L'enfant sur les genoux
Dans les années soixante à Madagascar
Les moteurs de notre DC-4 ronronnaient, comme à l'accoutumée, en direction de Nairobi. J'étais le Commandant de bord et mon copilote était le Commandant Marcel Henriet, un homme d'un certain âge, pour lequel j'avais beaucoup de respect et dont j'aurais pu être le fils. Ce n'était pas la première fois que nous volions ensemble. Il savait donc que je n'avais rien d'un jeune loup désireux de mettre en avant ses diverses qualifications pour s'imposer. N'ayant aucun doute quant à la nature de nos relations et la quiétude du vol aidant, il commença à me raconter des histoires d'aviateurs, dont celle-ci :
- « En 1930, j'étais pilote de chasse. Un jour, le brouillard était tel que notre patrouille fut obligée d'atterrir le plus tôt possible sur la piste la plus proche, celle du Valdahon. Le chef de patrouille s'étant posé le premier, il avait freiné trop fort pour éviter de sortir de la piste, si bien que son avion piqua du nez et resta dans cette position. Sain et sauf, seulement un peu gêné d'avoir "cassé du bois", comme on disait à l'époque, notre Commandant prit l'incident à la bonne et, dans la plus pure tradition, déclara qu'il fallait arroser cet atterrissage manqué. Cela se passa à la cantine où, d'ailleurs, nous fumes bloqués pendant trois jours. »
Mise en pylône d'un Nieuport 62 de la SPA 26 (collection Henriet / Suroy)
Revivant ce qu'il était en train de me raconter, un sourire plein de tendresse illumina son visage.
- « Je pense au petit garçon dont la tête arrivait à la hauteur des tables et qui essayait d'attraper les verres. Je le prenais souvent sur mes genoux et je lui mettais ma casquette de pilote de chasse sur la tête, ce qui le rendait tout joyeux. »
Quelle surprise ! Quel étonnement ! Etait-ce possible ? Instantanément, je venais de faire la relation de ce que je venais d'entendre avec un souvenir de ma plus tendre jeunesse : un avion, tout au bout du champ, l'hélice dans le sol et la queue arrière pointant vers le ciel ! Puis, des aviateurs qui buvaient et mangeaient chez nous. Bien sûr ! C'étaient mes parents qui tenaient la cantine. Les yeux embués, je me rendis compte combien cette plongée inattendue dans ce lointain passé m'avait émue. Marcel l'ayant remarqué, il s'en inquiéta aussitôt.
- « Qu'est-ce qui t'arrives ? »
- « ... le petit garçon, c'était moi ! »
Jean BELOTTI
Extrait de "Une passion du ciel" (Nouvelles éditions latines - 2005)
Date de dernière mise à jour : 28/05/2021
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