Il était un petit avion

En 1953 Roger Druine concevait et réalisait un monomoteur ultraléger (poids à vide 155 kg), le D 31 Turbulent.

Destiné à être construit par des particuliers, ce monoplace entièrement en bois et en toile était en cours de fabrication au sein de la section des constructeurs amateurs de l’École de l’air, créée par le capitaine Georges Peyriga et dirigée par le capitaine Combaz.

À la rentrée 54, j’ai rejoint le groupe formé d’élèves des deux promotions, parmi lesquels Pierre Alegria (53), Alain de Cenival et Etienne Copel.

L’atelier était installé dans un enclos grillagé voisin de celui des sports. Ce hangar était un lieu de stockage de matériels déclassés. On pouvait y voir à même le sol d’énormes moteurs de divers types : Allison, Hispano, Pratt et Whitney… À côté d’eux, le Volkswagen de 27 CV (comme le Blériot XI), destiné au Turbulent paraissait minuscule. Il devait suffire pour ce petit avion de 6,55 m d’envergure, d’un poids maximum de 278 kg, qui décollait en 120 m, se posait à 45 km/h et croisait à 120 km/h.

Le bois pour la construction venait des réserves destinées autrefois à l’entretien et à la réparation des avions (jusqu’au SIPA 11). Les apprentis que nous étions pouvaient se faire la main. Le Cne Combaz veillait à la qualité du travail et nous faisait recommencer chaque pièce jusqu’à ce qu’il la trouvât parfaite.

D’ailleurs les menuisiers des ateliers techniques étaient là pour nous guider et, au besoin, se chargeaient des éléments les plus délicats, comme le longeron principal qui dût être refait.

C’est le soir, après les cours, ou le week-end, que l’atelier s’animait. On voyait avec joie l’avion prendre forme. Le pilotage de cette petite merveille devait récompenser notre persévérance. Dans le courant de l’année, fut mis en chantier le D5 Turbi, version biplace en tandem. Je commençais à en fabriquer les nervures sur un superbe gabarit en métal.

En juillet 1955, le Turbulent fit son premier vol aux mains du Lt Pierre Mace, moniteur sur SIPA. Je n’y assistais pas, nous devions être alors à Antibes. Pierre Alegria eut le temps de faire un vol avant de partir pour Meknès.

L’Armée de l’air ne voulait pas prendre en compte cet aéronef qui n’entrait pas du tout dans le cadre de ses missions. Aussi le Cdt Gautrat, commissaire de l’Aéro-club de France, en accord avec le Cne Combaz, décida de confier le Turbulent à l’Aéro-club Rossi-Levallois implanté sur le terrain de la Jasse à Eyguières. L’avion restant garé à Salon et réservé aux élèves.

Turbi

Mon premier vol eut lieu début 56, après avoir été lâché sur MS 315.

La douceur, l’homogénéité, l’efficacité des commandes et les qualités de vol à basse vitesse, résultat des fentes fixes de bord d’attaque et des ailerons à fentes, étaient remarquables.

Mais quel manque de puissance ! On ne devait pas retrouver tous les 27 CV au bout de l’hélice. D’après le Cne Combaz la longueur des pipes d’admission nuisait certainement au rendement du moteur. Mais qu’importe, le Turbulent volait bien, à condition d’être patient au décollage et de le laisser monter à son train.

À 100 mètres, on pouvait s’estimer satisfait, au-delà, toute ascendance était bonne à prendre. L’essence (réservoir de 25 à 30 litres pour une consommation de 7 litres par heure) nous était facturée. L’heure de vol était à un prix dérisoire. C’est à la Jasse qu’il fallait faire le plein. En m’y rendant en fin de journée, je faisais parfois du vol de pente, moteur réduit, sur la montagne d’Eyguières.

Très souvent, il n’y avait personne sur le terrain, mais on possédait la clef du cadenas qui verrouillait les portes du hangar de l’Aéro-club.

Le Turbulent n’ayant ni freins, ni démarreur, quelques précautions s’imposaient pour repartir en toute sécurité :

1 - Mettre l’avion dans le sens du départ, qui était souvent celui du décollage
2 - Caler les roues avec de petits cailloux
3 - Mettre un poids sur la queue (le parachute)
4 - Attacher le manche en arrière
5 - 1 cm de gaz (manette serrée)
6 - Lancer l’hélice à la main

Pendant que le moteur chauffait, on pouvait mettre le parachute et se brêler. Si les cales étaient bien calibrées, un peu de gaz suffisait pour les sauter.

Cette façon de procéder était impérative : un jour à la mise en route solo, un pilote a échappé de justesse à la ruade du Turbulent, l’hélice venant racler le sol, au grand dam du Cne Combaz.

Je ne me contentais pas de tourner autour du terrain. À 120 km/h, parfois moins, c’était un intense plaisir et un profond sentiment de liberté de "fuir" pendant quelques instants l’internat, en faisant l’oiseau, de l’étang de Berre aux Alpilles, du Rhône à la Durance.

Je me posais souvent sur les aérodromes voisins. À Avignon, j’ai rencontré un autre Turbulent. Son propriétaire me proposa de faire une patrouille. Je pus voir ainsi de près, sous tous les angles, notre petit avion qui avait bien fière allure.

Avec les beaux jours il était délicieux de voler dans la cabine ouverte, l’air caressant visage et épaules. Les mises en virage se faisaient en tendant la main aussi bien qu’avec le gauchissement.

En accord avec le Cdt Gautrat je décidais d’utiliser le Turbulent pour passer les épreuves du deuxième degré de pilote de tourisme. Pour cela il fallait faire un voyage de plus de 300 km, jalonné par 5 escales : Montpellier, Nîmes, Montélimar, Avignon, Salon.

Le jour J fut fixé au 2 août 56, je n’étais pas sur les ordres de vol de la troisième escadrille. En fait mon départ fut retardé pour repasser le test voltige verticale piste (V23), interrompu la veille par une panne du moteur de mon SIPA 121, suivie d’un atterrissage en vol plané. Au lieu de décoller avant le début de l’activité aérienne de l’école, je m’envolais après 11 h, directement du hangar, la tour me passant le feu vert (pas de radio sur le Turbulent). Le vent était d’ouest, nord-ouest 20 à 25 kt avec 4/8 de cumulus.

Cap direct sur Montpellier, j’avais le temps, à 100 m, d’admirer le paysage sous tous ses aspects : jamais le Rhône ne m’a paru si large et les étangs de Camargue de véritables mers. J’ai longtemps eu le nez sur Aigues-Mortes avant de survoler le Grau du Roi et la côte bien sauvage et sans présence humaine. Enfin j’atterrissais à Montpellier au bout de 1h40 pour 80 km (vitesse sol 48 km/h) sans avoir fait un virage hors le circuit de piste. Mon carnet de vol visé, je déjeunais tranquillement au restaurant de l’Aérogare fort peu fréquentée en ce temps là. Puis je décollais pour Nîmes, le vent me poussait cette fois. Je faisais de grands détours pour ne pas survoler trop bas villes et villages.

Le vent n’avait rien perdu de sa force, au contraire. À Nîmes je dus me faire aider pour rouler jusqu’au point de manœuvre par une personne qui tenait l’aile. Cap sur Montélimar distant de 90 km, turbulences très fortes, le vent tournait au nord au fur et à mesure que j’approchais du Rhône. Je m’appuyais au mieux sur le relief pour profiter de l’effet de pente et gagner un peu de vitesse. Le Pont du Gard, Remoulins, Pont-Saint-Esprit, j’étais maintenant sur la Nationale 7, où voitures, motos, camions, me dépassaient allègrement. Dois-je préciser qu’il n’y avait encore ni autoroute, ni TGV, ni centrales nucléaires, ni les gigantesques installations du CEA ? C’était presque la campagne. Un détour pour éviter le survol de Montélimar et je me posais au bout de 1h30 de vol : vitesse sol 60 km/h.

Vers Avignon, cette fois le vent me poussait fort et me secouait tout autant, courte escale, un dernier tampon sur le carnet de vol, je fonçais vers les Alpilles pour gagner de l’altitude et traverser plus sûrement les remous du défilé de Lamanon. Je me laissais enfin glisser rapidement sur Salon où le Cdt Gautrat m’attendait avec impatience et une pointe d’inquiétude car il y avait QGO vent depuis le milieu de l’après-midi… Il m’a lui aussi aidé à rouler jusqu’au hangar.

J’ai gardé un vivant souvenir de cette journée où le vaillant petit Turbulent m’a donné de voir ces merveilleux paysages de Provence que je survolerais bientôt beaucoup plus vite sans pouvoir en saisir aussi bien la fascinante beauté.

J’ai reçu de bonnes leçons de vol dans les remous, près du relief, sans compter sur la puissance d’un moteur. Le Turbulent m’a aussi montré qu’il fallait le respecter comme ses grands frères rugissants, le garder dans son enveloppe de vol. En contrepartie, il m’a emmené pendant 33 h10, où je voulais, me donnant beaucoup de plaisir. En quittant l’école j’en avais profité bien plus que d’autres.

J’ai un souvenir ému et reconnaissant envers le Cne Combaz, si dévoué, grâce à qui tout a pu se faire.

J’ai une pensée pour le Cne Peyriga que je n’ai pas connu. Mort en Service Aérien Commandé, il est à l’origine du projet : le Turbulent portait son nom. Il n’aura pas vu voler son enfant.

Le Turbi a été achevé.

Avec beaucoup de tristesse, j’ai appris qu’un moniteur de vol à voile avait cassé le Turbulent en voulant faire un décollage "cravate" : piètre pilote, au sens de l’air bien peu marqué pour un vélivole.

 
Pierre PLANÈS

 

Date de dernière mise à jour : 07/04/2020

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