Guerre froide au pays des mirages

Il existe des avions mythiques dans le monde de l’aviation de combat. Tout aviateur ressent une profonde admiration devant certains appareils aux caractéristiques exceptionnelles. Parmi ces avions, on retrouve souvent cités le SR-71, le B-52 ou le F-15. Si ces exemples concernent le monde occidental, l’URSS en son temps avait su elle aussi, concevoir des machines impressionnantes aux performances plus que redoutables.

Dans l’arsenal aérien du bloc communiste, un appareil sortait du lot… le Mig-25 Foxbat !

Ce vecteur aux formes massives et agressives, avait tout pour inspirer le respect des équipages de l’OTAN. Conçu pour la seule tâche d’intercepter et de détruire les cibles à haute vélocité et très haute altitude pouvant s’aventurer de l’autre côté de rideau de fer, le Mig-25 imposait la méfiance par sa force à l’état brut, ses performances prodigieuses en vitesse, son plafond de combat et bien sûr en raison de son armement ne laissant que peu de chance à ses adversaires. 

Espace aérien irakien

- 300 km à l’ouest de Baghdad,
- Mirage IVP n° 25 AX, en mission de reconnaissance au profit de l’ONU,
- Indicatif "Calot 01".

05 H 10 TU le 1er juillet 1998.

Le premier ravitaillement de la mission vient de se terminer, les actions vitales terminées, il est déjà temps de se soucier de préparer tous les systèmes de l’avion avant de pénétrer dans l’espace aérien irakien. Le pilote, surnom Pinpin, écoute les procédures mises en œuvre par son navigateur, surnom Foxy.

Après une dernière vérification du système de reconnaissance photographique, le navigateur prépare les réglages de tout le système de contre-mesures de l’appareil.

La mission est programmée dans le cadre des résolutions de l’ONU et plus particulièrement de l’UNSCOM ayant la lourde tâche de s’assurer du respect des engagements du gouvernement irakien en terme de désarmement. Si les autorités irakiennes semblent disposées à coopérer dans le cadre de nos missions, les opérations anglo-américaines se déroulant au même moment en territoire irakien ont considérablement tendu la situation. À tout moment, une simple provocation d’un côté ou de l’autre peut dégénérer de façon immédiate.

Les conditions météorologiques du jour sont parfaites sur la zone irakienne. Les fréquences opérationnelles débitent leur litanie de communications habituelles, ce qui signifie que rien d’anormal n’est en cours dans l’AOR.

L’équipage du Mirage IVP entame donc la navigation vers ses objectifs tout en restant attentif aux indications données par le système de guerre électronique embarqué. Un équipement est particulièrement surveillé par le navigateur. Il s’agit d’un petit écran cathodique circulaire qui à pour rôle d’afficher les menaces que constituent les radars au sol ou en vol et qui traquent la trajectoire de l’avion. L’entraînement GE reçu par les équipages de Mirage IVP étant particulièrement sérieux, le maniement de chacun des interrupteurs associés au système d’autoprotection ne pose aucun problème. Pour l’heure, rien d’inquiétant à relever, le navigateur annonce régulièrement à son pilote les quelques signaux détectés. Ses derniers correspondent à l’activité quotidienne des stations de surveillance de l’espace aérien que les irakiens ont patiemment reconstituées après l’écrasement militaire de 1991. 

À Mach 0.9, stable aux environs de 25.000 pieds, le Mirage IVP n° 25 continue sa route en suivant les éléments prévus dans son plan de vol initial. Plus à l’est, les forces anglo-américaines sont elles aussi au travail. Il s’agit de protéger l’avion U-2 en mission Olive Branch. Une trentaine d’appareils de l’Air Force, de la Navy et de la RAF opèrent donc simultanément dans une zone d’action se situant dans le sud-est de Bagdad. Cette zone d’opérations se trouve de plus être limitée par le 33° parallèle Nord. Ce parallèle délimite la zone a delà de laquelle, les forces de la coalition anglo-américaine ne s’aventurent pas. Pour les appareils français, c’est le 32° Nord qui fixe la limite septentrionale de la zone d’action et ceci conformément aux résolutions de l’ONU.

Ce jour-là, deux Mirage 2000 de défense aérienne sont en place dans leur zone de patrouille afin de secourir le Mirage IVP si besoin. De par l’éloignement (bien au-delà du 33° nord) de la zone couverte par la navigation de l’appareil de reconnaissance, l’équipage sait ne pas pouvoir bénéficier de la protection permanente voulue des Mirage 2000, mais c’est une présence tout de même rassurante qui peut avoir son utilité le moment venu.

5 H 36 TU : 200 km dans l’W / N-W de Bagdad.

L’avant-dernier objectif de la première boucle de reconnaissance se présente dans le viseur du navigateur. Le récepteur GPS de bord et les deux centrales à inertie du Mirage IVP confirment la position à photographier : sud pour 9 nautiques. Le navigateur commence donc à guider précisément le pilote pour assurer un passage à l’exacte verticale du point à photographier. Cet objectif-là est un peu particulier.

Pendant la préparation de mission, le navigateur a identifié le terrain d’Al-Assad dans le catalogue d’objectifs du détachement UNSCOM. Ayant par ailleurs appris au cours d’un briefing par les officiers renseignement que des Mig-25 y étaient stationnés, il décide de retenir ce terrain militaire dans les objectifs à traiter ce jour. Qui n’a pas rêvé un jour de tenir dans son viseur, puis de ramener sur la pellicule, la silhouette de cet intercepteur mythique ?  

Les centrales inertielles égrènent la distance restante par rapport au terrain. Dans le viseur, le contraste n’est pas très bon. Les installations de la plate-forme militaire ne ressortent pas aussi nettement qu’escompté par rapport au teintes ambiantes du désert environnant. Mais la distance diminuant, le contour des pistes et des zones d’alerte se dessinent peu à peu. Les appareils photographiques sont mis en marche.

Arrivant pratiquement à la verticale de l’objectif, le navigateur, ayant annoncé au pilote les éléments de la prochaine route à suivre à l’issue du virage par la droite, scrute les pistes et les abris avions. C’est avec une vive émotion qu’il aperçoit deux Mig-25. Le premier est en train de rouler sur un taxiway et le second vient de sortir d’un abri avion. Les deux "monstres" sont armés de missiles sous les ailes, mais il est impossible d’en identifier le type à cette hauteur. Si les appareils photographiques ont bien fonctionné, les clichés vont avoir une belle valeur !

Miog 25
Mig-25 "Foxbat"

Mais déjà il est temps de prendre le cap 285° pour se rendre vers le dernier objectif à traiter, à savoir le terrain de H1-New.

Le système de guerre électronique continue à informer l’équipage qu’une nouvelle station de défense aérienne irakienne vient de prendre en compte leur appareil dans cette branche de navigation. Le signal inoffensif détecté est stable, plein arrière de l’avion. À peine 7 minutes se sont écoulées depuis le survol du terrain d'Al-Assad, déjà l’objectif représenté par le terrain de H1 est survolé et le Mirage IVP met le cap vers la zone de ravitaillement située 300 km plus au sud en territoire saoudien, là où l’attend le C-135 FR ravitailleur.

Les équipages de combat connaissent bien cet adage qui dit que lorsque quelque chose se met à clocher à bord d’un avion, il convient d’en saisir rapidement l’origine et la signification exacte sous peine de très vite se retrouver dans une situation délicate. À partir de 5 h 44 TU, après la verticale du terrain de H1, peu avant la fin du virage gauche vers le cap 133°, tout va aller très vite pour l’équipage de " Calot 01". 

Jusqu’à ce moment de la mission, toutes les détections de signaux radars irakiens affichés en cabine n’avaient pas présenté de caractère critique et l’équipage avait pu gérer prioritairement le travail de collecte de renseignements photographiques.  La symbologie de l’affichage présenté en cabine maintenant ne laisse que peu de place au doute au navigateur. 

Des années d’entraînement peuvent néanmoins se trouver contrecarrées par le contexte d’une mission. Il lui est difficile d’accepter la stricte évidence : en mission pour l’ONU, ayant reçu toutes les garanties officielles des plus hautes autorités irakiennes, un signal d’accrochage provenant d’un radar aérien embarqué hostile est bien en train de prendre en chasse son appareil ! Son esprit est vite ramené à la réalité de la situation lorsque le signal affiché initialement dans les 9 h du Mirage IVP se met à défiler rapidement dans ses 6 h puis dans le secteur 5 h. Il ne s’agit donc pas d’un quelconque signal erroné provenant de l’ambiguïté d’interprétation des calculateurs de l’avion. Non, cette fois, "Calot 0" vient bel et bien d’être pris en chasse par un intercepteur irakien !

La bonne synergie entre un pilote et son navigateur repose en grande partie sur la confiance réciproque partagée au sein de l’équipage constitué. Une simple phrase, plus qu’un ordre, va en être l’illustration. 

- « Pinpin, je crois qu’on est illuminés par un chasseur secteur plein arrière. Pinpin, accélère maintenant, cap sud ! »

Le pilote, affiche alors plein gaz sec et une fois les paramètres des moteurs stabilisés, crante les PC une par une et rend la main pour perdre de l’altitude afin d’aider le Mirage IVP à accélérer vers le domaine supersonique. Le passage en fonction brouillage des CME de "Calot 01" ne semble en rien troubler l’accrochage radar du ou des poursuivants. Le signal hostile restant stable plein arrière mais se rapprochant du centre de l'écran cathodique ne fait que confirmer que la menace ne décroche pas et qu’en plus elle semble gagner du terrain sur le Mirage IVP. Le navigateur tente alors en vain de contacter AWACS en l’air afin de signaler sa position et la nature de ses ennuis. Mais le Mirage IVP évolue dans une zone très éloignée de l’avion radar. Seul un des deux pilotes de Mirage 2000 de la CAP chargée de nous couvrir semble recevoir l’appel de détresse et encore se contente-t-il d’assurer le relais radio vers l’AWACS américain en vol. Mais personne ne vient au secours de "Calot 01". L’idée du navigateur est alors des plus simples : rejoindre au plus vite le 33° Nord pour échapper au poursuivant en espérant bien sûr qu’il ne sera pas à portée de tir avant ce fameux parallèle !

Pendant un peu plus de 4 longues minutes, l’équipage de "Calot 01" va tenter de fuir, sans aucun secours extérieur. Comme seuls moyens de protection à bord, l’équipage ne dispose que de leurres et de brouilleurs ! Passant le 33° Nord au cap sud, le Mirage IVP a péniblement accroché Mach 1.2 et stabilisé son altitude au niveau 220. C’est alors que l’équipage constate avec incrédulité que tout signal hostile vient de disparaître de l’affichage CME ! Pendant quelques secondes, c’est le silence puis une fois la certitude de la fin du cauchemar acquise, c’est une sensation de relâchement qui soulage l’équipage de la tension accumulée au cours des minutes précédentes. Sur la route qui mène le Mirage IVP vers sa zone de ravitaillement en vol, le commandant d’avion décide de renoncer à la seconde partie de la mission initialement programmée et donc de retourner sur la base de Prince Sultan - à proximité d’Al-Kharj une fois le ravitaillement effectué.

Les autorités irakiennes prétendront par la suite avoir commis une erreur d’identification sur le Mirage IVP en le confondant avec une piste non identifiée ayant pu provenir du territoire syrien tout proche. Il est vrai que le profil initial de la mission de "Calot 01" présentait ce jour une longue branche de navigation parallèle à la frontière syrienne avant de revenir vers la région de Bagdad. Fait troublant, il convient de signaler, que le 30 juin 1998, la veille de la mission UNSCOM de "Calot 01", les forces aériennes de la coalition anglo-américaine avaient mené des opérations offensives dans le secteur d’Al Basra et que les bombardements réalisés, même modérés dans leur intensité, avaient mis les nerfs des autorités militaires irakiennes à rude épreuve. De leur côté, les autorités militaires américaines ont certifié qu’aucun des moyens aériens en vol  à ce moment n’a détecté une interception par la défense aérienne irakienne dans le secteur du Mirage IVP. Cependant, très peu de temps après l’incident, ces derniers confirmeront qu’un de leurs satellites espions a détecté et enregistré le décollage des deux chasseurs avec post combustion et l’interception du Mirage IVP. L’enregistrement américain confirmait bien un décollage d’Al Assad pour les deux chasseurs, mais sans en préciser le type. Cette retenue quant à l’identification précise du type d’appareil, bien que compréhensible dans le monde du renseignement militaire se révèlera sans conséquence, en effet le dépouillement des enregistreurs GE de "Calot 01" le jour même du vol, lèvera vite le doute sur la nature des intercepteurs : la signature du radar hostile identifiait sans ambiguïté la patte d’un Mig-25 !  

PS : les clichés réalisés pendant le survol du terrain d’Al Assad étaient de très belle qualité et ils sont sûrement les seuls rapportés par un avion de reconnaissance français sur lesquels figurent le portrait de ses agresseurs avant qu’ils ne passent à l’acte !

Ce récit me donne l’occasion de rendre un hommage chaleureux à tous les membres du premier détachement Mirage IVP sur la base d’Al Kharj en Arabie Saoudite dans le cadre de l’Opération Aladin. Je tiens en particulier à remercier les Lcl Garineau et Dupré qui ont su, en tant que chef de détachement et chacun à leur manière, créer un climat de confiance et de sérénité propice au travail à réaliser dans la chaleur des mois de juin et juillet 1998.


Laurent FAUGERON

Le 1er juillet 1998, l’équipage de Calot 01 à bord du Mirage IVP n° 25 était constitué :
- du Cne Pintat, pilote
- du Cne Faugeron, navigateur et commandant d’avion de la mission.

AOR : area of responsability, zone d’opérations de combat en territoire irakien.
CME : contre-mesures électroniques, systèmes embarqués par le Mirage IVP et lui permettant de détecter et de brouiller et leurrer les signaux hostiles de l’ennemi.
GE : guerre électronique, ensemble des matériels et doctrines d’emploi ayant trait à l’utilisation de signaux électromagnétiques dans le but de détecter et d’intercepter des cibles aériennes ainsi que les contre-mesures associées.
AWACS : avion radar assurant en vol l’alerte et la surveillance de l’AOR au profit des équipages engagés en mission de combat
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Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

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