La roue avant du nez

Voici venir l'époque des vacances, et, dans une société bien organisée, l'impatience de partir à l'heure inscrite sur le billet. Quand l'aviation de ligne était aussi celle de la brousse, il n'y a pas si longtemps, les horaires étaient une notion très relative. Un ancien pilote d'Air Cameroun en témoigne.

Noël était proche ; avec femme et en­fant, j'avais projeté d'aller prendre quelques jours de vacances dans le nord du Cameroun et de passer les fêtes à Wasa, une réserve animalière magnifique. J'avais donc demandé à la compagnie des billets pour embarquer le 24 décembre sur le DC-4 qui me déposerait à Maroua d'où, en voiture, je rejoindrais le complexe hôtelier de Wasa avec toute la famille...

Faire un projet, c'est bien, mais, en Afrique, le mener à terme est une autre affaire...

L'histoire qui suit est banale pour qui a déjà vécu sur ce continent. Banale donc typique. Je peux la raconter aujour­d'hui parce que je l'ai notée au jour le jour sur un calepin. À cette époque, j'étais copilote aussi bien sur DC-4 que sur 1049 Super Constellation ; je pouvais changer d'avion d'un jour sur l'autre sans aucun problème, et l'on volait beaucoup, pour ne pas dire... trop !

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Aquarelle de Benoît Martin

Ce 22 décembre, le programme mensuel me fait faire un vol spécial cargo de Douala (Cameroun) à Fort-Lamy (Tchad), avec retour le lendemain à Libreville (Congo) en cargo de viande, puis retour à Douala. Le départ est fixé à 14 heures locales. Il fait vrai­ment chaud ! À peine le repas de midi terminé, je prépare une petite valise de vêtements de re­change et me mets en tenue de vol : chemisette blanche, col ouvert, pantalon bleu clair et chaus­sures noires. Je ne mettais jamais la casquette : je n'aimais pas ça !

Adamou, le chauffeur en chef de la compagnie, ar­rête sa camionnette Renault bleue à toiture blanche devant la grille de ma case (villa) pile à l'heure, c'est à dire 13 heures, une heure avant le décollage.

- « Salut Adamou, ça va ? »

- « Bonjour M'sié, ça va un peu bien seulement ! » (tra­duction : pas trop mal)

Quelques rues plus loin, nouvel arrêt devant la case de Martial Juquin, dit Juju, notre mécanicien na­vigant.

"Broum ! Broum !" Coups d'accélérateur d'Adamou pour se faire entendre. Le boy arrive au grillage entourant la maison, et nous dit que mon­sieur était chez le Commandant Olarte, et qu'il at­tend là-bas. Demi-tour, direction l'immeuble où habite le commandant, et d'où en sort notre Juju, chargé de grosses glacières.

- « Tiens, museau de bœuf, c'est toi qui fais ce vol avec nous ? » dit-il avec un grand sourire mo­queur en me serrant la main.

- « Adamou, tu mettras les glacières dans l'avion, c'est pour le commandant ! »

- « Oui M'sié »

Sitôt Martial installé à côté de moi, le chauffeur re­démarre pour la case du Commandant Maréchal, à quelques rues de là, en direction de l'aéroport (l'aviation pour tout le monde). À la vue de la camionnette, le gardien de la villa, qui joue aux dames dans le caniveau asséché avec les gardiens des autres cases, se lève et court appuyer sur la son­nette du portail afin de prévenir son patron. Celui-ci arrive, du fond de son grand jardin, impeccable­ment entretenu ; son boy porte sa valise et sa sa­coche de vol.

Gérard Maréchal, grand, tiré à quatre épingles, la casquette vissée sur la tête, s'installe di­rectement sur le siège à côté du chauffeur, en nous faisant un vague signe du genre « Salut les gars », et en ajoutant : « Putain, quelle chaleur ! »

Adamou repart. Sur la route, pratiquement per­sonne, sinon un camion en panne sous lequel dor­maient les motors-boys. L'aviation est tout en bordure de la ville. L'Armée de l'air y côtoie les civils et, théoriquement, une sentinelle garde le por­tail d'entrée. Mais, comme il fait chaud, celle-ci doit être à l'ombre, un peu plus loin. Adamou nous dé­pose au pied de l'avion. Le pauvre DC-4 chauffe au soleil, délaissé, comme abandonné.

Une heure avant le départ, l'avion n'est pas prêt.

Pour ne pas perdre de temps, je dépose mes af­faires près de la roulette de nez et me dirige à tra­vers le parking vers les "opérations" prendre le dossier de vol. Là non plus, il n'y a personne, mais le dossier est prêt, posé sur un bureau. À l'avion, Juju semble en colère :

- « T'as vu personne aux "OPS" ? L'avion n'est pas prêt, ils n'ont pas fini leur boulot ! »

Martial est trapu avec une tignasse noire. Même bien rasées, ses joues restent bleues. Il est jovial et blagueur, mais bosseur comme pas deux.

- « Pas vu un chat ! Y'a personne au hangar ? »

- « Maréchal est parti voir. »

Je monte mes sacoches au poste de pilotage... Sur­prise ! La console centrale du tableau de bord est démontée, entrailles à l'air, des écrous et des clefs traînent sur le plancher, et un manuel d'entretien est ouvert sur mon siège. Vers l'arrière, dans le cargo, une Pijo 403 âgée et usagée, solidement amarrée, et quelques bilokos mal ficelés. Maré­chal surgit dans l'avion :

- « Ils font chier, les mecs, y'en a pas un qui est au courant, faut attendre le responsable qu'ils disent »

Déjà 14 h 15 ! La reprise du boulot pour les gens du sol étant à 14 h 30, il ne reste qu'à attendre. La chaleur est accablante. La tem­pérature ne dépasse jamais 32 ou 33 °C mais, même en saison sèche, l'humidité très élevée est pénible à supporter ; la nuit est comme le jour : une touffeur moite de ham­mam. Surtout à l'intérieur du fuselage ! Lorsque le responsable est là, à 14 h 30 pétantes, c'est vite réglé ; un quart d'heure plus tard, nous pouvons nous installer, parés au départ. Finalement, ce n'est pas grave.

- « Allez, la check-list avant la mise en route »

Juju, triturant des switches (contacts) sur le plafond lu poste de pilotage, nous interrompt :

- « Désolé les gars, j'ai un relais de batterie qui ne colle pas, on ne peut pas partir comme ça. »

- « Bon... Ça peut se réparer en combien de temps ? »

- « Il faut décharger la soute avant pour atteindre ce relais, je peux pas te dire. »

- « J'ai l'impression qu'on est mal barrés aujourd'hui... »

- « Fais pour le mieux ! »

Prétextant une remise à l'heure du plan de vol, je ne rends dans un bureau climatisé pour attendre. Il ne faut surtout pas s'énerver ; ça donne encore plus chaud, et je dégouline déjà de transpiration, en entrant dans le bureau climatisé au fond du hangar, où Martinez répare les instruments de bord et la radio, l'évaporation provoque une brutale sensation de froid, très agréable.

- « Salut ! Un relais de batterie foireux. Ils déchar­gent la soute. Je viens prendre le frais chez toi. »

Un fauteuil triple d'avion me tend ses bras courts.

Vers 16 h 15, muni d'un plan de vol tout neuf, je me ré-installe sur le siège de droite. Les manœuvres finissent de charger la soute, Juju vérifie que son relais fonctionne correctement, et Maréchal monte à bord.

- « Allez les gars, on y va, on a assez perdu de temps ! »

- « Paré au trois ? »

- « Hé, mollo ! La soute n'est pas fermée. On fait la check-list ? »

Je commence à lire :

- « Les papiers sont à bord ? »

- « Notre plan de vol est validé jusqu'à 17 heures ! »

- « Parfait, j'ai vérifié, c'est OK ! »

- « Le frein de parc ? »      

- « Serré, vérifié ! »

- « Quantité carburant ? »

- « Vérifié, jaugé, c'est bon pour Fort-Lamy » ré­pond Juju occupé par la fermeture de la soute avant.

- « Monopode à bord ? » (il s'agit de ne pas partir avec, sous la queue, la tige métallique qui empêche le bas­culement du fuselage lors du chargement du fret)

- « A bord et attaché » dit-il en allant fermer la porte du poste de pilotage.

- « Demande la mise en route ! »

- « Douala, Tango Juliette Alpha Bravo Lima, bon­jour. La mise en route pour Fort-Lamy, trois per­sonnes à bord. »

- « Bonjour Bravo Lima, autorisé à mettre en route.  »

Et, après avoir terminé la check-list :

- « Paré au trois ? »

Le démar­reur lance le moteur. Regardant par-dessus mon épaule, je compte les pales avant de mettre le contact des magnétos.

- « Le trois tourne, deux, quatre... Hé ! Stop ! Qu'est-ce qui dégouline sur l'hélice ? »

Juju a ouvert par inadvertance le dégivrage à l'al­cool de l'hélice. Moi, j'ouvre ici la parenthèse pour dire que Monsieur Martial Juquin, embauché comme mécanicien au sol à la compagnie, avait, par sa volonté, réussi tous les examens pour de­venir mécanicien-navigant et obtenu sa licence française peu de temps auparavant. Nous ne pri­vions pas de chahuter ce "bleu" frais émoulu sur DC-4, mais étions, dans le fond, admiratifs. L'exa­men n'était pas facile.

- « Coupe la pompe de dégivrage, ce n'est pas grave, on continue ! »

- « Le trois tourne... deux, quatre, six, contact ! »

Quelques hoquets secouent le moteur avant que ne jaillisse de ses échappements un gros nuage de fumée bleue, soufflé par l'hélice.

- « Le trois est stabilisé, les pressions OK, paré pour le quatre ? »

L'homme qui manœuvre l'extincteur sur le parking se déplace vers le moteur extérieur droit, braquant un tube conique noir vers l'hélice.

- « Le quatre tourne. Deux, quatre, six pales, contact ! » Vroum ! Fumée bleue...

- « Demande le roulage pendant qu'on démarre les deux autres. »

- « Douala Bravo Lima consignes roulage ? »

- « Vous roulez pour la 12 Bravo Lima ou, si vous préférez, pour la 04, j'ai le Bravo Kilo sur la 12 et vous devrez attendre qu'il décolle. »

- « Bravo Lima pour la 04, OK. »

- « Les pressions 1007 et 1008, la température 32 Charlie (32 °C), le vent du 220, six nœuds. »

- « Bravo Lima j'ai bien reçu. »

Finalement, les quatre moteurs tournant rond, l'avion dégagé de ses cales, nous roulons enfin. Le Bravo Kilo ayant décollé, nous sommes autorisés à pénétrer sur la piste.

- « Bravo Lima autorisé à décoller, après décollage virage a droite, vous me rappellerez verticale VOR, mise de cap sur Fort-Lamy » (le VOR est une ba­lise de radio-guidage)

- « Bravo Lima, clear pour décoller, je vous rappelle verticale. »

C'est le commandant qui fait l'étape. Je me contente de vérifier que, check-list faite, tout est OK. Juju, penché en avant, à cheval sur la console cen­trale, ajuste les quatre manettes que pousse le com­mandant. Les moteurs donnant toute leur puis­sance, l'avion accélère, mais sans grande convic­tion, tant la chaleur et notre poids sont élevés.

- « V1 ! » (vitesse à partir de laquelle nous ne pou­vons plus nous arrêter dans les limites de la piste en cas de panne, et donc à partir de laquelle nous décollons, quoi qu'il arrive)

- « V2 ! »

Le commandant tire sur le manche, mais le nez se soulève à peine. Il s'aide en tournant la roue du flettner (compensateur) de profondeur. Alors l'avion daigne décoller.

- « Vario positif ! »

- « Le train sur "Rentré" »

Sitôt la roue de nez dans son logement, une odeur de caoutchouc brûlé se répand dans la cabine. C'est normal, car pour arrêter la rotation de la roue, un patin frotte sur le pneu.

- « La puissance METO et les volets ren­trent. » (Maximum Except Take-Off : puis­sance maximale sauf décollage)

- « Votre décollage à 15 heures 47 TU Bravo Lima. » (TU : temps universel)

- « Quinze quarante-sept, Roger »

Les bouches d'aération grandes ouvertes soufflent un air brûlant qui donne mal­gré tout un semblant de fraîcheur. Peu à peu, cet air rafraîchit, perdant 2° par 1.000 pieds (300 m) d'altitude. À 9.000 pieds (2.750 m), en croisière, il ne fera plus que 14 °C... en théorie.

Virage à droite en montant ; nous traversons la pe­tite couche de brume à cause de laquelle le ciel n'est jamais bleu à Douala. Aussitôt, la fraîcheur s'installe. Sur la radio HF, je prends la fréquence de Brazzaville, et j'entends qu'on parle de nous :

- « ... Affirmatif, il vient de décoller de Douala et vous voulez le faire re-poser immédiatement ? C'est correct ? »

Je n'entends pas ce que répond l'autre interlocu­teur qui doit être le contrôleur de Fort-Lamy, mais je suis étonné. Je m'apprête à appeler Brazza pour en savoir plus quand Douala, sur la VHF, appelle :

- « Bravo Lima, Douala. »

- « Je vous écoute Douala »

- « Bravo Lima, Fort-Lamy demande que vous reve­niez atterrir à Douala car le Bravo Mike a "écrasé" (sic) sa roue à Maroua Salak (au nord du pays, tout près de Fort-Lamy), et attend un dépannage. »

Dans le poste, tout le monde a entendu. Du regard j'interroge Maréchal qui, d'un air navré, me fait signe du pouce qu'il est d'accord.

- « OK Douala, je vous rappelle en vent arrière pour la 30 ! »

Avec notre chargement et le carburant à bord, je vérifie rapidement que nous ne sommes pas au poids maximal autorisé à l'atterrissage. Nous n'en sommes pas loin.

- « J'ai comme l'impression qu'on est parti pour faire un vol merdique... » ajoute Maréchal en tirant sur les manettes des gaz.

- « Allez, les volets 15, on se met directement en vent arrière. »

- « Douala, Bravo Lima en vent arrière. »

- « Rappelez-moi en finale Bravo Lima, Fox-Echo (pression au niveau du sol) sans chan­gement, le vent est calme. »

Juju récite les check-lists DESCENTE, APPROCHE, ATTERRISSAGE sans protester, jongle avec ses températures. Tout ça n'est guère conforme avec ce qu'il vient d'apprendre dans les bouquins.

- « Le train descend ! Sinon on va être trop haut. »

J'abaisse la manette du train (un "Blam !" re­tentit à l'ouverture des trappes et au déver­rouillage du train).

- « Le train est sorti et verrouillé ! On fait une check-list ? »

- « Oui, vas-y... Putain ! on est haut, les volets 25 »

- « T'as remis ton alti au Fox-Echo ? »

- « Les volets sont à 25 ! »

- « C'est paré pour toi Juju ? »

- « Pas de problème ! Tout est paré ! »

- « Allez, tous les volets, on se pose ! »

- « Douala Bravo Lima en finale 30. »

- « Le vent est calme Bravo Lima, vous pouvez atterrir. »

Arrondi impeccable. Nous touchons un peu long, mais la piste est longue pour un DC-4. Nous rou­lons jusqu'au parking au bout et à droite du ter­rain, et nous parquons à l'endroit que nous venons de quitter, sans que personne n'ait compris que nous sommes revenus.

- « Douala Bravo Lima au parking, à tout à l'heure. »

- « À tout à l'heure Bravo Lima, vous avez atterri à 16 h 04. »

- « J'arrête tout ? demande Juju. »

- « Non, garde le trois en marche, ça évitera d'attendre le groupe (électrogène). »

- « On refait du carburant ? »

- « Non, ça devrait aller comme ça ! Sinon on perd plus d'une heure. »

Un mécanicien branche, sans rien demander, un groupe électrogène tiré par un tracteur hors d'âge.

- « Y'a du jus, je coupe le trois ? »

- « D'accord coupe le trois. »

Chacun se précipite alors vers cet avion qui per­turbe la quiétude de la fin d'après-midi. La porte ouverte, une bouffée d'air chaud entre avec le nou­vel arrivant qui veut savoir la raison de ce retour.

- « Le BM a éclaté une roue à Maroua. On en em­barque une et on repart dans cinq minutes ! »

- « Bon ! Sur la radio il faut bien leur préciser : une roulette-de-nez-a-vant »

Exactement 55 minutes plus tard, nous sommes re­partis avec la roue et Lescouzère, le spécialiste du train d'atterrissage, plutôt maussade de devoir faire ce dépannage. À nos plaisanteries sur la charmante nuit qu'il allait passer, il répond avec son accent toulousain :

- « Laisse Couzère tranquille s'il te plaît, couillong ! »

 Ayant décollé à 16 h 59, nous sommes en route vers Maroua Salak. Nous croisons au niveau 110 (11.000 pieds / 3 000 m). Il y fait encore plus frais. La nuit tombe déjà.

C'est en sauveurs que nous nous posons à Salak, sur la piste en latérite bali­sée par des goose-neck (littéralement "cou d'oie", sortes de lampes à pétrole qui, par une flamme jaunâtre et fumante, balisent tous les 100 m les bords de la piste].

Comme il est plus de 20 heures, j'ai envie d'aller casser la croûte chez Naasz, en bor­dure du parking. Notre chef d'escale est aussi bou­cher ; nous avons nos habitudes chez lui. Bien en­tendu, sa viande est excellente. Mais, sitôt descendu, Lescouzère est catastrophé à la vue de l'autre D C-4 ! Nous avons chargé une roue de train principal, or c'est la roulette de nez qui a éclaté !

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Aquarelle de Benoît Martin

La "grosse palabre" commence. Je préfère aller dans la salle à manger où est fêté l'anniversaire du petit Didier Naasz. Il y a sur la table le reste d'un gros gâteau avec six bougies. Je n'hésite pas une se­conde : je m'en sers une belle part sans rien de­mander ; d'ailleurs tout le monde est dehors sur le parking. J'apprends qu'il a été décidé d'aller cher­cher une roue de nez à Fort-Lamy, chez "Air Afrique", et de la ramener cette nuit. On appelle le contrô­leur de Fort-Lamy en HF, qui interroge par télé­phone les techniciens de cette compagnie. De crainte qu'il n'y ait pas ce qu'il faut à Fort-Lamy, j'ai l'idée d'appeler Douala et de demander d'em­barquer une roue dans le Constell qui doit arri­ver le lendemain matin à Fort Lamy. Coup de chance, il n'est pas encore parti.

- « Brazza, voulez-vous dire à Douala de faire mettre à bord du Novembre India une roue de nez de DC-4 pour Fort-Lamy. Précisez bien : roue de nez ! »

- « Bien reçu Bravo Lima, je re­transmets à Douala, une roue de nez. »

Pour ne pas m'endormir, j'avale un café, puis nous repartons vers le Tchad.

En vol, nous faisons répéter, plutôt deux fois qu'une, à Fort-Lamy les messages destinés au Lockheed qui doit quitter Douala incessamment. À 22 h 50, nous nous rangeons sur le parking vide. Le froid de la nuit donne des frissons. Contrairement au sud, la saison sèche au nord est très fraîche. La nuit, il n'est pas rare de voir la température tomber en dessous de 10 °C. Je n'ai pas de vêtement chaud. Je monte à la tour de contrôle pour savoir si le 1049 a décollé de Douala. L'unique responsable de la tour est un Tchadien à la peau très noire.  

- « Non il n'a pas décollé encore ! »

- « Bon, sur la HF, il faut bien pré­ciser une roulette de nez avant !  »

-- « Je leur ai dit déjà, n'est-ce pas ? »

- « Je vais voir chez Air Afrique, à bien­tôt »

Je rejoins Maréchal et Juju dans le bureau de Guicheux, notre chef d'escale à Fort-Lamy, puis j'essaye de trouver quelqu'un dans les bu­reaux d'Air Afrique. Tiens, leur chef mécano Frank, qui n'est ni au cinéma ni couché, répond. Il n'a pas de roue de nez. Reste donc à attendre le Constell. S'il décolle maintenant, il sera ici vers 1 h 45 au mieux. Nous pourrions alors repartir à Maroua avec la roue, où nous arriverions vers 2 h 45. Ça irait encore. Je retourne à la tour.

- « Il a décollé de Douala ? »

- « Non, je n'ai plus aucune nouvelle ! »

23 heures 30. Toujours aucune nouvelle. À minuit, une faible émission de Brazzaville précise que la roue est en cours de chargement à Douala. Redescendu de la tour, je trouve Juju sous l'aile de notre DC-4, catastrophé. Sous le moteur 4, une grosse flaque d'essence va en grandissant. Une fuite sur une vanne.

- « On ne peut pas décoller avec ça, juste derrière le pot d'échappement, on va foutre le rif ! »

- « On pourrait transférer le réservoir 4 dans l'auxi­liaire, ça ne fuirait plus ! »

- « P'têt ben qu'oui... quoique... non ! Ça fera trop de déséquilibre, ça ne va pas ! »

Je monte encore une fois au sommet de la tour, je ne sens plus la fraîcheur de la nuit. J'ai le nez sec et les lèvres gercées.

- « Alors ? »

- « Il a décollé de Douala et son HEA (heure estimée d'arrivée) est à 3h 15. »

Vacherie de métier ! Cela nous met au mieux, à 4 heures à Maroua, puis de retour à Fort-Lamy vers 5 heures. Le temps de charger la viande ensuite, si nous pouvons décoller vers 7 heures en direction de Libreville, nous aurons de la veine ! Je calcule mentalement, car je crains que mon petit séjour de vacances à Wasa ne tombe à l'eau.

En attendant, nous pouvons aller dormir une heure.

Dans la chambre, il fait un froid de canard. Je lis ce qui me tombe sous la main, mon vieux carnet de vol militaire, qui me rappelle des souvenirs.

Je ne peux plus dormir à cause du café de Maroua.

A 3 heures, Belphégor, le gardien, tape sur la vitre. Je suis frais et dispos, étonné de ne pas être fatigué.

Nous arrivons sur le parking au moment où le Constell se présente à l'atterrissage. Cependant, cette fois, le parking est très encom­bré, il faut attendre qu'un DC-6 quitte sa place pour pouvoir garer l'arrivant. Encore 15 minutes de perdues.

Enfin, nous sommes au pied du 1049, dont la pe­tite porte avant gauche s'ouvre. Sans préambule, j'interroge :

- « Vous avez la roue ? »

- « Ouais ! C'est même une roue de nez ! »

Nous plaisantons à peine. Je donne des ordres pour faire embarquer la roue dans le DC-4. Malheu­reusement, sous l'aile de celui-ci, Maréchal et Juju regardent couler la fuite d'essence. Juju semble s'énerver en tendant un escabeau. Je m'inquiète auprès du Commandant Maréchal :

- « On ne peut pas partir avec ça, c'est de pire en pire ! »

- « Ouais ! On ne part plus »

Van-Houtte, le boucher, est déjà là avec son camion de viande prête à être chargée à bord, à même le plancher, sur une bâche. Il s'énerve aussi :

- « Qu'est-ce que je fous de ma bidoche moi ? Je la remets au frigo ? »

Les jurons n'y font rien. L'aérogare est ouverte, pour accueillir les passagers du DC-8 de Paris. Nous pouvons aller y boire un café, mais Juju ne veut pas être dérangé. Il fourrage derrière le moteur, seul.


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Aquarelle de Benoît Martin

6 heures, le jour se lève, jaunâtre.

7 heures, le soleil commence à taper.

8 heures, il fait déjà chaud ; la viande de Van-Houtte est toujours dans le camion.

Cette fois, sous l'avion, tout est démonté. Des pièces jonchent le parking. Nous ne sommes pas prêts de partir... à moins de rentrer à Douala sur trois mo­teurs. Il en est question. Par ailleurs, la roue de nez apportée par le Constell a été dégonflée pour la sécurité du transport, mais personne ne sait s'il existe un compresseur à Maroua pour la gonfler de nouveau.

Van-Houtte s'impatiente. Je me lamente sur mes vacances perdues. Enfin, il semble que Juju ait réussi à vaincre l'ad­versité. Entre-temps, notre compagnie nous a adressé un télex avec des ordres précis. Dès que le Bravo-Mike (celui qui attend sa roue à Maroua) sera dépanné, il effectuera le vol VY 201 (Maroua, N'gaoundéré, Yaoundé, Douala) le plus rapide­ment possible, car, le soir même, il fera la ligne ré­gulière VY 202 entre Yaoundé, N'Gaoundéré, Garoua, Maroua et Fort-Lamy, puis, le lendemain (jour de Noël) la VY 203, la ligne régulière de retour sur Douala.

Je continue de calculer, constatant chaque fois que nous ne serons pas à Douala à temps pour que, justement, je puisse attraper cette VY 202. Mon seul espoir reste le Constell, s'il est en retard comme d'habitude. Mes chances sont minces.

9 h 20, Guicheux annonce que l'équipage d'un DC-3 militaire partant pour Maroua dans un quart d'heure nous propose de prendre la roue. Quelle aubaine ! Nous nous hâtons de descendre celle-ci de notre DC-4, puis nous faisons monter la viande. Pour la troisième fois ce matin, je vais modifier mon plan de vol.

Le parking commence à se vider. Des Japonais venus présenter leur avion, un tagazou siffleur (à turbopropulseur), s'apprêtent à s'en aller. Pourvu que la viande soit vite chargée et que nous puissions décoller rapidement afin que, après notre escale à Libreville, je puisse sauter dans le Bravo-Mike à Douala.

Une course contre la montre... et une roulette avant !

Malheureusement, une escorte de motards arrive sur le parking, suivie d'une Citroën DS noire. C'est le Président Tonton (Tombalbaye) qui part avec sa Caravelle ! Les militaires en grande tenue, haute en couleurs, avec sabre devant le nez, font une haie d'honneur de chaque côté du tapis rouge jusqu'à la Caravelle. Il n'y a pas de musique, donc ce doit être un déplacement privé. Mais il n'empêche que toute activité est suspendue jus­qu'à ce qu'il ait décollé. Je vois là-bas, près du DC-4, le camion de viande qui commence à être dé­chargé. Je dépose le plan de vol pour un départ dans une demi-heure. La Caravelle roule déjà. Elle ne nous aura pas retardés. En une heure, les huit tonnes de viande sont ficelées à notre bord, et nous fermons les portes. Juju a réussi à réparer la fuite. Bravo !

- « La check-list avant la mise en route »

Nous décollons à 11 h 30. En passant au-dessus de Maroua Salak, je contacte Rolland, le comman­dant de bord du Bravo Mike qui est toujours im­mobilisé. Lescouzère a beaucoup de mal à chan­ger la roue.

- « À quelle heure pensez-vous décoller ? »

Je pose la question pour prévenir les autres escales, mais aussi pour savoir si je pourrai prendre cet avion le soir. Ce sera juste !

Nous arrivons donc à Libreville, où la saison sèche semble se terminer, car la piste est mouillée. Il ne faut pas que nous y restions plus d'une heure sinon c'est fichu.

Deux heures quinze plus tard, nous mettons le cap vers Douala. Dès que j'ai établi le contact par radio, j'entends le Bravo-Mike appeler Douala, en pro­venance de Yaoundé. Alors c'est gagné ! Je pars en vacances ce soir ! Mon moral remonte aussi sec !

- « Douala, Tango Juliette Alpha Bravo Lima, bon­jour. En provenance de Libreville au niveau 80, au travers de Bâta, nous estimons la CTA (la zone contrôlée de l'aéroport) à 29 et DLA (Douala) à 44. »

- « Bonjour Bravo Mike, à Douala la piste en service : 30, le vent du 340 pour 6 nœuds, la visi de 1.500 m avec brume sèche, la température 31 Charlie, le point de rosée 25, le Fox Echo 1009, le QNH1010 (pres­sion au niveau de la mer), vous me rappelez pour descendre. J'ai le Bravo Mike en provenance de Yaoundé qui arrive en descente. »

- « 1009,1010, bien reçu Bravo Lima. »

La brume sèche, crasse jaunâtre, masque le sol. Mais, à la verticale, nous pouvons distinguer le mont Cameroun, dominant du haut de ses 4.070 m, les pieds dans la mer, cette immensité jaune.

- « Tu nous fais une petite check-list descente Juju ?"

La question du commandant me fit comprendre ce que j'avais à faire. J'appelai Douala :

- « Douala Bravo Lima pour descendre. »

- « Vous descendez vers 40 (le niveau 40) Bravo Lima, rappelez-moi à la CTA. »

- « Roger 40 et à la CTA. »

20 minutes plus tard, nous touchons la piste. Les passagers du Bravo-Mike descendent de l'avion et marchent sur le tarmac vers l'aérogare.

Il repartira à 22 heures.

Je serai dedans, et ma famille aussi.


Gérard SIMON

Extrait de "Le Fana de l'Aviation"

Date de dernière mise à jour : 14/04/2020

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