L'aller en Mirage IV, le retour en train

Nous   sommes le 28 décembre 1973, sur le terrain d'Avord où est stationné l'Escadron de Bombardement 1/94 "Bourbonnais" qui deviendra, un peu plus tard, "Guyenne".

Sur les neuf équipages qui composent l'effectif navigant de l'unité, l'un assure l'alerte nucléaire à 15 minutes, deux autres sont en alerte à 2 et 4 h, un quatrième est en récupération d'alerte, quatre équipages sont en congé pour le nouvel an.

Ce récit concerne le neuvième duo de l'escadron.

Le chef des opérations, mon ami J.C., a parfaitement géré les heures de vol allouées pour le mois et a gardé un potentiel de deux heures trente pour un équipage rentrant du congé de Noël, équipage composé par Lebas pilote et commandant en second, et par le navigateur rédacteur de cette histoire. En effet, comme chacun le sait, les navigateurs passent leur temps de vol à raconter des histoires à leur cocher et à décrire les péripéties de la mission sur un papier appelé log ou journal de bord... !

Ainsi donc, en deux bons compères, nous préparons la mission B 7916, Celle-ci se compose d'une navigation au niveau des cirrus, avant ravitaillement en vol de 6 t de kérosène au large de Sète, d'une percée à Mont-de-Marsan suivie d'une navigation basse altitude à 450 nœuds dans la célèbre R46, zone réglementée et destinée à ce type de mission.

Après un périple d'une quarantaine de minutes près des pâquerettes, retour à Mont-de-Marsan pour une montée sous contrôle radar et mise de cap sur Avord avec un exercice de percée autonome pour le navigateur et un atterrissage en configuration mono-réacteur pour le pilote.

Le calcul du pétrole restant au retour, et avant descente sur Avord, permet un déroutement sur n'importe quel terrain FAS. En effet la météo est pessimiste, prévoyant du brouillard en milieu de journée.

La Mécanique nous donne l'avion n° 36, le "BI", en configuration "bidons".

Après avoir déjeuné à l'OSO, signé le cahier d'ordres aux opérations, la Forme 10 chez les mécanos, fait le tour de l'avion, etc., nous voilà dans le beau ciel de France à bord d'une belle machine qui tourne comme une horloge bien réglée. À part le ravitaillement en vol, l'avion aurait presque pu exécuter la mission tout seul.

Oui, mais voilà : il y avait la météo.

Sur le chemin du retour, Capitole commence à nous dire que tous les terrains du Nord (de la Loire) étaient "rouges", je traduis : « Atterrissages interdits cause météo » mais que nous avions encore une chance pour nous poser à Avord. C'était oublier les délais de certains transmetteurs. En effet, dès que l'approche est contactée, elle nous annonce que le terrain est "rouge" lui aussi.

L'équipage a le choix parmi les cinq terrains du Sud : Orange, Istres, Mérignac, Cazaux et Marsan. Sans hésiter l'équipage choisit Orange : c'est le plus proche, Lebas y était affecté avant de venir à Avord et le commandant du "Cévennes" est un ami des deux équipiers.

Déroutement et atterrissage se font sans problème à Orange.

Mais du coup, l'allocation en heures de vol de l'escadron est dépassée de trente minutes et il faudra en compter autant pour le retour. J'avoue humblement, qu'à l'époque, ce problème ne m'a pas effleuré.

Malgré le supplément de travail que représente la réception d'un avion en fin de journée, nous sommes bien accueillis par les mécaniciens d'astreinte. Casa, le commandant d'unité, nous attend et nous facilite l'exécution des différents comptes-rendus avant de nous montrer où se trouvent nos appartements pour la nuit. Il faut rappeler que sur toutes les bases où stationnait une unité dotée de Mirage IV A, il y avait toujours une chambre prête à accueillir un équipage dérouté avec tout un nécessaire de toilette. Ensuite, Casa, tout simplement, nous invite à dîner chez lui.

Précisons que dès que le COFAS avait prévenu l'OPO que nous nous déroutions, il était allé acheter des huîtres, mollusque dont Lebas est friand. Le dîner est un vrai régal, chacun demandant des nouvelles de connaissances communes ou rappelant des passages de vie à l'époque des B-26, Vautour, etc.

Personne n'ayant sommeil, la soirée se continue par une partie de tarots au cours de laquelle Casa perd quelques plumes : notre façon de le remercier de son accueil.

Après une bonne nuit de repos et consultation du service météo d'Orange, il est décidé de faire une tentative de retour avec verticale d'Avord à 12 h Z. Nous décollons en plein partiel de façon à ne pas être trop lourd à l'atterrissage. Verticale Avord à l'heure prévue, nous entendons un C-135F en finale. Par le DOA, j'aperçois l'avion en début de bande et le brouillard couvrant les deux tiers de la piste. J'annonce à Lebas ce que je vois et nous nous préparons à effectuer la descente.

Dommage ! Dès que le ravitailleur a touché des roues, la tour nous annonce "terrain rouge". Un coup d'œil dans le DOA, je n'aperçois plus la piste ! Il ne nous reste plus qu'à revenir à Orange et envisager d'y passer la Saint-Sylvestre, car la météo n'envisage pas d'amélioration avant les premiers jours de 1974.

Une fois posés, nous contactons Avord pour expliquer la situation, donner le temps de vol et signaler que l'avion est "bon". Notre commandant d'unité est dans l'embarras. Un avion est armé et en alerte à 15 mn. L'escadron étant doté de quatre avions, les contraintes de l'alerte veulent qu'en week-end, au moins l'un des trois avions restant soit disponible "opérationnel" afin de pouvoir le remplacer éventuellement. Seul notre oiseau est "bon", les deux autres sont "out".

Après force discussions entre l'unité et les responsables techniques des FAS, il est décidé que l'avion restera à Orange et que l'équipage rejoindra Avord par ses propres moyens, c'est-à-dire... la SNCF.

Bien qu'Internet soit inconnu à l'époque, nous consultons les horaires : un express nous conduira à Lyon d'où, après trente minutes d'attente, un turbotrain nous amènera à Bourges. PPV avant le départ de la BA 115 : nous avons notre carte de circulation et quelque menue monnaie pour régler le quart de place.

En débarquant de la 4L qui nous conduit à la gare d'Orange, nous avons un succès immédiat : certains se demandent sans doute si le carnaval est en avance ! Imaginez deux grands gaillards en combinaison de vol verte, blouson de cuir noir, Mae-West orange sur le total et tenant d'une main un casque de vol et de l'autre une sacoche. Sacoche à laquelle chacun se cramponne car elle contient des documents confidentiels. À chaque arrêt, nous subissons les regards curieux des nouveaux voyageurs.

Arrivés à Perrache, nous avons droit aux mêmes coups d'œil surpris et étonnés. Comme il faut bien tuer le temps, je vais acheter une revue au kiosque à journaux situé sur le quai. Alors que je lui règle le prix de la revue, la brave dame aux journaux, âgée d'une cinquantaine d'années, me demande si je suis un parachutiste américain ? Je prends alors mon plus bel accent provençal pour lui dire que je suis un produit de pure souche française : je crois qu'elle est déçue de s'être trompée.

Entre-temps le turbotrain est arrivé à quai et nous prenons place dans ce moyen de transport que nous appelions Caravelle à tampons, lointain cousin de notre aéronef. Le succès, là aussi, est complet. Nous avons à peine quitté Lyon que deux demoiselles, il faut le dire... super bien roulées, viennent occuper les deux sièges vis-à-vis des nôtres, et, sans trop de gêne, nous font du "rentre dedans", allant jusqu'à nous demander de les inviter au wagon restaurant... Nous savions ou avait commencé notre Mission... Où finirait-elle ?

Puis c'est l'arrivée à Bourges où nous recevons un accueil des plus chaleureux. Un chauffeur de l'escadron me ramène à Avord d'où, après avoir endossé une tenue civile, je rejoins "aux instruments" ma tribu installée en Auvergne. À l'arrivée, mon véhicule est entièrement couvert de glace.


Jacques BEZIAUD

Extrait de « Alpha » n° 149

Date de dernière mise à jour : 06/04/2020

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