L'expédition d'Égypte

Pour moi l'expédition d'Égypte commence en Corse.

C'était en fin juillet, début août, je ne sais, de l'année 1956. Aux commandes de la vieille traction de mon père je remontais vers Ajaccio les lacets des calanques de Piana. Il était 2 h de l'après-midi. Chaleur, odeur exaspérée du maquis, immobilité totale sous le poids écrasant du soleil. Au détour d'un virage j'aperçus au milieu de la route un homme à cheval. Il m'arrêta d'un geste large et lent d'empereur romain. Il portait un uniforme vert que je regardai avec curiosité. Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un garde forestier en grande tenue avec képi, cors de chasse sur les parements et tout le saint frusquin. Il se pencha vers moi et, du haut de sa monture il me dit avec un fort accent :

- « Êtes-vous le capitaine Salini ? » 
- « C'est moi »

Sa figure prit un air tragique :

- « Les gendarmes vous cherchent... » 
- « Pourquoi ? »
- « Hé ! »

C'est un pays où les gens n'aiment pas être interrogés. Mais il fit un effort et se décida :

- « Je ne sais pas, moi, mais vous, vous devez savoir, non ? »
- « Non, mais je devine... »
- « Écoutez, hein ! Moi je ne veux pas être dans cette affaire là. J'ai fait la commission comme on m'a dit de la faire. Alors, Hein ! Chez les gendarmes, vous y allez, si vous voulez. Si vous ne voulez pas... »

Il balaya le maquis d'un geste panoramique qui suggérait une quantité d'autres solutions. Puis il ajouta :

- « Mais moi je ne vous ai rien dit. A bocca chiùsa… »

Le proverbe complet est :

- « À bocca chiùsa ùn'entre mosca. »

Littéralement :

- « À bouche fermée n'entre pas de mouche »

Allusion obscure aux ennuis qui peuvent survenir aux gens assez inconsidérés pour l'ouvrir trop facilement. Autrement dit le silence est d'or.

Lorsque je lui assurai que j'allais me rendre chez les gendarmes, je crus déceler une sorte de regret dans son regard. Les choses sans doute n'étaient plus ce qu'elles étaient autrefois. Il n'aurait pas fallu le pousser beaucoup pour qu'il me dirige vers une bonne planque dans le "Palazzo verde" comme on désignait autrefois le maquis. Un garde forestier ça doit connaître les bons coins.

Au village de Piana, les gendarmes me recherchaient activement autour d'une table de belote. Ils me firent connaître que j'étais convoqué de toute urgence par la première Escadre de Saint-Dizier.

Le soir même je sautai dans un avion (place réquisionnée, s'il vous plait) et après une bonne suée entre Orly et la gare de l'Est je grimpai dans le train de nuit. Le lendemain matin, brûlant d'une ardeur belliqueuse, je me présentais à mon chef. Je ne devais partir que 2 mois plus tard...

Peut-être est-il bon de rappeler, sous une forme succincte, les raisons qui ont motivé la campagne d'Égypte. Je le fais pour nos jeunes lecteurs à qui cet épisode de l'histoire de France n'est peut-être pas familier. Je ne suis pas un historien. À peine un témoin.

On ne m'en voudra pas si je rapporte les choses d'une façon peut-être inexacte. Au départ il y a le refus des Américains de financer la construction du barrage d'Assouan. Le Raïs (tel était le titre donné à Nasser) jouait un jeu de bascule entre les États-Unis et l'URSS. C'était d'ailleurs, il faut le dire, la seule possibilité laissée aux pays du tiers monde en dehors de l'alignement pur et simple. Il se tourna donc vers l'URSS. Mais ne pouvant obtenir aucun secours il décida de frapper un grand coup et nationalisa le canal de Suez.

Le canal de Suez était à l'époque une entreprise à capitaux français et britanniques. C'était faire payer à la France et à la Grande-Bretagne les décisions américaines et soviétiques. Nous étions encore en plein dans l'ère coloniale. Nasser avait annoncé sa décision en public, devant une foule en délire, avec un grand rire de dérision à l'égard des démocraties occidentales. Il y avait là non seulement un préjudice mais une insulte. La France et la Grande-Bretagne décidèrent de réagir. La France surtout y avait intérêt car l'Égypte était la base arrière (une des bases arrières) du FLN qui menait l'insurrection en Algérie. On s'imaginait qu'en mettant le Rais à la raison cela donnerait à réfléchir aux autres.

Dans ces conditions la tentation était grande de se servir d'Israël dont on connaissait les relations conflictuelles avec l'Égypte. Mais il n'était pas question de "s'acoquiner" avec Israël. Ç'aurait été se mettre à dos tout le monde arabe. On monta donc une affaire assez compliquée et, il faut le dire, un peu tordue :

- Premier temps, on accumulait sur l'île de Chypre, à l'époque aux mains des britanniques, les forces nécessaires à la reprise par la force du canal de Suez.
- Deuxième temps, à la suite d'une situation tendue entre l'Égypte et Israël, situation qu'il n'était même pas nécessaire d'envenimer (ça se faisait tout seul), les hostilités s'engageaient entre les deux pays et Israël envahissait le Sinaï.
- Troisième temps, la France et la Grande Bretagne, conscientes de leurs responsabilités dans cette région du monde, se précipitaient entre les deux combattants pour les séparer et mettre un terme à cette guerre inadmissible.
- Quatrième temps, il se trouvait que (quelle coïncidence admirable !) l'endroit le plus adéquat pour séparer les combattants c'était justement...  mais oui ! vous avez deviné... le Canal de Suez. On se saisissait donc du canal. Et une fois en possession du canal... Eh bien ! On pouvait discuter...

Mystere iv 39
MD 450 "Mystère IV" (O. Beernaert)

En prime à cette géniale combinaison et comment dirais-je ? comme une cerise sur le gâteau il y avait une petite opération annexe. De façon à être sûrs qu'Israël l'emporte dès les premiers jours du combat la France lui fournissait une aide aérienne. Un escadron de la 2ème Escadre sur Mystère IV assurait la couverture aérienne du pays à haute altitude et un escadron de la 1ère Escadre sur F-84F faisait la même chose à moyenne altitude et devait par la suite intervenir en missions air-sol contre les forces et l'infrastructure égyptienne. Le fait que ces F-84F appartenaient à l'OTAN et non à la France ne semblait gêner personne. Ces deux escadrons étaient des escadrons lourds fortement renforcés. Ils étaient stationnés en Israël même et intervenaient dès le début des hostilités entre Israël et l'Égypte.

F 84f 1 eq
Republic F-84F "Thunderstreak" (O. Beernaert)

Ce génial scénario s'est déroulé comme prévu, à une petite exception près. Israël a envahi le Sinaï après avoir disloqué l'armée de Nasser. Cela a duré quelques jours, trois, quatre, je ne sais. Encore une fois je ne suis pas un historien. C'est alors que les alliés se sont précipités sur le canal. Le débarquement et le parachutage se sont bien déroulés. Mais on a un peu traîné dans nos affaires. Les Anglais dont le prestige en matière d'opérations amphibies était indiscutable et indiscuté avaient programmé une progression rationnelle et inexorable. Ils se croyaient en Normandie. C'était superbe mais lent. Les Français auraient préféré aller plus vite. Ce qui était possible compte tenu de la décomposition de l'armée égyptienne. Mais ils n'ont pas pu. A cause des ordres.

Ce qui fait que lorsque l'ultimatum soviétique est arrivé nous ne disposions pas de la totalité du canal. Cet ultimatum était sévère. Il a cloué sur place les forces alliées. Moscou évoquait même, en termes très voilés, il est vrai, l'emploi contre nous de l'arme nucléaire.

Dans le même temps les États-Unis nous faisaient connaître qu'ils désapprouvaient totalement notre action et qu'ils ne nous soutiendraient en aucun cas.

Les troupes furent stoppées au moment où on allait cueillir les fruits de la victoire. Et toutes ces belles combinaisons cousues de fil blanc aussi gros que des câbles de marine se retrouvèrent au tapis. Et monsieur Guy Mollet aussi par la même occasion (Monsieur Guy Mollet, socialiste, était le Premier ministre de l'époque). Voici en gros et avec des inexactitudes certainement très grossières l'histoire de l'expédition d'Égypte.

Mon tout petit rôle dans cette affaire s'inscrit dans l'opération annexe dite "opération 750" laquelle consistait à fournir des renforts à Israël (la cerise sur le gâteau !).

Je n'étais qu'un des pilotes du détachement de la 1ère Escadre, lequel se composait de l'escadron "Corse" tout entier avec de forts renforts du "Morvan" et de l' "Ardennes". Car dans cette affaire l'État-Major avait décidé de ne pas respecter les unités et de procéder à un savant mélange. Je pense qu'on s'en serait mieux tiré si on avait donné l'ordre à un seul escadron de faire mouvement et si l'on avait laissé le Cdt d'escadron s'organiser à son idée. Il suffisait de dire à un des escadrons de partir. C'était ce que l'on faisait chaque fois que l'on allait en campagne de tir.

Mais on procéda à un horrible mélange d'escadrons, d'avions, de personnels mécaniciens. Le tout placé sous les ordres du patron de l'escadron  "Corse", le Cne Vaujour. Le commandement de ce dernier n'allait pas être facilité par ce mélange de personnel.

Heureusement il était à la hauteur de cette épreuve. Par contre sa valeur personnelle ne pouvait avoir aucune influence sur l'état des avions qui provenaient de tout le commandement aérien tactique. Les escadres de Luxeuil, Friedrichshafen se dépouillaient de leurs avions à potentiel complet en notre faveur et en faveur du détachement de la 3ème Escadre de Reims qui, lui, s'arrêtait à Chypre. En échange on leur envoyait nos avions à bout de potentiel.

On ne changera pas les Français.

Chaque chef mécanicien soupçonnait son homologue de lui avoir envoyé ses avions à problèmes et ses moins bons équipements. L'autre évidemment hurlait à la spoliation. D'où des inimitiés tenaces et des chicaïas à n'en plus finir.

Mais c'était bon ! Ça sentait terriblement la poudre. Les personnels tant mécaniciens, basiers, etc... que pilotes nageaient dans le bonheur à l'idée d'aller casser la gueule à Nasser. Mais je me souviens pourtant de cette époque comme d'un immense désordre dont les subordonnés n'étaient pas responsables. Les ordres succédaient aux contrordres. Le tout inspiré par le désir de faire quelque chose de parfait.

Les opérations de chargement durèrent un mois. Il fallait travailler de nuit. On chargeait des trains qui partaient vers Marseille. Pour ce faire on alignait une cinquantaine de wagons les uns derrière les autres. En abaissant les ridelles on constituait une surface continue de plusieurs centaines de mètres. On adossait le dernier wagon (ou le premier, c'était symétrique) à une sorte de plan incliné. On hissait "à bras fermes" le groupe électrogène ou la remorque technique en haut du plan incliné et il ne restait plus qu'à le faire rouler à toute vitesse (toujours à bras fermes) jusqu'au bout du train. Vu l'ardeur des exécutants il fallait freiner en arrivant au bout.

Lorsque le train était entièrement chargé on s'apercevait que le matériel chargé sur le premier wagon (celui du bout) aurait du être chargé sur le dernier, ou le cinquième etc. Il ne restait plus qu'à décharger et à recommencer. Tout ceci était très compliqué.

Le second du "Corse", mon ami et camarade de promotion Védrine était chargé de l'acheminement des matériels par la voie terrestre et maritime. Il n'est pas très impressionnable mais il a conservé un souvenir tel de cette aventure qu'aujourd'hui encore il est impossible de l'interviewer à ce sujet.

J'anticipe un peu mais je vais parler du renfort de Bordeaux. La quatrième région aérienne devait nous envoyer en Israël des personnels en grand nombre pour assurer quelques-unes unes de nos servitudes. Nous étions déjà en Israël depuis un certain temps quand les "gens de Bordeaux", comme on disait, se présentèrent à nous armés d'une mitraillette à la main gauche, d'une couverture à la main droite et de la ferme résolution de n'égarer ni la couverture ni la mitraillette.

Ils posaient un réel problème à notre chef. Par la suite on devait les voir rarement sauf pour toucher la solde et le tabac. C'est du moins ce qu'on dit, les gens sont méchants et moi aussi qui rapporte ces ragots. Et pour me rattraper un peu de cette méchanceté je dirai tout à l'heure comment l'un d'eux par son courage et sa détermination a évité de gros ennuis à l'expédition.

Mais j'ai appris à cette occasion comment on risque de tuer une équipe par hyper-alimentation. Ce ne sont là que des impressions personnelles et je souhaite que d'autres acteurs de cette aventure confirment ou infirment mes idées sur ce sujet.

Le terrain était en permanence occupé par des Nord 2500. C'était un avion qui était alors dans sa prime jeunesse. La vue de ces avions flambants neufs nous remplissait d'un sentiment de puissance. Les équipages du GMMTA (Groupement Militaire de Moyens de Transport Aérien) puisque c'est ainsi qu'on appelait le transport à l'époque, enfin libérés de leur vieux JU-52 et autres DC-3. ne tarissaient pas d'éloges sur la capacité de transport et sur l'étonnante disponibilité de leur nouvelle monture.

N2501
Nord 2501 "Noratlas" (O. Beernaert)

Mais nous eûmes aussi la visite d'avions plus curieux. Comme par exemple le Breguet "Deux Ponts" ainsi nommé parce qu'il avait deux étages. Deux vrais étages et non pas comme le Boeing 747 un étage et un quart. Ce formidable brontosaure ne passait pas inaperçu. D'autant qu'il devait lui arriver sur le terrain de Saint-Dizier une aventure assez curieuse.

Deux ponts
Breguet 761S​ "Deux Ponts" (O. Beernaert)

Juste après l'arrivée au parking alors qu'il faisait l'admiration de tout un peuple rassemblé, un mécanicien de la base en fit le tour et dit au mécanicien de l'avion :

« Tiens ! On dirait bien qu'il vous manque une roue »

Ricanement du responsable. Le train du deux ponts était constitué de deux diabolos à deux roues chacun. Des roues plus hautes qu'un homme. Ça ne disparaît pas comme ça. Il fallut pourtant se rendre à l'évidence. Il manquait une roue. Le pilote consulté affirma n'avoir rien senti ni au décollage ni à l'atterrissage. Quelques-uns uns de ses camarades chasseurs ne manquèrent pas de tirer des conclusions hâtives sur l'aptitude du dit pilote à sentir quoi que ce soit.

Des armées de deuxièmes classes ratissant le terrain autour de Villacoublay et de Saint Dizier ne réussirent pas à retrouver LA roue, et à ma connaissance elle n'a jamais été retrouvée.

Je dois dire qu'il m'arrive souvent de rêver au sort de cette roue. Je me perds dans des abîmes de suppositions : Figure-t-elle à l'inventaire de quelque brocanteur, sert-elle de margelle à quelque énorme puits, ou bien animé d'une énergie giratoire inépuisable continue-t-elle de rouler jusqu'à la consommation des siècles ? La disparition pure et simple d'un objet aussi formidable, c'est quelque chose, vous en conviendrez, qui touche à la métaphysique. Cela donne à penser (1).

Un jour enfin nous reçûmes l'ordre de partir. Cela se fit dans un grand enthousiasme. Le père Gavoille, le Cdt de la base, vieux compagnon de Saint-Exupéry, se mit au bord du taxiway et salua chacun des avions qui passaient. Moi, ça me faisait bien plaisir d'être salué par mon colonel. Nous emmenions avec nous, surprise de dernière heure, le commandant Perceval, commandant de l'escadre. Il n'avait pas pu résister au désir de venir avec nous. Cela mettait Vaujour son subordonné dans une position délicate. Mais Perceval avait juré qu'il n'interfèrerait pas dans le commandement de son subordonné et pour autant que je sache il a tenu parole.

Notre première escale était Brindisi. Nous descendîmes de l'avion et ayant dépouillé nos combinaisons nous nous retrouvâmes ... en civil. Et les mécaniciens qui nous attendaient au sol étaient en civil eux aussi, avec par-ci par-là quelques pièces d'uniforme. La théorie officielle était en effet que nous étions des pilotes civils convoyant quelque part vers Chypre des avions militaires. Le spectacle de ces civils bariolés s'agitant autour de nos jets était du plus haut comique. Et les Italiens, peuple fin s'il en est, l'appréciaient grandement.

Décollage le lendemain matin vers Chypre (Akrotiri). Mais avant de décoller je voudrais raconter l'histoire d'un capitaine inconnu, un des gars de Bordeaux justement auquel nous devons d'avoir échappé au désastre.

J'étais sanglé dans l'avion, bardé de tuyaux et bien incapable de me mouvoir. J'attendais l'heure de mettre en route. Mon avion se trouvait dans une longue rangée de 84F et il y en avait d'autres en face. Il y avait sur la piste un capitaine que je ne connaissais pas et qui dirigeait les opérations. J'ai appris par la suite que c'était un basier. Tout à coup le RF-84 en face de mon avion se mit à brûler. Un feu vraiment sérieux, qui menaçait toute la rangée. Ce capitaine qui n'avait pour toute protection qu'un blouson bleu marine sauta sur un extincteur et se jeta dans le feu comme un lion. Je le vois encore piétinant littéralement les flammes et faisant face à chaque nouveau début d'incendie.

Je commençais à me dégrafer en toute hâte craignant de voir toute la rangée sauter d'un instant à l'autre. Mais il avait fini avant que j'aie pu descendre d'avion. Il nous regarda alors, hilare, le pouce levé. Je regrette encore de n'avoir pas par la suite écrit au général qui nous commandait pour lui signaler l'exploit de ce brave. Mais ce n'était pas l'habitude à l'époque pour un subalterne d'écrire à son chef. Je n'y ai à l'époque même pas pensé. Et maintenant encore je me désole de ne même pas connaître son nom.

Décollage Jato sans problème pour Akrotiri. Les Jato étaient des fusées d'appoint pour décoller à pleine charge. On les allumait vers 100 nœuds et cela donnait un fabuleux coup de pied au cul. On larguait ensuite dans la mer ce qui restait des fusées et de leurs supports.

Par un malheureux coup du sort, au cours d'un de ces largages l'un de ces "paniers Jato" devait tuer un pécheur italien. Nous arrivâmes à Akrotiri vers 2 h de l'après midi. Le temps passe vite lorsqu'on marche vers l'Est. Le terrain était couvert d'avions et de camions. Il y en avait partout même en bout de piste laquelle servait de parking sur 300 m. Je rêvais à ce qu'aurait pu donner une attaque de chasseurs ennemis. Quelle marmelade !

Grosse déception : le mess était fermé. En attendant sa réouverture on but du vin de Chypre à 25 degrés et tous n'en sortirent pas intacts. Le moral par contre était excellent. Départ le lendemain aux aubes pour une destination inconnue. Au pied de l'avion on remit à chaque pilote une enveloppe fermée avec l'indication :

- « À n'ouvrir qu'en vol »

Sitôt après le décollage je fus assez déçu de trouver cette seule mention : "LOD" suivie d'un numéro indiquant la fréquence de la balise de Lod, le terrain de Tel-Aviv. Notre destination était depuis plus de quinze jours un secret de polichinelle. Pour la première instruction personnelle et secrète de ma carrière ça manquait totalement de romantisme. Le voyage me parut extrêmement court et nous descendîmes vers la Terre Sainte dans la gloire du soleil levant. La lumière était fantastique de limpidité. Les montagnes arides déployaient à l'horizon leurs fastes sévères. Tous les reliefs apparaissaient avec une netteté cruelle. Au sud, le Sinaï dressait vers le ciel des sommets agités d'une sorte de violence. Ainsi c'était là !

Je ne suis pas très perméable aux sentiments religieux mais je ressentais quand même une émotion profonde. S'y ajoutait le poids de l'histoire. Aucun pays au monde n'en était plus chargé. Des milliers d'années de luttes, d'espoirs, de massacres, de péripéties. Un raccourci d'histoire de l'humanité. Histoire traversée de personnages fulgurants, depuis Moïse jusqu'à Lawrence d'Arabie en passant par Bonaparte. Peut-être quelqu'un de mes lointains et innombrables ancêtres avait combattu sur ce sol, légionnaire ou centurion dans les armées de Titus. J'allais à mon tour participer, à mon échelle, au déroulement de l'Histoire. Dans le fond de moi-même j'avais peut-être l'espoir de la marquer définitivement de mon empreinte. Ah ! Jeunesse !

À l'arrivée au parking de Lod avant même que l'avion ne soit arrêté des individus sautèrent sur mes ailes. Un véritable assaut de pirates. Ils déployèrent des sortes de cartons et à l'aide de pistolets à peinture ils peignirent mes cocardes aux couleurs israéliennes. Lorsque je descendis de l'avion il était israélien. Je n'allais pas tarder à le devenir moi-même.

On nous réunit dans les locaux réquisitionnés d'une compagnie d'aviation et on nous remit à chacun une carte d'identité israélienne, un lexique franco-israélo-égyptien, divers documents, des cartes, des dollars et une grande quantité de montres bracelets. On nous expliqua qu'il fallait cacher toutes ces montres sous la manche de la combinaison et en cas d'éjection acheter des complicités éventuelles par le don au compte goutte d'une seule montre à la fois. Les bracelets étaient prévus pour les tailles des biceps les plus généreux.

Cependant la base vivait dans une fièvre totale. Tout semblait fonctionner à la vitesse maximum.
Ben-Or, notre officier de liaison, nous pressait de reprendre l'air pour assurer la couverture aérienne d'Israël à 20.000 pieds.

Mais nos mécaniciens n'étaient pas là. Ils arrivaient par Nord 2500. Personne en dehors d'eux ne savait mettre en route les avions. Ben-Or fut cruellement déçu. Les pilotes ne savaient-ils pas le faire ? Le fait est que non.

Lorsque j'y pense maintenant je me dis qu'il avait raison, l'ami Ben-Or. Enfin les Nord arrivèrent. Mais Ben-Or n'était pas au bout de ses peines.

Lorsque le premier Nord ouvrit ses portes arrière tous les meccanos se précipitèrent pour décharger. À voir les précautions qu'ils prenaient et le soin qu'ils apportaient à cette opération on s'attendait à voir sortir de là au minimum une bombe atomique. Ce n'était qu'un énorme fût de vin que les mécaniciens avaient acheté à Chypre. Cette priorité donnée à la bibine sur l'opérationnel fit chuter sévèrement notre image de marque. Mais il faut être juste. Il était normal que ce tonneau embarqué en dernier fût le premier à se présenter au déchargement.

Cependant on s'aperçut que les camions citernes envoyés de France n'avaient pas bénéficié d'une maintenance rigoureuse et que leurs batteries étaient déchargées. La température de notre ami Ben-Or fit un bond vers le ciel. Mais il trouva vite la riposte. Il posta quelques soldats sur la route et fit arrêter tous les poids lourds. Lorsqu'il eut trouvé sur ces véhicules des batteries du type voulu il les réquisionna.

Mais les choses rentrèrent vite dans l'ordre. J'ai décollé environ 45 mn après mon atterrissage, ce qui compte tenu du briefing, des problèmes d'installation etc, n'est pas beaucoup.. Et par la suite la machine ayant pris son rythme, le père Ben-Or fut étonné de voir avec quelle célérité les vols succédaient aux vols.

Pendant les premiers  jours nous ne fîmes que de la couverture aérienne à 20.000 pieds. La deuxième escadre sur Mystère IV assurant, elle, la couverture à 30.000 pieds.

Le seul radar dont nous disposions était celui de la tour de contrôle, la fréquence entre le radar et nous était la fréquence internationale des aéroports: 117.9. Le préposé au radar n'avait aucune notion d'interception. Et son excitation ne contribuait pas à l'efficacité de la mission. L'ambiance était à la fièvre.

Un Mystère IV devait tirer sur un de nos avions qu'il avait pris pour un Mig. Moi-même ayant vu une silhouette se faufiler le long de la côte, je plongeais de 20.000 pieds suivi par toute la patrouille pour débouler sur un pauvre Ouragan israélien que j'ai reconnu à temps heureusement. Chacun de nous brûlait du désir de s'homologuer une victoire. Mais les Mig étaient rares pour ne pas dire inexistants.

Ouragan is
MD 450 "Ouragan"

Au bout de quelques jours, Israël ayant envahi le Sinaï nous pûmes participer à des opérations d'attaque au sol. C'était extrèmement facile. Le Sinaï est traversé par des routes séparées qui vont d'Est en Ouest. La progression des armées se faisait exclusivement sur ces routes qui sont bordées de sable des deux cotés. Ces routes étaient rectilignes sauf dans les traversées montagneuses. Les blindés, les camions de Nasser étaient alignés formant des cibles parfaites.

J'ai souvenir d'un équipier qui tirant le premier char a visé trop long et a touché le suivant. Lorsque les occupants des camions nous voyaient arriver, ils sautaient à terre et s'enfuyaient dans le désert perpendiculairement à la route. Devant des objectifs aussi somptueux on perdait un peu la tête. Ce n'est qu'après la première passe de tir que j'ai pensé à mes successeurs et que j'ai eu l'idée de concentrer tout notre effort pour fabriquer un bouchon à l'arrière de la colonne de façon à empêcher l'ennemi de retirer ses chars. J'en laissais ainsi pour les autres. Mais assez rapidement l'ordre est arrivé de ne plus tirer sur les objectifs au sol, les intentions de l'armée israélienne étant de les récupérer dans le meilleur état possible. Il faut dire qu'entre temps le rythme d'avance des Israéliens s'était considérablement augmenté.

Il ne faut pas croire cependant que cela s'effectuait sans casse. Le premier jour nous avons eu 13 avions touchés sur 22. Deux ou trois par leurs propres éclats. Le reste du fait de l'artillerie antiaérienne.

Avec une patrouille nous sommes passés au-dessus d'un champ de Flak disposant de pièces lourdes, que nous distinguions parfaitement et qui étaient disposées d'une façon géométrique. De loin cela faisait penser à des derricks. Nous étions à une altitude moyenne et l'air s'est couvert autour de nous de nuages agressifs. Un cabré brutal les a obligés à recaler les altitudes d'explosion et 10 secondes après un piqué a encore déréglé leur tir. Nous ne sommes pas restés assez longtemps dans la zone pour continuer le jeu.

Les seuls ennuis graves que nous ayons eus vinrent de nous-même. Les consignes de sécurité prévoyaient, prévoient toujours sans doute, que les armements, roquettes, bombes etc. soient armés par les armuriers en bout de piste, juste avant le décollage. Cette nuit-là c'est ce que firent les armuriers pour la patrouille Wehlmann-Avinens. Mais ce n'était pas le bout de la bonne piste. La patrouille décolla sur une piste auxiliaire de 800 ou 1000 m. Un immense jet de flamme s'éleva du bout de la piste. Nous pensions tous que les pilotes étaient morts. Ils revinrent tous les deux indemnes. Ce sont les deux seuls avions que nous ayons perdus dans cette campagne.

L'intervention des troupes alliées sur le canal nous libéra pour d'autres tâches. On nous demanda de traiter le terrain de Louxor où se trouvaient les derniers éléments encore valides de l'armée de l'Air égyptienne. C'est à dire une vingtaine d'IL-28 bombardiers légers biréacteurs.

Il 28
Iliyushin 28

C'était une mission à la limite extrême de portée. Nous avions, en supposant que tout se passe normalement la possibilité de faire 4 ou 5 passes de tir sur place. Pas plus.

Le décollage se fit de nuit peu avant l'aube. Gros bidons et Jato. Patrouilles de 4 décollant à 10 mn les unes des autres. Un temps de velours.

Je dirigeais la dernière patrouille, mais elle était de 5 avions. Le capitaine Vaujour ayant déniché je ne sais où un avion de plus s'était joint à moi. Il eut l'élégance malgré son ancienneté supérieure et le fait qu'il commandait le détachement de me laisser le commandement. Nous fûmes rapidement réduits à 3. Un des équipiers eut des ennuis de servocommandes. Je dus le renvoyer au terrain. Je ne pouvais pas, en territoire hostile, le laisser retourner seul. Je le fis escorter par Delbecque qui 40 ans après m'en veut encore de lui avoir fait louper la mission de sa vie. Je pense maintenant que j'ai eu tort et que compte tenu de la déliquescence de l'aviation égyptienne j'aurais assumé peu de risques en laissant cet équipier rentrer seul au terrain.

Pas de problèmes de navigation. La visibilité était excellente et on pouvait se servir des balises radio du Caire et de Louxor que les Égyptiens n'avaient pas coupées.

Peu avant d'arriver on commença à entendre à la radio les patrouilles qui nous précédaient. La proie était plus que juteuse et il n'y avait pas de réaction au sol. Les copains paraissaient très excités. La dernière patrouille dirigée par Ladouce s'apprêtait à quitter le terrain et ç'allait être à nous, lorsque Ladouce me signala que l'un des IL-28 décollait et qu'il ne lui restait pas assez de pétrole pour le poursuivre. Il me demanda si je pouvais le prendre... qu'est ce que vous auriez fait à ma place ?

Une prière à Saint Guynemer et en avant la manette... C'est ce que je fis. Mais après quelques secondes je pensais que ce type-là avait 10 mn d'avance sur moi, que je ne connaissais pas son cap et que je risquais de gaspiller une mission entière à la recherche d'un fantôme alors même qu'il y avait au sol des objectifs en or.

Je remis la manette dans ma poche et je pense encore que j'ai bien fait. Je suis bien content aussi pour ce pilote égyptien. C'était un brave. Ce type là a dû s'installer et démarrer son avion pendant que 3 patrouilles de 4 avions se succédant à courts intervalles attaquaient le terrain. Il courait le risque à chaque instant d'être choisi comme cible. J'ai une immense admiration pour ce pilote égyptien inconnu.

Le tir était très facile compte tenu de la stabilité de l'air. Le premier avion que je tirai manifesta une évidente mauvaise volonté pour brûler. Je voyais mes projectiles le traverser et piétiner le ciment derrière lui, mais il ne se passait rien. Ce n'est qu'en arrivant à sa verticale que je sentis le "vlouf" de son explosion. Vaujour et moi explosâmes chacun 2 avions et le petit Michel notre troisième en fit brûler 3. Toutes les passes de tir atteignaient leur but mais tous les avions ne brûlaient pas avec la même facilité et nous ne pûmes faire que 4 passes de tir à cause du pétrole.

Il y eut une autre mission l'après midi pour nettoyer ce que nous avions laissé. Je n'ai pas envié ceux qui l'ont faite. Le travail a été beaucoup plus difficile que le matin, d'abord à cause des turbulences thermiques, et aussi parce que le nombre des objectifs disponibles avait diminué et que seuls restaient les plus réfractaires.

On pouvait supposer d'autre part que les Égyptiens enfin prévenus auraient pris des mesures (ce qui ne fut pas le cas). Mais finalement comme la photo le prouve, tous les objectifs furent traités, encore que l'un d'eux ait obstinément refusé de brûler. On voit nettement sur la photo les trous de bombe qu'avait laissés dans le sable un bombardement des Canberra britanniques effectué la veille et qui avait complètement foiré. Le soir même les autorités israéliennes annulaient le black-out dans tout le pays en précisant dans la presse que c'était grâce aux pilotes français que tout danger d'attaque sur Israël avait été éliminé. L'opinion de Ben-Or à notre égard, laquelle avait déjà évolué sensiblement depuis le début, atteignit des sommets insoupçonnés. En ville il devint impossible à un Français quel qu'il soit de payer son repas ou ses consommations.

Canbera
English Electric "Canbera"

D'aucuns en abusèrent. Il y avait à l'hôtel Dan (Le Ritz de Tel Aviv) un "pilote français" qui menait grande vie, jouait des fortunes et s'était fait un tas de copains. Il eut le malheur de repasser par la base. Il était venu se renseigner sur le retour éventuel de nos forces. Pas de chance il tomba sur Piat notre officier mécanicien.

- « Je t'ai déjà vu quelque part toi ! Tu es bien l'aide mécanicien X… »

Cinq minutes après, Piat reçut la visite d'un monsieur très cossu, belle limousine, très poli...

- « J'ai amené ici mon ami le commandant X... Je ne voudrais pas repartir sans lui »
- « Le commandant X ! Ah! Oui ! Venez par ici »

Le monsieur très cossu découvrit son protégé le Cdt X. pilote prestigieux, assis sur un tabouret, une serviette autour du cou cependant qu'un coiffeur bénévole lui faisait la boule à zéro.

Je ne sais pas quelles idées ce Monsieur s'est fait à ce moment là sur les rapports hiérarchiques dans l'Armée française. Je suppose qu'il a dû penser que nous en avions une conception très originale. Quelque temps après, j'ai pu interviewer le fameux Cdt X avant son départ pour la carabousse de Chypre. Il n'avait pas l'air trop marqué par son infortune et m'a dit qu'il ne regrettait rien et qu'il avait "des souvenirs pour la vie entière". Mais je ne m'inquiète guère pour lui. Compte tenu de son caractère je suppose que la carrière du Cdt X ne s'est pas arrêtée là et que quelque part, entre casinos, Croisette et autres salles de jeu, il a continué, entouré de starlettes, de jouer, avec le sourire, les Arsène Lupin.

Mais la fin de la guerre était arrivée. Nous en profitâmes pour accepter les invitations qui venaient d'un peu partout. Les réceptions sur la base étaient somptueuses compte tenu de la sobriété générale de l'Armée israélienne.

Il y avait de nombreux soldats de sexe féminin. C'était pour nous, à l'époque, une nouveauté. Presque une monstruosité. Elles étaient de service pour nous recevoir. Service commandé ! Elles nous attendaient dans les salles de réception et lorsque nous arrivions (tous ensemble et à l'heure) elles allumaient les bougies sur les tables. Elles étaient jeunes, agréables et sympathiques. Nous aurions bien voulu aussi leur témoigner notre sympathie de façon plus intime mais (ce sont les servitudes de la vie militaire) elles étaient toujours de garde le soir même après la réception.

- « Et le lendemain ? Ah ! Le lendemain aussi »

L'Armée israélienne imposait vraiment une charge excessive à ces pauvres enfants. D'une façon générale je dois dire que notre charme français n'opéra guère. Il y eut évidemment une ou deux exceptions. Je me souviens en particulier des charmantes créatures qui venaient chaque jour une par une demander :

- « Where is Pablo ? »

Mais Pablo, trop occupé sans doute à élargir le cercle de ses relations, n'était jamais là. Du coup la gent mécanicienne se découvrait d'un seul coup des aptitudes insoupçonnées en langue anglaise :

- « Pablo, not here, comes back soon, get in ! Yes ! Yes ! Come !  Come ! »

Mais non, elles s'en allaient, elles reviendraient, décidément c'est Pablo qu'elles préféraient. On finit par installer des barbelés. Je suppose que ce sont les Israéliens qui ont fait ce mauvais coup.

J'eus moi-même une aventure avec une demoiselle israélienne. Mais je ne crois pas que l'on puisse qualifier cette aventure avec des adjectifs tels que sentimental, amoureux, érotique ou platonique. En fait je crois que le seul adjectif qui convienne soit "intéressé". Et encore il ne s'agissait pas de l'intérêt que je portais à cette jeune personne mais de mon intérêt à moi. Je ne sais pas si je dois être très fier de cette aventure.

Tout le pays d'Israël était mobilisé pour cette guerre. Les hommes et les femmes. L'une de ces femmes était très riche et elle possédait un avion personnel. Elle avait été mobilisée et son avion avec elle. Elle servait de pilote de liaison et elle transportait des personnalités importantes. Des VIP comme on dit. Ce qui fait qu'on la voyait souvent sur le terrain. Je n'avais prêté à cette jeune personne qu'un intérêt très médiocre. Il faut dire qu'elle n'était pas jolie, jolie. En fait elle ressemblait plus à un boudin qu'à une sirène. Son avion ne m'intéressait pas et sa fortune me laissait froid. Je lui manifestais donc une indifférence totale.

Mais cela devait changer. Brutalement ! Le coup de foudre ! Le coup de foudre fou, dément, celui qui vous empêche de dormir et de manger. Un jour qu'elle revenait du champ de bataille du Sinaï, elle fit escale à l'escadrille et fouillant dans sa serviette elle me dit :

- « Vous voulez voir ce qu'on m'a offert ? »

Et avant que j'aie  eu le temps de répondre elle me montra … une mitraillette. Une mitraillette !  Mon Dieu ! Toute petite ! Elégante ! Un vrai bijou ! J'en eu comme un brouillard sur les yeux. Elle était lisse, luisante, bien bronzée. Toute petite, mais du 9 mm quand même. Une marque inconnue mais vraiment pas la grosse ferraille que l'on trouve sur les champs de bataille. Je la pris dans mes mains et j'eu l'impression que je n'avais vécu jusque-là que pour la tenir, que je l'avais tenue toute ma vie. Elle m'était familière. Je l'attendais depuis toujours. C'était mon amour, mon  grand amour et j'ai senti que je ne pouvais pas tolérer qu'elle reste entre les mains de cette fille. Une fille qui, c'était évident, ne connaissait rien à la vie amoureuse des mitraillettes. Une fille pour qui elle ne serait jamais qu'un vulgaire souvenir.

Je lui proposais de l'acheter mais il était bien évident qu'elle était assez riche pour mépriser mes propositions. Je résolus alors de jouer le grand jeu. Le plan était simple. Il fallait la séduire, la monter au septième ciel, la laisser dolente et pâmée et partir… avec la mitraillette. Je me mis immédiatement en action. 

À mon grand étonnement, mes manèges amoureux ne furent pas reçus avec un enthousiasme excessif. Contrairement à ce que je croyais je n'étais pas irrésistible. J'étalais donc ma stratégie dans le temps. Je poursuivais de mes assiduités cette jeune personne qui, certes, ne trouvait pas cela désagréable mais n'allait pas plus loin.

Cependant à l'escadron mes camarades avaient remarqué mon manège et j'eus droit à des plaisanteries d'un goût douteux. L'un s'enquerrait innocemment des résultats de la pêche à la baleine alors que l'autre était plutôt préoccupé par les problèmes que pose la chasse à l'éléphant. Mais je continuais sans rien dire et surtout pas le motif de mes assiduités. Il aurait pu se faire en effet que l'un d'eux soit, lui aussi, amoureux des mitraillettes.

Mais finalement, un jour, elle me dit :

- « Vous êtes gentil, vous. J'ai décidé de vous faire un cadeau ! Mais pas tout de suite ! Demain. »

Un cadeau ! Un cadeau ! La mitraillette ! La mitraillette ! J'ai passé la nuit dans les transes.

Le lendemain elle était là. Avec son avion. Parce que le cadeau en question c'était un tour dans son avion…

- « Et M…!" Je n'en avais rien à f…. de son avion »

Mais j'ai accepté quand même. Avec un grand sourire de satisfaction. Mais oui, vraiment ! Quelle bonne idée ! Etc… Il fallait préserver l'avenir.

C'était un avion biplace en tandem. Avec une allure rustique de bœuf de labour. Un peu comme le Broussard qu'on fabriquait en France. Elle était devant et moi derrière. Lorsque j'ai eu fini de m'installer je me suis aperçu que je n'avais ni manche, ni palonnier, ni manette des gaz. J'étais aussi utile à cet avion qu'un sac de sable. J'en ai été, allez savoir pourquoi, bien ennuyé.

Elle m'a alors annoncé qu'elle avait l'habitude de transporter des personnalités et qu'elle devait les ménager. C'étaient des gens d'un âge mur et qui ne connaissaient rien à l'aviation. Mais puisqu'elle avait la chance de transporter un pilote de chasse elle allait pouvoir se défouler.

- « Je vais vous montrer tout ce que je sais faire et même un peu plus »

Pauvre de moi ! J'ai passé l'heure suivante à serrer les fesses. On n'aurait pas pu y faire pénétrer une pointe Bic. Elle lui a tout fait, à ce pauvre avion, et à moi aussi. Des boucles en virgule, des tonneaux dégueulés, des rase-mottes à faucher les herbes (et elles ne sont pas bien hautes en Israël). Tout !

À un moment donné je me suis demandé si elle pilotait symétrique. J'ai donc noué ma montre dans le bas de ma cravate et j'ai suspendu la cravate au plafond. Cela m'indiquait la verticale apparente et les experts comprendront que cela remplaçait une bille. Mais le système était animé de mouvements divers et je n'ai pas pu tirer de conclusion bien évidente. 

À la fin j'en ai eu assez de me cramponner sur mon siège et j'ai décidé de m'abandonner à la fatalité. J'ai donc fermé les yeux et j'ai fait les exercices respiratoires qu'on m'avait enseignés au seul cours de yoga que j'avais suivi autrefois.

Tout a une fin, heureusement. Elle m'a annoncé qu'elle allait se poser "court" pour me démontrer combien cet avion était peu exigeant pour ce qui était de la longueur des pistes. Elle a dû se poser avec les freins bloqués car les deux pneus ont explosé en même temps à l'impact. Cela ne nous a pas empêché de faire encore deux ou trois bonds. Mais c'est vrai qu'il s'est arrêté tout de suite. La piste a été bloquée et deux patrouilles de Mystère ont dû remettre les gaz.

Nous sommes entrés en Jeep pendant que la grue dégageait la piste. Elle était vexée à mort et j'ai bien compris qu'il fallait tirer un trait sur la mitraillette. J'ai eu l'idée saugrenu de la consoler en lui disant que moi, à l'atterrissage, c'est le troisième bond qui m'avait paru le plus moelleux. Mais je n'ai rien dit et j'ai bien fait.

Lorsque je suis rentré à l'escadron je suis allé voir Juillot pour récupérer mon portefeuille. Je le lui avais laissé parce qu'on ne sait jamais…  Quelques temps après, j'ai eu l'occasion de l'ouvrir et j'y ai trouvé un petit mot:

- « Mon cher Jean Paul, on a fait les comptes du tarot. Tu as perdu 200 francs. Je les ai pris »

Ce qui, à mon avis, était du vol pur et simple.

Ce "repos du guerrier" ne dura guère. Trois semaines pas plus et il fallut retourner à Saint-Dizier. L'état-major ne fonctionnait toujours pas très, très bien.

Aussi lorsque je me présentais à Chypre avec ma patrouille il me fut donné l'ordre de me faire reconnaître au "point d'identification". Je demandais naïvement où ça se trouvait. On me répondit qu'on ne pouvait pas me le dire puisque c'était secret. À quoi je répondis que si c'était secret je ne pouvais pas le connaître. Le ton de cette conversation ridicule monta vite et finalement on me menaça de me faire descendre par les Hunter britanniques. À quoi je répondis en donnant l'ordre à la patrouille d'armer les canons et de prendre la formation de combat. C'est vrai, quoi, à la fin, non mais sans blague !

Le contrôleur alors prit une voix complice et me chuchota à voix basse : "Paphos". Il supposait que le fait de chuchoter à voix basse empêcherait les ondes radio d'aller se faire intercepter par les Égyptiens, les Russes ou la 6ème Flotte américaine. Tout ceci était un peu ridicule. Je suis donc allé à Paphos où, selon la Mythologie, Aphrodite est sortie de la mer. J'avais à l'époque une excellente opinion de moi-même, ce qui est normal et même indispensable pour un pilote de chasse, mais je n'espérais pas qu'elle m'aurait attendu depuis si longtemps. J'ai regardé quand même. On ne sait jamais.

Le jour suivant nous atterrîmes à Saint-Dizier par 8/8èmes de stratus à 500 pieds. Lorsque j'ai aperçu la rampe d'approche vasouillant faiblement à travers la pluie j'ai compris que les vacances étaient finies.

PS : ma femme me demande ce qu'il est advenu des dollars, des montres et de la carte d'identité. C'est très simple : Ils m'ont tout repris.


Jean-Paul SALINI

Texte extrait de "Derniers virages" (Éd : J. de Bentzinger - 2016) - Médaille 2017 de l'Académie de l'Air et de l'Espace
Les droits d'auteur sont reversés aux "Ailes Brisées"


(1) Quelques camarades me disent qu'il s'agissait d'un Armagnac et non d'un Breguet Deux Ponts. Je ne me souviens pas. Mais l'histoire de la roue est exacte. J'ai constaté moi-même l'absence de cette roue.

Couverture 1

Date de dernière mise à jour : 16/04/2020

Commentaires

  • Thierry Juillot
    • 1. Thierry Juillot Le 29/06/2021
    Au titre des réparations et en assumant ainsi la responsabilité familiale, je suis disposé à restituer les 200 francs en Champagne.
    Merci de ces souvenirs précieux.

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