Exfiltration

…ou  "PASSEZ MUSCADE"

Vous connaissez la fameuse théorie qui prétend que :

« Le seul battement d’une aile de papillon, fut-il perdu au fond de la forêt tropicale, peut changer le cours de l’histoire du monde »

Aussi surprenant que cela puisse paraître, et toutes proportions gardées, le phénomène eut pourtant lieu au cours d’un bref épisode de quelques heures, vécu avec mon équipage au tout début de notre séjour de 18 mois à l’ELO 3/45 de Oued-Hamimin en AFN (1961-1962).

D’implantation modeste de par sa taille, et peu connue de par sa situation géographique au cœur du bled constantinois, l’Escadrille de Liaison et d’Observation 3/45 n’en était pas moins une formation opérationnelle qui, en permanence, bourdonnait du bruit et des missions de la trentaine de Broussard (Max-Holste 1521).

Le dimanche 23 avril 1961, en début d’après-midi, l’Officier de Sécurité de la BASOH entre dans la salle d’OPS de l’ELO 3/45 où nous sommes en "alerte A", tous équipages confondus.

La veille, le Putsch d’Alger avait provoqué cette mise en alerte, sans pour cela émouvoir outre mesure notre encadrement et nos soldats du contingent, au demeurant peu nombreux, sur une base enfermée dans son retranchement.

La suite des événements devait montrer que l’Armée de l’air, dans la quasi-totalité de ses personnels (à part quelques exaltés dans la périphérie d’Alger), était restée légaliste.

Conduits à l’écart avec un jeune pilote [...], nous sommes alors "briefés" par l’Off-Sécu, lequel stipule à notre adresse :

- « Messieurs, vous allez prendre le MH 1521 n° 15 ZV ; voici le procès-verbal PV 643 tenant lieu d’ordre de mission et de plan de vol, PV que vous consulterez après décollage et que vous ramènerez ou détruirez en cas de "pépin". Une fois à bord, moteur en marche, vous attendrez les ordres après vous être avancés jusqu’en bordure de la porte sortie Est, niveau taxiway 03. Comme sergent pilote, vous, Miramont, serez uniquement en liaison avec la tour de contrôle d’Oued-Hamimin, avec le seul indicatif de "Zoulou Victor" aussi bien à l’aller qu’au retour. En vol, silence radio ! OK ? Et vous, comme Adc radionavigateur, vous serez Cdt d’avion responsable de la conduite et de la réussite de cette mission. Aujourd’hui, contrairement à la procédure, n’employez pas votre indicatif phonie de "Calcin 54", ni avec Oued-Hamimin et moins encore avec les gens de l’EM et de "Cirta-Chassis". OK ? Silence radio absolu durant toute votre mission ! … ».

Et l’Off-Sécu d’ajouter à mon adresse :

- « Pour le mordu du cinéma et de photographie, pas question de caméra ni de "Voigtländer" à bord, OK ? »  

Un ange passe, souriant…

Nous sommes en position d’attente, moteur en marche depuis 10 mn environ, lorsqu’une limousine civile vient stopper sous l’aile gauche du Zoulou Victor. Deux hommes en civil descendent du véhicule dont l’un s’avance et demande par un moulinet du poignet l’ouverture de la porte du Broussard, l’autre restant en léger retrait. Nous comprenons alors que ce dernier sera notre PAX, monsieur le VIP "X".

Portant manteau gris - il fait assez froid dehors, le plateau constantinois est à 600/700 m d’altitude et en avril, ça pince - coiffé d’un feutre sombre d’où émergent des cheveux frisottants de couleur plutôt sel et poivre. Les verres fumés des lunettes laissent néanmoins filtrer l’éclair de deux yeux aussitôt détournés. L’homme monte à bord et s’assied sur le siège généralement réservé à nos "miss", au fond de l’appareil, sans avoir dit un seul mot ni esquissé le moindre geste.

Nos vues d’observateurs (on n’est pas d’une ELO pour rien) ont bien dévisagé le personnage à la dérobée et mon jeune cocher, avant que ne monte notre quidam, me souffle discrètement en se penchant vers mon épaule gauche et hors micro-écouteurs :

- « Tiens, on dirait M. le ministre J… ». (Ndlr : Louis Joxe)

J’acquiesce d’un cillement des paupières, mais en plissant mes lèvres, ce qui signifie : Silence jeune homme, la consigne !

Dès lors, les choses vont s’accélérer. Nous remontons la 03 jusqu’à son croisement avec la 30 ; on s’aligne en bout de celle-ci, la "gomme" et nous décollons. Passage à la verticale de Oued-Hamimin et cap au 210 – je viens de lire le PV 643 – sur Biskra pour un QTP 1 h 10 plus tard.

Là, nous déposons notre VIP en bout de piste où, manifestement, il semble très attendu. En effet, la piste de cette oasis, très éloignée des troubles d’Alger, était mieux à même de recevoir l’avion du GLAM et son équipage venus de Paris… à la rescousse du gouvernement, ce qui permettait alors la deuxième phase de l’exfiltration du ministre vers la métropole.

Sans couper notre moteur, nous remontons la piste pour nous aligner au QFU annoncé par la tour de Biskra et nous décollons ; prise de cap au 030° sur Oued-Hamimin.

RAS pendant les 75 mn du vol retour, toujours en silence radio.   

Mh 1521
MH 1521 "Broussard"

C’est après notre atterrissage à Oued-Hamimin que les choses ont failli tourner au vinaigre…

Alors que tout semblait calme autour de la BASOH, avant notre départ, un important cordon de "para-putschistes", à l’évidence arrivés après notre décollage de Oued-Hamimin, encercle à présent notre camp retranché derrière sa double enceinte de murs et de barbelés. Apparemment, il n’y a aucun mouvement à l’intérieur de la base. Seuls, les paras-commandos s’agitent autour de notre camp.

Après QTP sur la 30, nous nous présentons devant les grilles fermées de la porte Nord et le ZV stoppe face à des chevaux de frise qui barrent cette entrée occupée par un grand nombre de paras fortement armés. À l’abri de hérissons de leur fabrication, ils sont assez menaçants. Un chef-commando s’avance mitraillette au poing, sous l’aile droite de l’avion dans lequel nous restons assis, moteur tournant au ralenti.

Je fais coulisser la vitre plexiglas du MH 1521 et j’attends. Une voix menaçante crie alors :

- « D’où venez-vous !? »

Réponse parfaitement gratuite de ma part :

- « Nous rentrons d’une EVASAN… »

et d’ajouter aussitôt, assez impavide : 

- « Très souvent, nous faisons ce type de mission pour vos blessés… »

Cogitations et perplexité barrent visiblement le front du chef-para qui revient auprès de son supérieur. Long et laborieux palabre avec ce dernier et ses subordonnés… et retour sous l’aile droite, notre moteur tourne toujours, au cas z’où, et le verdict tombe enfin :

- « C’est bon, allez-y ! ».

Les chevaux de frise sont écartés par les paras, cependant que nos soldats, sortis sous les ordres de l’Off-Sécu, ouvrent les grilles. 

Passez Muscade !

Il faut ajouter ceci : même pas 48 h après cet épisode, les "para-putschistes" levaient nuitamment le siège.

C’est ainsi que deux sous-officiers de l’Armée de l’air ont pu participer à l’exfiltration ras-duc d’un ministre plénipotentiaire de la République Française, à qui le Général de Gaulle devait, deux mois plus tard, confier le soin d’ouvrir les négociations d’Évian (13/06/61) et de signer avec deux autres membres de sa délégation, le 18/03/62 à 5 h du matin, les 93 pages des "accords" qui porteront le nom de cette cité savoyarde. Seul Krim Belkasem aura signé pour le FLN.  No comment.

Épilogue : ce jour-là, un léger battement d’ailes… (celles d’un Broussard) et sans doute aussi la baraka, ont changé le cours de l’Histoire de France… Plus probablement l’avenir de Monsieur le Ministre et rien, à celui des deux membres de notre équipage, simplement satisfaits d’avoir accompli sa mission.

André FRAICHE

 

Fraiche
L'Adc André FRAICHE, sur l’empennage du  "Zoulou Zoulou" au parking de l’ELO 3/45

Extrait du "Recueil ADRAR", tome 2

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

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