort en forme de portique, au moindre "boum" elle restitue l’énergie comme un bourricot d’Espagne, intégralement et vers le haut. Il a un moteur PW de T-6 à toute épreuve, mais "châtré" : 100 CV de moins que notre T-6 AFN (donc la trapannelle est à surveiller comme le lait sur le feu). En résumé, un coursier hybride : Veau + Mulet.

Atterrissage au Palyvestre : rien à signaler 

Un quatre galons marine, très, très urbain, très, très "Royale" échange avec nous les mondanités en usage entre marins et aviateurs de la terrestre, mais en finale, "désillusion" pour Jo et moi, embarqués dans la même galère.

- « Navré, mes Seigneurs, laissez donc votre Broussard ici. Veuillez monter dans ce " Broussard Marine". La plate-forme du Levant a été équipée d’un guidage lumineux type "Appontage". Nous avons qualifié quatre pilotes seulement pour cette opération délicate ».

Broussard marine
MH-1521 "Broussard" marine

Nous l’avons mauvaise, Joseph et moi. Notre Cdt d’Escadre toujours conciliant nous calme :

- « Messieurs, restons sereins, observons, il y a certainement là quelque chose à apprendre en l’occurrence. » (fermez le ban et vos grandes gueules).

Bon ! Joseph hoche la tête en faisant la "bouche en coin" (signe extérieur chez lui de profonde méditation). 

Nous arrive un très jeune SM pilote, combinaison de vol Navy, bel insigne sur la manche (style grand 1/5 de Vuillemot). Sur la tête, un casque en cuir rembourré modèle Morane 406 de 1940. Joseph me dit en aparté, toujours la lippe en coin :

- « Deux remarques, fifre : 

     - 1° leur Cacou, le boutonneux : il transpire déjà… 

     - 2° leur Broussard Marine ? Qu’est-ce qu’il a de marine à part la couleur ? Il n’a même pas de crosse d’appontage »
- « Messieurs, on y va ! »


Je me mettrais bien en place droite, à côté du "spécialiste", mais il y a Joseph… qui y est déjà… ou presque. Joseph qui me regarde, qui comprend ce que j’ai envie de lui demander mais qui sait que je sais qu’il va me répondre avec un sourire angélique :

- « Fifre, j’ai déjà mis mes affaires en place droite… alors… » (il fallait être rapide avec Jo…) 

Décollage : rien à signaler. 


Quelques minutes après, nous avons l’Ile du Levant dans la glace frontale. C’est vrai qu’il est petit leur terrain ; vraiment petit, petit. Il fait un temps splendide, vent : 10 kt dans l’axe, heureusement.
Rentrée dans le circuit dit d’appontage. ¾ des volets sortis et déjà 70 kt seulement !!! 
Joseph et moi ne lâchons plus le badin des yeux. Nous survolons le haut fond des langoustes qui verra quelques années plus tard la fine fleur des plongeurs de la "5" vivre d’autres exploits ; nous naviguions alors à bord d’un chalutier "de plongée" commandé par l’un des derniers pirates de la Méditerranée, le célèbre Capitaine Christian Baba-Bam… Mais ceci fera l’objet d’une autre histoire… 


Dernier virage.

Longue finale. Effectivement, il y a un jeu de lumières là-bas en bas, style VASI. Pas un mot dans l’avion : six paires d’yeux fixées sur la falaise d’en face. Pleins volets : 65 kt et beaucoup de gaz pour "soutenir tout çà". C’est lent, mais ça finit par arriver, à la transition mer-terre : premiers frémissements de la bête. On "éponge" (d’aucuns diraient, on essuie) un gradient de vent : le badin a tendance à régresser, d’autant plus que le manche "mayonnaise" vilain et inutilement. 
Notre "jeune" éphèbe, pléonasme Joseph, corrige petitement les tours. Il fouettait d’être long…

On ne sera pas long ! 
20 m avant le seuil, on s’enfonce, le nez bien haut, en plein second régime, au milieu des caillasses, des lentisques et du romarin : "labourage et pâturage"… disait le brave Sully au bon Roi Henry (4).

App au levant

Le Boum de notre carrière !

La roulette de queue touche la première, le reste bascule en crabe, grand bruit de ferraille torturée émanant de l’avant.

Mais là, le miracle : la légendaire "lame de ressort en forme de portique" qui constitue le train du Broussard prend l’affaire à son compte, encaisse et restitue vers le haut en nous rejetant avec beaucoup d’à propos sur un seuil de piste, salvateur. 


Notre pilote se bat comme un lion : un coup de pied magistral pour nous remettre dans l’axe ; gaz coupés : manche au ventre ; debout sur les freins car, entre-temps, le bout de piste se dessine sous le capot moteur et derrière, plus bas, Mare Nostrum.

Enfin, le Broussard s’arrête dans un nuage de poussière.

Grand silence puis retour au parking.

Ouverture des portes, extraction-éjection des rescapés (style Fusil-Mitrailleur 24/29).

Le pilote descend le dernier, enlève enfin son casque, se tourne vers Joseph et murmure : 

- « C’était… , c’était pas très, très joli ? »

Et Joseph qui était quand même dans un bon jour, hoche la tête, met sa bouche en coin et répond :

- « Pas trop, matelot, PAS TROP »

et on se dirige vers les OPS.

Le mot de la fin : 


Le "Piaf" me prend à part, s’arrête, place ses bras pendants le long du corps, les poings fermés : 

- « J’étais assis derrière (il plie un peu ses jambes) les yeux à la hauteur de la fenêtre. Tout d’un coup "BOUM" (il étend vivement ses bras à l’horizontale) :

- « J’ai vu les ROUES du TRAIN comme ÇA ! »

Épilogue

Le Pacha Marine du Levant, entouré de son staff, nous accueille. Il semble n’avoir rien vu. Ou fait semblant de n’avoir rien vu, ni entendu…

- « Bon voyage, Messieurs ? »

Notre Commandant, du tac au tac, mais toujours exquis, répond en anglais quelque chose comme : 

« Fine Gentlemen »


Le Briefing interarmes peut commencer.


Michel GIRAUD

Date de dernière mise à jour : 10/04/2020

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