Le Baroudeur
Le jour de ma retraite, un ingénieur qui avait partagé mes joies, mes peines, mes doutes aussi dans l'aventure du Baroudeur, a dit devant un micro :
- « C'était le dernier chasseur marrant ».
Je partage entièrement ce point de vue et j'y ajouterais volontiers, romantique. Et pourquoi pas ? Tout le monde verse une larme émue pour un wagon-lit ou une vieille Rolls. On n'y voit plus un quelconque tas de tôles car on y ajoute, en quelque sorte, une TVA sentimentale.
Je revendique le droit d'aimer encore cet avion, pas seulement parce que je l'ai mis en l'air pour la première fois mais aussi parce qu'il est aujourd'hui une espèce de fossile.
Cela est si vrai que pour en faire figurer un au Musée de l'Air, il faut en décortiquer trois sortis à grand peine du gisement de Cazaux, où des chasseurs mitraillent, tiraillent, percent, criblent de vieux serviteurs qui, à n'en doutons pas, gémissent de tant de cruauté.
La rage aveugle qui pousse à détruire les vieux prototypes laisse quand même rêveur. Il s'est dépensé des trésors d'ingéniosité, de patience, de travail pour faire voler un jour cette ferraille non ferreuse et lui donner une âme.
C'est d'autant plus navrant que des amateurs "éclairés" vont, plus tard déployer les mêmes qualités pour tenter de la reconstruire.
Les chasseurs actuels m'apparaissent comme des monstres glacés. Je me suis même laissé dire qu'ils sont dessinés par des ordinateurs. Cela me fait froid dans le dos car, par définition, ils ne peuvent être que sans défauts.
Le mien de chasseur en avait plein de défauts. Il en était émouvant comme le vilain petit canard. L'ennuyeux, c'est qu'on ne lui a pas permis de se transformer en cygne orgueilleux. Il n'était pas le seul, la basse atmosphère de la France fourmillait de prototypes ; très peu ont été suivis d'une série. Jacques Noetinger a intitulé son bouquin qui traite de cette époque : "L'Épopée".
En ce qui me concerne, mais ceci n'engage que moi, je ne l'ai pas perçue comme une période exceptionnelle.
Après Mont-de-Marsan, l'école du PN à Brétigny en 49, je suis embauché par M. Lecarme pour m'occuper, dès que cela sera possible d'une machine bizarre en cours de fabrication à l'usine SNCASE de La Courneuve. J'ignore à peu près tout de cet engin. Cela n'est pas tellement curieux car il n'y a pas de programme.
Notre PDG M. Hereil a sorti nos usines d'une situation difficile. Bâtiments endommagés, machines-outils disparues en Poméranie, Mecklembourg ou Schleswig-Holstein, bref la crapotte.
La commande de fabrication des Vampire sous licence puis des Mistral avait renfloué les finances et M. Hereil voulait SON prototype. Naturellement j'ignore ce qui l'avait conduit à souhaiter un avion de chasse, supersonique en piqué, affranchi complètement des surfaces bétonnées, utilisant simplement des surfaces "sommairement préparées". Cela voulait dire que cet avion à réaction utiliserait les terrains de chasse de 39-40. Ce "sommairement préparé" sera plus tard une source de nombreux malentendus dans l'interprétation plus ou moins tendancieuse de l'adverbe.
Le SE-5000 "Baroudeur (Dessin TLM)
La machine sera propulsée par un moteur français (presque) qui détermine sa masse maximale à 6 tonnes. Il faut donc l'équiper de pneumatiques à basse pression et ... comment les loger dans les ailes ou le fuselage. C'est l'impasse.
Il faut laisser les roues au sol mais il faut y revenir, au sol, et si possible, sans dégâts majeurs. En somme c'était adopter la formule de L'Oiseau Blanc qui abandonna ses roues sitôt le décollage. Naturellement, attendu que ce n'était quand même pas un avion suicide, on se poserait sur un ou des skis qui se logeront facilement dans la structure tout en autorisant une faible charge au cm2 sur le sol.
Le SE-5000 "Baroudeur (Dessin TLM)
Quand j'ai eu à donner mon avis, pour la première fois, pour ce qui était des aménagements de cabine, les choses se présentaient comme je vais tenter de les décrire aussi fidèlement que possible.
C'est un mono-réacteur, ailes médianes en flèche de 35°. Les entrées d'air sont situées à l'emplanture des ailes. Le fuselage très pointu se termine à l'avant par une perche badin. La profondeur est haute. La visibilité depuis la place pilote est très bonne.
On va avoir la curieuse impression de se poser normalement "sur le ventre" car les patins soutiennent l'arête ventrale du fuselage à tout juste 20 cm du sol. Les patins principaux ont une longueur d'environ 1,20 m. lis sont en magnésium recouverts d'une bande d'usure en acier. À l'avant ils sont de forme ogivale un peu comme des spatules de ski. Une couche de plastique fait isolant ; c'est mieux car l'âme est un métal qui brûle bien.
Le SE-5000 "Baroudeur (Dessin TLM)
Les chocs pendant l'atterrissage sont encaissés par un pivotement latéral freiné par des rondelles de caoutchouc travaillant en torsion ; la voie étant variable on devait avoir un bon effet stabilisateur sur le cap. Ces patins principaux sont rentrants ainsi que le patin arrière. Le chariot qui porte l'avion pèse 1,3 tonnes. Il est prévu pour assurer le roulement au sol et le décollage. À ces fins il possède des roues à basse pression, des freins commandés par une poignée genre Spitfire, et un répartiteur sur le palonnier.
La suspension et l'amortissement son rustiques : compression de rondelles de caoutchouc et restitution par frottement sur des rondelles intermédiaires en dural. Le freinage peut être également commandé automatiquement après le largage de l'avion de manière à obtenir l'arrêt du chariot (autant que possible dans les limites de l'épure). La liaison avion-chariot est assurée par un crochet à bombe du type courant.
Je ne vais pas assommer le lecteur (éventuel) d'un tas de détails techniques. Une chose est certaine c'est que cet engin sur son chariot était curieux, je n'ose pas dire ridicule. Par contre, sur vérins, en ligne de vol, il était franchement beau.
Le SE-5000 "Baroudeur (Dessin TLM)
L'ingénieur en Chef qui animait la petite équipe de concepteurs et de réalisateurs se nommait M.W. Jakimiuk. C'était un homme d'une grande culture, très Slave quelquefois, qui n'avait pas son pareil pour exiger de ses collaborateurs des idées et du travail.
J'ai assisté un jour à une réunion ou, après avoir regardé son monde par-dessus ses lunettes il dit, avec son accent délicieux :
- « Messieurs, j'ai décidé de vous augmenter ... le travail ».
Il employait assez volontiers ce régime de la douche froide ce qui maintenait une saine émulation.
Dès le départ j'ai senti chez tout le monde un enthousiasme merveilleux. Nous avions l'impression de marcher hors des sentiers battus. Pour être franc, le public ne se bousculait pas au portillon pour mettre en l'air cette mécanique que d'aucun qualifiaient de diabolique (c'était les plus gentils). D'autres affichaient, en public, un scepticisme de bon aloi.
J'ai noté à ce sujet que c'est un travers bien français que de critiquer méchamment toute initiative nouvelle. Ça fait bien, et puis cela permet quand ça ne marche pas le très classique et bien porté :
« Je l'avais dit ».
Quand ça marche, au contraire, les gens sont tellement contents que tout est oublié et le champagne du succès est bu sans remord excessif.
Nous étions bien conscients, et moi le premier, que la séparation des composants à la vitesse de décollage, sur un terrain bosselé, constituait une phase délicate. On peut comprendre quand on est navigant que, se trouver à quelques centimètres d'une masse d'une tonne lancée à 200 km/h et qui risque de caracoler n'est pas une position confortable.
En outre la "tenue de route" du chariot risquait d'être bizarre et nécessitait une expérimentation et une éventuelle mise au point. On avait donc fabriqué une maquette qui reproduisait, au mieux les masses, les centrages et les inerties de l'avion et on avait juché ce Machin sur un chariot.
Ce "composite" opérait à Persan-Beaumont, propulsé par des fusées à poudre. Cela ferait plus sérieux si je disais que c'étaient des Strim à propergols solides, enfin c'étaient des "pète à feu".
Mon copain Marchandeau avait amené (j'ai oublié de dire qu'il y avait un pauvre humain dedans) avec des freins et une direction aérodynamique, avait amené, dis-je, le machin à 150 km/h sans rencontrer de difficultés particulières, mais le terrain se révélait trop court pour continuer sans de fortes chances de terminer dans le pavillon en pierre meulière du petit retraité.
On décida d'amener le Machin à Istres aux grands espaces et du même coup de me faire profiter des susdits "pète à feu "... mais une idée germa qui fit son chemin : pourquoi ne pas ajouter des ailes, des commandes, et une propulsion au machin ? Sitôt dit, sitôt fait et le Machin devient la Chose.
Très difficile de décrire en termes techniques parce qu'à ce stade là ça dépasse la technique. Il y avait je l'avoue, des commandes, des gouvernes, des ailes droites immenses terminées par des fences, s'il vous plaît, et le croupion, lui s'enrichissait de deux fusées (comme il est dit plus haut) de 750 kg de poussée chacune, pour une durée de 4 secondes de fonctionnement.
Je dois dire que c'était assez horrible mais cela devait permettre d'expérimenter sans danger (pour la machine véritable) la phase de séparation de deux mobiles qui, il faut bien le reconnaître aujourd'hui n'était pas courue d'avance.
J'étais jeune dans le métier et j'ai accepté de monter dans la Chose Je me souviens très bien de mes amis Littolff et Sarrail qui avaient prévu que ça se passerait mal et qui, aimablement ajoutèrent :
- « En admettant, comme prévu, que tu te fasses pas mal sur ce truc, on va être obligé de rigoler et c'est embêtant parce qu'on t'aime bien ».
Je les ai taxés de "pessimistes noirs" et décrété, non sans orgueil, que je m'en sortirai les braies nettes. Quand même j'ai demandé trois modifications qui me furent accordées, à savoir une signalisation fiable de l'extinction des fusées du chariot, un capitonnage de la cabine et une chambre à air sous les fesses.
Décrire tout ce que j'avais à faire me paraît fastidieux, ce qui est certain c'est que c'était trop pour moi et surtout la succession des événements et les actions étaient trop rapides pour un bonhomme qui tire incomparablement moins vite que son ombre. Ça s'est fort mal terminé... enfin pas si mal puisque j'étais vivant et encore capable de dire comme le perroquet :
- « Quel jeu de c... ! ».
Tout de même cela servit à démontrer que nous pouvions envisager sereinement le premier vol. C'était toujours ça. Bien entendu on ne parlait que de décollage parce que, pour ce qui est de l'atterrissage, il valait mieux espérer que ça se passerait mieux, attendu que la maquette n'était plus qu'un tas de ferrailles et de bois.
Turcat s'est servi de cette mésaventure pour illustrer un article tendant à expliquer que dans certaines circonstances les réflexes humains sont d'une lenteur désespérante. Il avait raison mais, où je lui donnais tort, c'est qu'il ajoutait, je cite :
- « Le pilote s'est retrouvé à côté de sa machine parfaitement ahuri ».
Il avait tort parce que j'étais ahuri au plus que parfait. En outre, j'étais moulu et comme roué de coups ce qui s'expliquait aisément attendu que je m'étais écrasé comme une crêpe d'une altitude évaluée par les témoins impartiaux, à une dizaine de mètres.
Naturellement, tout cela peut paraître de nos jours pas très sérieux. Je l'admets volontiers mais je voudrais essayer de faire comprendre au lecteur l'ambiance de l'époque, en quelque sorte remonter le temps. Il y faudrait du talent et même si l'odeur du kérosène éveille des souvenirs, le goût des madeleines est d'une autre facture.
Ca n'est pas facile de se mettre en scène soi-même, on risque de donner une image de prétentieux ou bien de demeuré. Quelle que soit l'opinion que vous choisirez, je serais très heureux si, à travers moi, se matérialisait une heure, voire une journée d'il y a... 40 ans. En froid raisonnement ces mêmes temps, ou à peu près, séparent le Deperdussin-Gnome de 100 CV, du Baroudeur et ce dernier du Rafale.
Nous étions quand même passés du romantique Pilote d'Essais "Bon avion, répond bien", à des méthodes scientifiques même si elles apparaissent maintenant surannées et quelque peu imprécises. Qui aurait pu penser à une télémesure et à la visualisation, au sol, d'un phénomène fugace et surtout aléatoire ?
Nous ne connaissions qu'une seule méthode : aller y voir et je peux vous assurer que personne n'y trouvait trace d'un quelconque héroïsme qui eut été considéré comme de très mauvais aloi.
En somme nous faisions notre boulot au mieux de nos possibilités, et même si nous étions critiquables (qui ne l'est pas ?) nous étions honnêtes.
Et si on prend mon cas personnel, comment en eut-il été autrement ? Après la chasse, le CEAM de Mont-de-Marsan puis le C.E.V., je ne vois pas par quelle mystérieuse alchimie je me serais transformé en fainéant, dégonflé et surtout d'une incroyable avidité de pognon frais. C'était pourtant une tendance contre laquelle nous avions à nous défendre et aussi contre l'ironie méchante, celle qui fait mal. S'il y a un être humain qui apprécie la plaisanterie c'est bien moi mais je cesse de m'y retrouver à l'aise quand elle devient lourde et c'était souvent le cas.
Je n'en conserve naturellement aucune amertume mais je me souviens de certains propos et de certaines attitudes qui ne faisaient guère honneur à leurs auteurs.
Tout cela pour expliquer que le vilain petit canard ne se corrigeait pas facilement de ses défauts. Au contraire chaque jour nous apportait une nouvelle déception. Je ne me souviens naturellement que des principales et si je devais en dresser une liste, je serais bien en peine et il faudrait un bouquin gros comme la "Bible des Gédéons".
D'abord nous avons rencontré le roulis hollandais qui est, il faut bien le reconnaître très gênant sur un avion de chasse. Les modifications furent innombrables jusqu'à caler les ailes avec du dièdre négatif et nous avions des commandes par câbles. Je suis passé un jour à côté de l'avion balise comme un chariot du grand 8. On ne me croirait pas si je disais comment j'ai amorti le phénomène, alors je préfère la fermer. Tous à fait à la fin, nous étions arrivés à une stabilité convenable grâce à un yaw damper, bien sûr c'était artificiel mais on n'avait pas réussi autrement.
Il y a eu la zicralite, qui mérite une explication un peu détaillée parce qu'elle montre bien l'ambiance dans laquelle nous travaillions.
Le proto n° 2 qui était équipé d'un moteur plus puissant et était modifié pour corriger, si possible, les défauts du 01 était à Istres et je forçais la vitesse indiquée à basse altitude de manière à m'affranchir des effets du Mach.
Nous ne disposions pas de radar permettant d'étalonner soigneusement l'installation anémomètrique tout se faisait par des passages à la tour ou à l'avion balise. Cela pouvait être sportif mais il n'y avait pas de moyens de faire autrement. À titre indicatif, la seule façon incontestable de prouver que M=1 était atteint, ou dépassé, consistait à faire péter un bang par terre. Heureux le temps où, non seulement on ne se faisait pas engueuler mais chaudement féliciter pour avoir ébranlé l'atmosphère. On peut bien ricaner, aujourd'hui mais tout le monde en était là y compris les plus forts.
Je piquais comme un sourd en visant la voiture radio sur le terrain d'Istres et la réponse était toujours négative :
- « On n'a rien entendu ».
J'étais un peu découragé, d'autant que la lecture du Machmètre 0.94 n'était pas faite pour me donner de l'élan :
- « Tu vises trop court et ça pète à Port-de-Bouc même que mon cousin (et d'autres malheureux) en ont pris plein les oreilles ».
C'était cela notre époque et ça n'est pas étonnant que j'en sois quelquefois nostalgique.
Donc, on en était arrivé à des vitesses indiquées confortables, explorées pour voir si des fois, il n'y aurait pas des résonances par la méthode dite du coup de tatane étalonné, méthode que je suis prêt à développer pour peu que ça intéresse le lecteur (éventuel).
Nous étions assez euphoriques car, malgré quelques makouis l'enfant ne se présentait pas trop mal.
Il ne faut jamais se réjouir trop vite dans ce métier car la douche froide arrive vite.
Le 01 était à Toulouse aux mains de mon patron, M. Nadot qui essayait de démontrer que les atterrissages et les décollages ne se comparaient, en aucune façon, à des exercices façon Zavatta. Pour lui également le temps était sinon au beau fixe du moins à Cavok.
Au cours d'une visite de routine un contrôleur découvre sur un sabot d'attache d'aile une crique qui l'inquiète et il se livre alors à une inspection encore plus approfondie et il voit d'autres criques, plus exactement c'est ce qu'il affirme. Naturellement le ban et l'arrière-ban des Chefs viennent voir la chose et... n'y voient rien. Ce qui n'est pas étonnant quand on sait comment les contrôleurs font leur métier et le flair qu'ils cultivent.
- « Je ne signerai pas le procès-verbal de contrôle, point barre ».
Alors on démonte ce qui n'est pas un mince boulot et, horreur et damnation, il a raison. Ce n'est pas une crique, c'est un élevage de criques, ce qui donne des sueurs froides à mon patron qui me téléphone pour m'interdire les vols du 02 jusqu'à plus ample informé.
On cherche, en vain, sur le 02, mais bien sûr on ne peut pas tout voir, cependant on doute fortement, attendu que la construction est semblable.
Je me souviens d'une réunion au cours de laquelle un responsable décréta que je pouvais effectuer cinq vols sans dépasser 300 kt, n = 2,5 (2,5 g) et qu'après, on aviserait. Cette position me laissa rêveur... pas très longtemps et je demandais sur quels critères étaient fondées ces restrictions. La réponse manqua de courtoisie :
- « Je connais mon métier etc, etc. ».
La mienne fut :
- « Je connais également bien mon boulot et il vous faudra chercher un autre cornichon pour voler sur votre truc ».
C'est assurément une situation "bloquée". Par chance, le directeur de l'usine de Marignane qui était un homme délicieux et, de surcroît compétent, me met du baume au coeur, en terminant la discussion sur ces paroles de sagesse :
- « Messieurs on est en train de déconner (sic), on ne peut tout de même pas demander à ce garçon de voler sur une machine dont nous ne sommes pas certains que les ailes ne vont pas se replier. Foutez-moi tout ça à poil. Terminé ! ».
Et on exécute et on se félicite parce que c'était presque plus grave que sur l'autre avion, celui de Toulouse. S'agissait-il d'une erreur de calcul ou d'un mauvais usinage ?
Au cas où cela intéresserait le lecteur (éventuel), je vais essayer de clarifier l'énoncé du problème.
Il s'agit d'une pièce de structure qui passe les efforts du longeron principal sur le fuselage. Elle est rivée sur le longeron et elle se termine par des douilles et des axes ajustés qui la rendent solidaire et démontable du fuselage.
C'est une pièce magnifique usinée mécaniquement et tirée d'un lingot de métal, plus exactement de zicral, un alliage qui a toutes les vertus, léger comme la plume, solide comme le roc, inoxydable. C'est le métal aéronautique par excellence. Eh bien ! Tous les trous qui ont été forés se rejoignent par une magnifique et longue crique.
On se regarde et on admet qu'on a eu un vrai coup de pot. Pour nous ça s'arrête là mais la discussion n'est pas close pour autant entre la boîte allemande qui produit ce métal et la SNCASE. Les ingénieurs métallurgistes allemands arrivent en force et d'entrée de jeu accusent la fabrication de ne pas avoir respecté certaines normes et en particulier d'avoir raccordé des dièdres rentrants avec des congés de trop faible rayon, d'avoir laissé subsister des traits d'outil.
C'est pas vrai, disent les autres qui eux accusent le traitement thermique du lingot. Pour en, avoir le coeur net on prend un lingot qui devait bien faire 1,20 m de long et 0,25 X 0,25 de section, on le brèle sur une scie à ruban, les Allemands règlent soigneusement tout ce qui est réglable et en avant.
Quand la scie est arrivée à peu près au 2/3 de la longueur on a entendu un coup de canon et le lingot s'est ouvert comme un chou-fleur en libérant les contraintes énormes enfouies là-dedans comme le gant dans sa bouteille et qui ne demande qu'à sortir.
Alors il faut refaire cette semelle en acier et la réaliser rigoureusement semblable à la précédente, donc sans tolérances. Vous voyez d'ici le travail.
Je me rends bien compte tout ce que peut avoir de fastidieux la description sommaire de cette panne. Mais si je me suis bien exprimé, on peut comprendre notre position et aussi celle des officiels qui sont les comptables de l'État et qui voyaient gonfler la facture.
Un jour on monte des sensations musculaires hydrauliques qui ont certainement des avantages sur la boîte à ressorts mais que, pour la commodité, on place dans la cabine. Je regarde avec méfiance ces tuyaux qui trimbalent une pression pas possible et j'attire l'attention sur le fait que si ça pète, il ne saurait être question de voir encore dehors (en admettant de conserver ses yeux) mais que de surcroît, je consomme de l'oxygène à 100 %. Ça peut faire de la lumière et de la chaleur.
Alors commence la rengaine. L'évaluation des "chances" de rupture donne un pourcentage infime, c'est étudié pour etc. Alors je me cabre et on demande l'arbitrage de Nadot. On met la pression par l'extérieur, il monte, branle le manche et il se transforme en chichifrigi, dégoulinant d'huile. Il avait un joli costume en lainage que Pierre Grubilier, plein de sollicitude, trempe dans un bac de trichlo, d'où il sort un habit de "Gugusse". Pierrot n'aimait pas non plus cette "amélioration " et on trouva un autre emplacement.
La fin du rêve. Maintenant que je peux parier sans passion, je crois que ma boîte a commis l'erreur de mélanger deux choses difficilement mixables : une formule et un avion de chasse. Je crois aussi qu'il n'y avait pas moyen de procéder différemment, autrement dit, nous étions condamnés au départ et tout ce que nous avons réalisé ne pouvait pas aboutir à une commande de série.
Je m'étais fait une idée de la façon d'utiliser un Baroudeur en condition de guerre, mais d'une guerre que je connaissais. Alors, j'avais rêvé d'un groupe de chasse chargé de faire de l'appui tactique dont chacun des avions dissimulés sous des couverts végétaux décollerait au top, rassemblerait à basse altitude, exécuterait sa mission et après dislocation rejoindrait sa niche tout seul comme un grand. Quand les traces des patins deviendraient trop visibles on émigrerait vers un autre champ. Si on réussit à rester invisibles quelques jours c'est toujours ça de pris et on peut faire du mal.
Mais... c'est un groupe de pirates que je décris là, qui devrait s'asseoir sur le sacro-saint règlement la plupart du temps, ce qui est impensable. De plus, comment ravitailler en carburant, munitions avec les véhicules existants ? J'étais posé un jour sur le terrain de Tours et seul un "Le Roy La France" avait pu me sortir du bourbier où m'avait envoyé le contrôle par crainte que je détériore la piste de crash.
En outre, comme toujours, on ne fait de progrès qu'en temps de guerre parce qu'on peut essayer un tas de solutions sans que se pose avec acuité la notion de monnaie. Parmi les lecteurs (éventuels) y a-t-il quelqu'un qui se souvienne que les Allemands avaient employé des avions dissymétriques, les Américains commandé des Twin Mustang, les Italiens fait voler un avion à réaction sans réacteur, les Japonais va savoir quoi ?
Secouer la routine, avoir des idées, partir gaiement sur des concepts nouveaux, bravo ! Mais cela ne devrait pouvoir se faire qu'en dépensant son argent. Dès l'instant où on emploie celui du contribuable, un contrôle est nécessaire et le contrôleur n'est pas forcément acquis à vos théories qu'il a bien le droit de juger farfelues... et qui le sont peut-être.
Pour illustrer mon propos, je peux rappeler que, dès l'instant où l'État désigna des gens pour "évaluer" la machine, les premières exigences, c'était bien normal portèrent sur le système de décollage et d'atterrissage. J'eus la surprise de découvrir qu'on me demanderait de me poser (et de repartir) depuis un champ labouré, une plage de sable, un terrain caillouteux et... une piste en ciment.
C'était, précisément pour s'affranchir de ce type de piste que nous réalisions cette machine, de sorte que cela nous plongea dans un grand embarras ; les patins ne résisteraient pas à ce traitement et la piste non plus par la même occasion. Il y avait naturellement une bonne raison à cette demande, en Allemagne il y a un dense réseau d'autoroutes et il fallait pouvoir utiliser cette possibilité.
Ce n'était pas à moi qu'on allait apprendre que des Messer décollaient des autobahn et j'ai employé de la diplomatie à démontrer que le rapport des surfaces des champs de patates aux surfaces couvertes par du ciment était, si mes souvenirs ne me trompaient pas, très favorable aux premières.
Ces tracasseries m'irritaient et j'avais bien tort car elles partaient d'un raisonnement honnête. Il y en avait d'autres plus subtiles d'où la technique était absente et d'autant plus difficile à digérer qu'elles se voulaient humoristiques.
Il y a des humours sympathiques, d'autres sont grinçants et visent à peiner. Ceux-là, je l'avoue, exigeaient de moi beaucoup d'efforts pour garder mon calme. Cet avion était gênant et s'il fallait une preuve, pourquoi Dassault a-t-il modifié un Ouragan avec des pneus à basse pression qui ne pouvait pas rentrer son train et la Nord un Vampire (ou un Mistral) ?
Nous avons démontré qu'on pouvait se poser et décoller, à peu près de n'importe où encore qu'il ne fallait pas demander l'impossible. On en arrivait à des situations cocasses. Je ne crois pas connaître un pilote qui signe un ordre d'essai où la piste à utiliser est ainsi désignée : début de piste au droit de l'hôtel Morgane, fin de piste dans le prolongement de l'avenue du général de Gaulle.
Le "Baroudeur" sur la plage de La Baule (Coll. R. de Narbonne)
Il faut préciser que cela se passait sur la plage de La Baule,
heureusement entre le 25 décembre et le 1er janvier.
Connaîtriez-vous également un appareil terrestre qui risque d'être submergé par la marée montante ? C'est encore LUI. Pour le sauver de cette noyade nous avions imaginé, très rapidement de lancer le bidule plein pot, virer sur les chapeaux de roues, monter sur la promenade du front de mer et arrêter l'antenne badin avant qu'elle ne fracasse la théière du cadre retraité (c'était 17 heures).
Coup de bol, une fois de plus, j'ai pu décoller en décrivant une gracieuse courbe, la roue gauche pratiquement dans l'Océan Atlantique. C'était varié et on ne trouvait jamais le temps de s'embêter.
J'avais compris que dans cette ambiance, un peu chaotique, il fallait garder la bonne humeur et notre petite équipe était devenue célèbre pour cette raison. On riait beaucoup et je veillais à ce que ça dure. Peu porté, par goût, à me prendre au sérieux, j'ai découvert que je côtoyais des personnages très importants, visage fermé, front plissé par le souci, tristes à mourir, qui se révélaient à l'usage, pas tellement plus crédibles que moi et bien plus em...ts (comme la fumée sur un bateau). Constatation que des tiers ont confirmé définitivement pour ma grande joie.
Personne ne s'est jamais tué sur notre bécane, pas même moi. C'est une preuve qu'il n'était pas vicieux et bien entretenu par une équipe d'amis qui me sont restés très chers. Des pilotes d'essais aussi fameux que le général Boyd ou Murray ont fourni des rapports élogieux après évaluation. Un grand chef français dit un jour :
- « Quel dommage qu'il n'y ait pas de roues sur cet engin ! ».
Bien sur, mais s'il avait des roues il serait plus gros et plus lourd et plus cher et alors ce ne serait plus un Baroudeur. On a volé en emportant le chariot en l'air pour démontrer que des déplacements, sur de courtes distances, étaient possibles dans cette configuration. On a décollé directement sur les patins quand nous avons disposé d'une poussée convenable.
On a évolué ainsi sur l'herbe, soit pour aller se placer devant le chariot, soit pour disperser l'avion sous un arbre. On a monté des fusées JATO sur le chariot, puis sur l'avion lui-même. On a même volé en supersonique train sorti. Je ne devrais pas le dire parce qu'il s'agissait d'une fausse manœuvre de ma part. Nous n'aurions jamais osé écrire cela sur un ordre d'essai et pourtant je ne m'en suis aperçu que plus tard en vérifiant ma cabine. C'est dire que le train sorti ne perturbait pas énormément le comportement de la machine.
Puis on s'est présenté au concours NATO, pour l'évaluation et le choix d'un chasseur tactique léger pour l'Europe. Dès les premiers jours nous savions que nous n'avions aucune chance parce que les jeux étaient faits d'avance, il n'était pas question de choisir autre chose que le Fiat G-91.
Ma machine ne s'était pas montrée ridicule et quelques épreuves avaient tourné nettement à son avantage (il faut bien dire que, dans ce concours le Bréguet Taon était le plus intéressant).
J'étais dans un état de fatigue physique et morale proche de l'écroulement et il valait mieux, pour moi, que cela se termine.
Je me posais sans cesse la question de ma part de responsabilité de cet échec, car c'était maintenant indiscutablement un échec. J'ai vécu avec cette pénible certitude pendant de longues années, en fait jusqu'au jour de ma retraite. L'ingénieur général Bonte prononça une petite allocution où je me suis senti enfin libéré.
Nous ne pouvions pas gagner. Trop de pots de fleurs à bousculer, trop de conceptions à réviser et... trop de sous à dépenser.
Cocktail explosif qu'il valait mieux désamorcer en nous renvoyant dans nos foyers, déçus, battus mais quand même contents d'avoir participé à cette aventure.
Comme il est enviable le pilote d'essais dont la machine est construite en série. C'est une magnifique récompense qui m'a été refusée.
Peut-être aurai-je un jour la consolation de voir ma mécanique entrer au Musée de l'Air, et peut être me fera-t-on l'honneur de me laisser m'asseoir dedans.
Il me semble (ça n'est pas certain) que je saurais refaire la check-list et c'est avec nostalgie que j'actionnerai le bitonniau de démarrage sachant que rien ne pourra jamais plus se passer.
On ne peut pas remonter le temps.
Il vaut mieux se faire à cette idée.
J'y suis parvenu et je m'en accommode fort bien.
Tito (1) MAULANDI
Extrait de "Pionniers" n° 181 de mars 2010
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Pourquoi Tito ? Explication ci-dessous :
Ceux de nos grands-parents qui habitaient un milieu rural l'ont certainement utilisée.
Date de dernière mise à jour : 06/04/2020
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