La bombe fait escale aux Baléares

Une rocambolesque équipée de novembre 1965

Reggane, c’est là, le 13 février 1960, que se déroula le premier essai atomique français ; son nom de code était ʺGerboise Bleueʺ. Puis il y eut les essais souterrains en galeries à In-Amguel. Dans quelles conditions de tels engins se sont-ils retrouvés en ces lieux si lointains du désert saharien ? C’est là une question à laquelle les autorités de compétence demeurent encore muettes. Ce bref récit d‘une aventure drôlette devrait permettre d’entrevoir ce à quoi s’exposaient les équipages du groupe "Maine". C’est ainsi qu’en novembre 1965 les retombées de tels essais purent altérer le calme habituel dans les îles.

Les vols assurant le transport des précieux chargements étaient effectués par les fameux Breguet "Deux Ponts‟ du groupe "Maine". Les missions étaient assurées à deux avions qui prenaient nom, Castor et Pollux, Tristan et Iseut, Roméo et Juliette et autres dénominations très recherchées. Si l’on comprend que Pollux puisse suivre Castor et Tristan s’attacher à la belle Iseut tout comme Roméo quêtait sous le balcon de Juliette, voici un complément de liaison fumeuse et de transport aérien qu’il sied de raviver pour mieux décrire les avatars et oublis des légendes de notre Armée de l’air. Pourquoi ce second avion ? A défaut de document explicatif officiel et dans les circonstances du déroulement de ce voyage, il est démontré que la précaution n’était pas inutile.

Cet impressionnant chargement, naturellement accompagné de son gendarme, occupait toute la soute. Pourquoi le gendarme ? Car cela est précisé dans les règlements qu’il est fait obligation de sa présence pour des besoins de "secret défense‟ donc de surveillance du délicat magot. Toutefois, il n’est aucun gendarme qui puisse s’opposer aux avanies du destin.

La mission qui fut confiée à l’équipage chevronné et son Cdt de bord, un des chibani du groupe "Maine", donnait les meilleures assurances sur la sécurité de ce convoi exceptionnel prévu comme suit :

Du 22 au 26 novembre 1965 : 

Breguet n° 501 "Papa Echo" et Breguet n° 504 "Papa Hotel"

22/11   Le Bourget / Dijon
22/11   Dijon / In-Amguel   

 > Atterrissage à Palma de Majorque : feu moteur n° 4 du Papa Echo.

Changement d’avion :

Breguet n° 504 "Papa Hotel"

23/11   Palma / Colomb-Bechar
23/11   Colomb-Béchar / In-Amguel    
24/11   In-Amguel / Bou-Sfer  
24/11   Bou-Sfer / In-Amguel
25/11   In-Amguel / Bou-Sfer  
25/11   Bou-Sfer In-Amguel
26/11   In-Amguel / Reggan         
26/11   Reggan / Bou-Sfer
22/11   Bou-Sfer / Le Bourget

Rien de particulier à noter pour se rendre à Dijon et y effectuer la mise en place du Breguet. Après le décollage de la cité bourguignonne et durant le survol du territoire national, le ronron des moteurs permettait d’oublier ce gros cylindre métallique dont il fut dit qu’il contenait la réserve française de plutonium.

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Le Breguet n° 501 F-RAPE à In-Amguel

Soudain les mécanos sont alertés par l’allumage de la lampe de surchauffe du brûleur du pont supérieur. Celui-ci se manifestait de bien facétieuse manière : la température avoisinait celle de Reggan au mois de juillet et la visibilité celle de notre chère Normandie par temps de brouillard.

Après percussion extincteur, vérification des gaines de chauffage et procédure d’extraction fumée, la mission se poursuivra dans la froidure d’un mois de novembre au niveau 100. Un comble quand on sait la réserve de calories transportée. Pendant ce temps-là notre brave gendarme retrouvé affalé sur son siège n’avait pas jugé opportun d’embarrasser l’équipage pour cette chaleur intempestive qui l’incommodait. Il avait tout de même tombé la veste et dégrafé sa cravate. Cette petite alerte terminée, l’émotion apaisée, le fidèle ronron des moteurs autorisait un vol en toute quiétude.

Peu après le début du survol de la grande bleue, le navigateur, Lemanski, modifie légèrement le cap afin d’éviter le survol des Baléares sur lesquelles s’abat un splendide orage agrémenté d’éclairs impressionnants. Petits soucis de routine sans importance, le calme règne.

La vie est belle, quand brutalement le son aigrelet mais strident de l’alerte incendie moteur 4 rompt la quiétude de la nuit ! Enfoncer les manettes de commande des extincteurs est une mesure recommandée à laquelle il est toujours désagréable d’être confronté. Hélas, le trop bref et apaisant silence qui suit cette première bordée est rompu.

L’inquiétante sonnerie revient torturer douloureusement les oreilles de l’équipage qui commence à s’inquiéter sérieusement. Est-ce un mauvais contact électrique ? Le mécano René Carbonne va observer de l’arrière par un hublot et constate que le feu n’est pas maîtrisé.

La deuxième et dernière bordée d’extincteurs est déclenchée. À cet instant, "Papa Echo" vole sur 3 moteurs et ne dispose plus de défense incendie. Tout l’équipage sait que les nourrices essence situées à l’arrière des moteurs 1 et 4 sont des zones très délicates qui nécessitent, en cas d’incendie, l’arrêt des deux moteurs du même côté.

En son temps le poète a dit que le vent suspend son vol mais, en telle circonstance le PCA décide de se poser au plus vite à Palma. Et qu’importe l’orage lequel cependant exigera une longue approche. Et pendant ce temps-là, Iseut ou Juliette, peut-être était-ce Pollux, décide de suivre son compagnon pour un atterrissage en urgence. Ce qui ne semble surprendre personne parmi les contrôleurs aériens. 

Et voici donc une toute nouvelle nation en possession de la force de dissuasion ! Dans un bref contact avec le consulat français, le PCA se verra éconduit gentiment. Des procédures ad hoc sont parfaitement élaborées avec nos voisins européens alors, déranger en pleine nuit les autorités officielles en place aux Baléares ne peut qu’être jugé incongru.

Comment expliquer sans ambages la nature du chargement à bord de cet aéronef pour lequel la mission d’importance vitale ne puisse dévoiler ses buts ? On ne sait ce que furent les conclusions des grands cabinets ministériels le jour venu, il paraît qu’averti de cette escale au pied levé aux Baléares, il y eut de grosses colères au niveau le plus élevé de la Présidence.

Mais que pouvaient-ils donc faire dans cette galère ? Nos deux machines, ultime fleuron du Transport Aérien Militaire français, étaient donc alignées sur le parking de la base militaire espagnole sous l’assistance des sous-officiers de nos fiers Ibères. Notons que ceux-ci ne disposaient pas des engins de levage les plus appropriés pour satisfaire pleinement à des besoins si peu ordinaires. Or, il fallait poursuivre la mission.

L’examen rapide du moteur défaillant ne révélait rien de très probant. Un bilan complet s’imposait avant de décoller ; c’est pourquoi les services de "Papa Hotel" Roméo sont requis. Les légumes frais et autres denrées périssables sont déchargés illico puis entreposées sur le parking pour un futur et aléatoire transport.

Il faut en convenir, une intervention aussi déconcertante pouvait alerter en tout autre lieu, le fameux machin serait-il donc si important ?

Br 765 n 504 f raph au bourget
Le Breguet n° 504 F-RAPH au Bourget

Mais un bon militaire est discipliné et zélé ; l’appareillage nécessaire est rapidement amené. La malchance française étant combinée à celle de leurs hôtes, dans son déplacement hasardeux par une nuit sans lune, le modeste engin de service accroche les lignes électriques de haute tension, ce qui a pour effet de plonger toute la base dans le noir complet.

Nouvel incident, nouveau retard mais par bonheur, le conducteur et les préposés à la manœuvre s’en sortent indemnes. Il eut été de mauvais augure d’affirmer la volonté de dissuasion française par l’électrocution de pacifiques et valeureux sous-officiers espagnols !

Finalement mais non sans mal, avec la bonne volonté locale et les outils mis en œuvre, le précieux cylindre prend place dans le seul avion apte au vol. Le PCA Lesourd et son équipage repartent sur le "Papa Hotel" avec leur précieux chargement.

Quant à l’équipage Juliette, il restera cloué au sol avec ses légumes frais dans l’attente d’être secouru. Aux dires de quelques avertis, leur attente mériterait d’être contée d’abondance avec tous les développements voulus tant l’arrivée involontaire sur une île recherchée fut riche pour des visiteurs obligés mais ravis des attraits d’une aventure inattendue.

La particularité de ces convoyages sensibles était due au fait que chacun était censé ignorer la destination finale. Le plan de vol prévoyait Colomb-Béchar où l’avion se posait officiellement. Le trajet vers In-Amguel était exécuté sans plan de vol, c’est-à-dire sans le formalisme sécuritaire en usage. Mais le Breguet a des ressources et les équipages sont militaires.

En 1965, les alliances internationales avaient évolué. Les consignes prévoyaient d’ailleurs les évolutions permettant d’échapper à une interception improbable. Un recueil de consignes stipulait que pour faire face à des MIG-15 la parade était l’amorce d’un virage serré ascendant ou descendant avec pleins volets qui devait provoquer le décrochage de ces jets dont on sait qu’ils n’étaient pas étudiés pour un tel gibier que les Breguet du groupe "Maine" à la souplesse clairement affichée.

En fait, nous ne saurons jamais comment ces fulgurants gros porteurs se seraient joués des fameux chasseurs ayant tant captivés leurs opposants américains.

Le voyage brièvement interrompu en Méditerranée se termina comme prévu dans le silence d’une nuit opaque mais sereine sous l’autorité et le savoir du navigateur habitué à se repérer entre les oueds du grand sud saharien ceux-ci étant pour l’occasion de bien jolis Draa. Et c’est là, à In-Amguel, que se termine l’histoire de cette mission, une parmi tant d’autres dont on peut révéler aujourd’hui le caractère très original de ce qui fut fait pour dissuader les forces coalisées du mal et de la scoumoune.

Le lendemain départ d’In-Amguel pour un retour vers Bou-Sfer. C’est aussi la routine retrouvée de la ligne 1206.

Pour l'histoire, après un certain nombre d’essais au Sahara, c’est aux antipodes, dans le Pacifique le bien nommé, que se terminera la série des essais français.

Sans doute subsiste-il des regrets pour n’avoir su quelles furent les conclusions du convoyage en passant par les Baléares aux beaux jours de novembre 1965.

Mais, à l’évidence, il n’était guère possible de commenter l’évènement et bien sûr de féliciter et récompenser des équipages dont officiellement les missions ne seront jamais reconnues.


Gérard STENGER

Date de dernière mise à jour : 07/04/2020

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