La tour Eiffel est à gauche !

- « Mais, mon lieutenant, on a la Tour Eiffel à gauche ! »

Ces mots, prononcés par un mécano à son pilote, me reviennent en mémoire après que tant d’années se soient écoulées ! …

En ce temps-là, dans les années 1952-1953, la 61ème Escadre de Transport comportait trois groupes :

- le GT 1/61 "Touraine" équipé de Douglas C 47 Dakota était stationné sur la base d’Orléans-Bricy,
  comme aujourd’hui d’ailleurs
- le GT 2/61 "Maine" équipé de Bloch/SE 161 Languedoc était stationné sur la base du Bourget-Dugny,
- le GT 3/61 "Poitou" équipé de Junkers 52/AAC 1 Toucan sur la base de Chartres-Champhol.

Quant au commandement de l’Escadre, il était installé sur la base de Chartres, dans une bâtisse proche du groupe "Poitou". Les lignes régulières assurées par chacun des groupes nécessitaient une mise en place, généralement la veille en fin d’après-midi, à l’escale aérienne militaire sur l’aéroport du Bourget.

Hors donc, l’histoire que je me mets en devoir de vous conter, concerne la mise en place d’une Julie du GT 3/61 "Poitou", ayant décollé de Chartres en fin de journée, après quelques petits problèmes mécaniques qu’il avait fallu résoudre avant le décollage. À cause de ce départ tardif, la nuit s’était mise en demeure de prendre gentiment la place du jour finissant : tous les équipages du GMMTA et ceux du "Poitou" en particulier, avaient acquis leur qualification Transport à l’Académie du CIET, donc cette mise en place tardive ne présentait pas de problème particulier.

C’est donc, très sûr d’eux pour avoir déjà fait ce trajet, que le lieutenant M…, commandant d’avion de ce JU-52 et son équipage, dont chaque membre connaît parfaitement la procédure d’entrée dans la zone terminale de Paris, mettent le cap sur Papa Whisky (Paris Ouest), radio-phare situé près d’Orgeval.

Au préalable, je vais tenter de reconstituer quelle était, à l’époque, cette procédure : chacun des deux aéroports parisiens d’Orly et du Bourget était équipé d’un radio-range dont les branches ouest matérialisaient la route à suivre pour atteindre l’un ou l’autre en venant du Sud-Ouest. Pour rejoindre Le Bourget la procédure consistait à couper la branche ouest du range d’Orly puis d’intercepter et ensuite suivre la branche ouest du range du Bourget. À bord, le pilote utilisait, depuis sa place, le récepteur Détrola pour afficher l’un des deux ranges ou, éventuellement le récepteur Saram 3-11 du radio tandis que le second range était réglé sur le radio-compas EZ 6. Alors ce soir là, comment le pilote en place gauche, le navigateur en place droite et le radio, derrière la cloison du poste équipage, se sont-ils répartis les tâches pour afficher les fréquences de ces deux ranges ? La durée de vol d’une mise en place depuis Chartres jusqu’au Bourget était de l’ordre de 35 minutes donc une durée de vol relativement courte.

Après le message de départ transmis, en graphie, à FNO par le radio, le pilote avait pris contact, en VHF, avec le CCR "Paris contrôle". Puis, après s’être estimé sur le range du Bourget, le lieutenant M... clôture avec le contrôle régional pour entrer en contact avec la tour de contrôle du Bourget. Il obtient les consignes d’atterrissage puis, afin de gagner du temps, et vu l’heure avancée, il obtient l’autorisation d’effectuer une approche directe.

Au milieu du ronron régulier de ses moteurs, l’adjudant D... , le seul membre d’équipage à ne pas être muni d’écouteurs, mais cependant attentif à son environnement et ayant entendu le pilote prendre contact avec la tour de contrôle lui fait cette simple remarque, pleine d’un certain sens de l’orientation :

- « Mais mon lieutenant, on a la Tour Eiffel à gauche ! » (bien que non illuminée à cette époque, on la repérait facilement grâce à son phare tournant).

Pour toute réponse il a droit à un :

- « Vous, fichez-moi la paix »

et donc, il n’en dira pas plus…

Lentement, mais sûrement, notre brave Julie continue son bonhomme de chemin en direction d’une piste éclairée, bien en vue….

Atterrissage impeccable, sans aucun problème. Mais voilà qu’une fois posé, notre lieutenant pilote se retrouve dans un environnement qu’il ne reconnaît pas, de plus, il n’a plus aucun contact radio avec la Tour du Bourget : et pour cause, … il a atterri sur une piste d’Orly, ayant au passage brûlé la politesse à un Constellation sur le point de décoller… Ayant dégagé la piste par le premier chemin de roulement, il ne tarde pas à voir arriver une voiture jaune équipée du panneau lumineux Follow me.

En suivant cette voiture jusqu’au parking et passant devant des Constellation, DC 4, DC 6 et autres avions de ligne, notre bon lieutenant aura le loisir de mesurer l’ampleur de sa bourde. Mais ceci n’est rien par rapport à ce qui l’attend dans les locaux du contrôle de la circulation aérienne … ( à cette époque le CCR était situé à Orly)

Alors, stoïque et après avoir entendu tout ce qu’il était possible d’entendre en guise de propos aussi vexants que désagréables, et lorsque ses interlocuteurs se trouveront à bout d’arguments, il aura l’aplomb, alors qu’il était déjà près de minuit, de conclure :

- « Et maintenant, je dois rejoindre le Bourget ! »

Pour toute réponse, il eut droit à : 

- « Il n’en est pas question, vous attendrez qu’il fasse jour ! »

Et l’équipage dut attendre le lever du jour ! …

Pour la défense du lieutenant M... , il s’avérera, au retour de la mission, que la "boite de mélange", en place pilote, sur cet avion, mélangeait un peu trop les différentes sources d’écoute et donc, au lieu de suivre la branche du range du Bourget calée sur son Détrola, il suivait celle d’Orly sur l’EZ 6, range dont l’orientation magnétique était assez proche : il est vrai qu’un coup d’œil vers l’extérieur plutôt que le nez collé aux instruments lui aurait évité, non seulement cette erreur, mais aussi de se faire charrier, au retour, par ses petits camarades du "Poitou".

Radio-range

Mais pourquoi n’a-t-il pas voulu entendre la voix chantante de son méridional de mécano, l’adjudant D…. ?
Si le radio, l’adjudant L..., accaparé par l’envoi de ses autres messages de départ et d’arrivée sur le réseau GMMTA, peut être absout de la moindre responsabilité, on s’est évidemment demandé pourquoi le navigateur, le sergent-chef X... , en place droite, ne sait pas rendu compte de cette énorme erreur de navigation : avait-il déjà commencé sa nuit ? …

À cette époque notre brave lieutenant M... avait un homonyme, également pilote au "Poitou", mais du grade de capitaine : comme le nom du pilote figurait sur les plans de vol, il est arrivé à ce capitaine M..., lorsqu’il annonçait son passage à un point de report, de s’entendre dire sur un ton ironique :

- « Vous êtes sûr ? ».

S’il est arrivé certaines méprises de ce genre, notamment sur les terrains d’Oran et de Tunis, celle-ci peut paraître invraisemblable … et pourtant elle eut bien lieu, soit en fin 1952 ou au début de 1953 ! …

 

Bernard GAUDINEAU

 

Extrait du "Recueil de l'ADRAR" Tome II

Date de dernière mise à jour : 03/04/2020

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