Essais d'avions bizarres

Les ingénieurs de notre pays furent particulièrement actifs durant la période allant de la Libération à 1960 : non seulement il fallait réparer les dégâts causés à l'industrie par 5 ans d'occupation ennemie, mais encore il fallait essayer de suivre la formidable évolution qui se produisait alors : une triple mutation technique, tactique et stratégique, due essentiel­lement à l'apparition de la propulsion par réaction, de l'arme nucléaire et de l'électronique moderne.

Au début, les bureaux d'études durent se lancer dans l'inconnu, ce qui explique le nombre élevé, comme la variété des dessins proposés alors : on ignorait quelles seraient les meilleures solutions à retenir, aérodynamiques comme de propulsion, même pour un avenir très proche. Il fallait donc "tâter" dans toutes les directions. (1)

En outre, pour nous permettre d'étudier les dernières techniques utilisées par les Allemands, un certain nombre de leurs appareils avaient été "récupérés" outre-Rhin.

Roger Receveau nous donne son avis sur certains des appareils qu'il a eu l'occasion de piloter.

Essais de l'Arsenal VB-10

Le VB-10 01 effectua son premier vol le 7 juillet 1945. Il était piloté par Modestre Vonner, chef pilote de l'Arsenal. Dès son arrivée à Brétigny, il me fut confié pour ses essais officiels.

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L'Arsenal VB-10 01

L'idée maîtresse qui avait présidé à la conception de ce prototype d'avion de chasse bimoteur en tandem, était d'en doubler la puissance tout en conservant à peu près la ligne générale des monomoteurs classiques. 

C'est avant la guerre que l'ingénieur Vernisse de l'Arsenal envisagea l'expérimentation d'un système de transmission pour l'accouplement de deux moteurs dans le même fuselage. Dans sa conception, le moteur arrière entraîne une hélice par l'intermédiaire d'un arbre de transmission passant entre les jambes du pilote, dans l'axe du moteur avant. Le moteur avant, lui, tourne en sens inverse. Les deux hélices contrarotatives annulent le couple de renversement.

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L'un des VB-10 de série à sa sortie de l'usine de Méaulte

Si cette formule présentait quelques avantages sur le plan aérodynamique, elle avait plusieurs inconvénients :

  1. La difficulté d'alimenter en air et refroidir le moteur arrière encastré au milieu du fuselage.
  2. Une répartition des masses dans l'axe de tangage créant des moments d'inertie pouvant devenir dangereux en évolution.
  3. Une disposition peu évidente des commandes moteurs à l'intérieur de la cabine et sur le tableau de bord.

En ce qui concerne le point 1, l'alimentation en air du moteur arrière laissait nettement à désirer. Suivant la vitesse de l'avion, donc son angle d'attaque, le compresseur manquait parfois d'un peu d'air et se mettait à pomper, d'où des variations de régime parfois inquiétantes et difficiles à contrôler.

Pour le point 2, on n'avait pas intérêt à laisser l'avion partir en vrille à la suite d'un décrochage, car cette vrille, normale au départ, risquait de se transformer très vite en vrille à plat, en raison de la présence du moteur arrière situé relativement loin du centre de gravité.

Quant au point 3 concernant la conduite des moteurs, il fallait faire très attention. Autant la disposition des commandes moteur sur un multimoteur classique ne présente pas de problème, autant sur un bimoteur en tandem, cette disposition n'est pas évidente. En effet, pourquoi mettre à gauche les manettes, boutons et cadrans correspondant au moteur arrière ? Pourquoi pas l'inverse ? 

Cette disposition était tellement peu évidente que sur le VB-10, ils étaient placés d'un côté et sur le Do-335 de l'autre, nous y reviendrons tout à l'heure. (2)

Essais du NC-1071

En février 1949, je fus chargé par le directeur du CEV de faire quelques vols d'évaluation du biréacteur NC-1071. Il s'agissait, pour cet appareil d'un simple passage à Brétigny et il ne devait être vraiment pris en charge par le CEV que trois mois plus tard.

J'avais déjà à cette époque une sérieuse expérience des avions à réaction et 7 jets de types différents ou de versions dérivées m'étaient passés entre les mains.

Le premier avait été le Messerschmitt 262 que j'avais essayé à partir de juillet 1946, notamment dans le domaine des grands Mach. Puis, en juillet 1948, je fus envoyé aux usines Gloster, en Grande-Bretagne, avec Charles Monnier (dit Popoff) pour évaluer le chasseur Meteor VII avec le chef pilote de Gloster, Waterton. Le même mois, je commençais les essais CEV du SO.6000 04 qui fut le premier avion français à être équipé du réacteur Rolls-Royce Nene.

Au mois d'octobre 1948, je fis quelques vols aux usines De Havilland sur le Vampire-Goblin, puis sur le Vampire-Nene.

L'essai de ce dernier fut particulièrement délicat puisque je dus effectuer, après le grand pilote John Derry, une séance de voltige sur cet appareil sur lequel je n'avais eu qu'un amphi-cabine de quelques minutes avant d'en prendre les commandes, et cela devant les autorités officielles françaises et britanniques.

Ce fut ensuite une série de vols effectués dans les mêmes conditions à la base américaine de Munich sur le F-80 Shooting Star, cette fois en compagnie du général Ezanno.

Le NC-1071 que j'essayai en février 1949 était le troisième appareil équipé de Nene que j'avais à prendre en mains et il me fut remis "clés en mains" par Fernand Lasne, alors chef-pilote de la SNAC, et qui avait effectué les essais constructeurs après ceux de la première version à hélice, NC-1070.

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Le NC-1071 à réacteurs Rolls-Royce Nene

Il s'agissait d'un avion transformé après-coup en biréacteur et donc non conçu au départ pour encaisser la poussée des Nene. Sa forme étrange déterminée, disait-on, d'après le gabarit des ascenseurs du porte-avions pour lequel il avait été conçu, l'avait fait surnommer au CEV, l'étagère à géraniums et deux points risquaient d'handicaper sa carrière : son fuselage court, cause prévisible d'instabilité longitudinale et son aile épaisse qui ne pouvait lui permettre d'atteindre les vitesses correspondant à la puissance dont il disposait. 

Nc 1070
D'abord, on a eu le NC-1070 avec 2 Gnome et Rhône 14R

Le NC-1071 avait une cabine pilote spacieuse avec une excellente visibilité, mais assez peu pratique d'accès car il fallait une échelle séparée pour y pénétrer et quelques contorsions pour s'y introduire.

Le pilote disposait sur la gauche d'un panneau vertical et d'un autre horizontal où étaient réunis les commandes, boutons et voyants des réacteurs et des servitudes. Quant au tableau de bord, il comportait les instruments de vol et, une partie des instruments de contrôle moteur. Les autres étaient situés à l'arrière, surveillés par le mécanicien qui était installé avec l'ingénieur d'essai dans une position assez peu favorable, complètement isolés du poste de pilotage.

Le dispositif de réglage du palonnier n'était pas très pratique. Il devait s'effectuer en démontant un panneau extérieur et demandait environ une dizaine de minutes de travail. En outre, les pédales étant réglées le plus en avant possible, il fallait mettre un coussin dans le dos pour qu'un pilote de taille moyenne soit bien installé.

Au point de vue de la sécurité, si l'évacuation du mécanicien par la pointe arrière largable ne présentait pas de problèmes, celle du pilote par la porte située à sa droite pouvait présenter quelques dangers, d'autant plus que le siège éjectable n'était pas monté.

Au sol, l'avion se conduisait facilement avec un régime de 5 à 6.000 t/mn pour chaque réacteur dont le démarrage n'offrait pas de difficultés spéciales. Pour le décollage, roue avant verrouillée après mise au régime à 18.000 t/mn sur freins, on poussait les Nene à 12.000 t/mn et l'avion accélérait rapidement sans tendance à embarquer. Les roues quittaient le sol après 400 m de roulement à une vitesse de 170 km/h au poids de 10 t, ce qui était assez remarquable à cette époque pour un avion de ce tonnage 

L'appareil ne m'a pas semblé très stable en configuration décollage et cela était sans doute dû au frottement important de la commande de profondeur qui ne permettait pas un dosage correct.

Le train rentrait assez vite, de même que les volets qui, eux, provoquaient un léger mouvement cabreur, puis l'avion prenait rapidement de la vitesse et effectuait la montée à 350 km/h.

Pour l'évaluation des qualités de vol, avec une altitude stabilisée à 2.000 m, la vitesse évolua au cours de l'essai de 220 à 540 km/h, mais ne put être poussée au-delà en raison de l'ouverture des trappes du train d'atterrissage qui commençaient à bailler à partir de 500 km/h.

En configuration croisière, la stabilité longitudinale était marquée par un manque d'amortissement dû aux frottements excessifs de la commande de profondeur. Toutefois, prise séparément, cette gouverne restait suffisante et efficace dans toute la zone explorée.

En stabilité transversale, l'action de la commande de direction provoquait un "roulis hollandais" assez prononcé. Ce phénomène me parut difficile à combattre sur un tel appareil qui se prêtait mal à un agrandissement de la surface des plans fixes verticaux, procédé qui est généralement employé pour diminuer le roulis hollandais et le dérapage. D'ailleurs, prises séparément la commande de direction comme celle de gauchissement étaient suffisantes et efficaces, leur action pouvant toutefois être améliorées par une meilleure compensation.

L'action induite des gouvernes transversales fut ensuite étudiée. C'est ainsi qu'en gauchissement, un braquage rapide provoqua un lacet inverse relativement important à une vitesse de 400 km/h tandis qu'en direction on obtenait un roulis de sens correct suivi d'un assez fort roulis hollandais. Après avoir constaté que les vitesses de roulis étaient satisfaisantes pour un avion de cette catégorie, je passai aux essais de décrochage.

Moteurs réduits à 6.700 t/mn, l'avion commençait à s'enfoncer avec un léger buffeting à la profondeur à une vitesse de 165 km/h en configuration décollage et de 155 km/h en configuration atterrissage.

Au cours de la recherche des vitesses critiques, je pus constater une forte instabilité longitudinale en configuration atterrissage. Avec le tab de profondeur plein cabré et annulant la réaction à une vitesse de présentation de 170 km/h moteurs réduits, à 6.000 t/mn, cette réaction "à tirer" se mit à augmenter rapidement avec la vitesse, atteignant -16 kg vers 220 km/h, caractéristique qui pouvait être considérée comme dangereuse près du sol.

Après cet essai, j'étudiai les caractéristiques de l'appareil en approche et à l'atterrissage. Le train pouvait être sorti sans couple particulier vers 250 km/h, puis les volets, eux, sortaient en deux temps : position "décollage", puis position "atterrissage", entièrement braqués à 180 km/h.

Moteurs réduits, on retrouvait les problèmes d'instabilité qui se compliquaient des frottements de la gouverne de profondeur et ne facilitaient pars la manœuvre. Par contre, l'approche rapide effectuée à 165 km/h présentait moins de problèmes et l'avion entrait en contact avec la piste à 150 km/h environ et retombait sur la roue avant à 135 km/h sans shimmy. La course au sol ne dépassait pas 600 m et on aurait pu la réduire sérieusement en freinant plus énergiquement.

Je fis un second vol le 11 février pour étudier le vol dissymétrique de cet appareil. Celui-ci étant en configuration "croisière" à 3.000 m et 460 km/h, l'essai consistait à réduire lentement le réacteur gauche de 11.000 à 4.000 t/mn. La vitesse tombait à 380 km/h. Dans ces conditions, la gouverne de direction était suffisante pour maintenir l'avion en vol rectiligne avec une réaction normale de la commande (tab à moitié de sa course à droite).

Au cours d'un second essai, avec le même régime moteur la vitesse fut réduite jusqu'à 250 km/h. Là encore, le tab était suffisant pour neutraliser la réaction, mais avec des battements de la gouverne apparaissant aux 3/4 de sa course à droite et allant en s'amplifiant.

Puis je passais au vol dissymétrique train et volets baissés, configuration atterrissage. L'appareil devint alors nettement plus difficile à tenir. En partant de 230 km/h, il fallait mettre la gouverne et le tab braqués à fond à droite, avec une réaction au palonnier de 30 à 40 kg et de forts battements tandis que le pilotage devenait très difficile.

À 180 km/h, vitesse à laquelle l'essai fut arrêté, l'avion virait à gauche en fort dérapage avec une réaction au palonnier atteignant 50 kg.

Une autre présentation fut effectuée avec le moteur gauche réduit à 3.000 t/mn. Après une descente à une vitesse verticale de 3 m/s, je posai l'avion, puis après un court roulage sur la piste, je remis les gaz à fond sur le moteur droit. L'appareil partit alors en très fort dérapage malgré mon action sur le palonnier pour le maintenir en ligne et étant gêné, en plus, par la réaction à la profondeur, le tab plein cabré, je dus arrêter l'essai en remettant les gaz sur le moteur gauche.

En conclusion de ces deux vols de prise en mains, il ressortait que le NC-1071 possédait des performances assez valables pour l'époque en distance de décollage et en vitesse ascensionnelle (20 m/s).

Cependant, pour un avion naval, il présentait un sérieux problème de stabilité longitudinale en configuration atterrissage. Ce problème était lié à l'utilisation d'aérofreins qui n'étaient pas montés à cette époque et qui ne le furent pas plus par la suite, ce qui causa de sérieux ennuis en 1951 à Istres aux pilotes Sarrail, Le Bail et Chautemps.

Sans parler de la question de l'aile épaisse qui était inadaptée aux vitesses à des Mach élevés, d'autres problèmes étaient à résoudre, comme le roulis hollandais et également le rallumage d'un réacteur en vol qui causa de grosses difficultés à Sarrail.

Indépendamment du fait qu'on n'aurait pas pu décoller un tel avion du pont d'un porte-avions faute de catapultes suffisantes, il aurait fallu beaucoup de temps pour mettre au point une technique d'appontage, alors mal connue pour les biréacteurs, dans des conditions de sécurité suffisantes, et encore plus pour en faire un avion opérationnel.

Essais du SO.6000 "Triton"

L'histoire du SO.6000 "Triton", donne une idée très exacte des difficultés que nous avons dû surmonter, après la guerre, pour mettre au point le premier avion à réaction français.

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Le SO.6000 n° 01 à réacteur Jumo

Avant toute chose, je voudrais rendre hommage ici à Daniel Rastel, chef-pilote d'essais de la SNCASO, qui a réussi à faire voler cet engin avec un turboréacteur Jumo 004 de 900 kg de poussée. Il aurait été mieux qualifié que quiconque pour parler de cet avion, malheureusement, il nous a quitté en 1969, sans pouvoir profiter d'une retraite bien méritée.

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Daniel Rastel (Dassault)

Les essais officiels du SO.6000 ont été effectués sur le 04 équipé d'un turbo réacteur Nene de 1.500 kg de poussée. J'avais déjà volé sur cet avion le 26 juillet 1948 avec Pistrak, ingénieur de la SNCASO.

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Le SO.6000 à réacteur Nene

Je ne reviendrai pas sur les caractéristiques du SO.6000. Pour se faire une image plus précise de cet avion, je conseille aux lecteurs de cet ouvrage d'aller le voir au Musée de l'Air du Bourget, où le 03 est exposé. Ils seront certainement impressionnés par cette petite bombe, équipée de plumes en lames de couteau d'une surface portante ridicule. Dans le genre "fer à repasser", il était difficile de faire mieux. 

Cette "lampe à souder", comme nous l'appelions à l'époque, ne possédait ni servocommandes, ni aérofreins, ni siège éjectable (il s'agit du 04).

Les essais officiels du 04 ont commencé au CEV de Brétigny au mois de mai 1949. L'avion était déjà bien au point, et nous n'avons pas rencontré de difficultés majeures. Malgré sa cinématique compliquée, le train d'atterrissage ne nous a pas posé trop de problèmes. 

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Rétraction du train en cours

L'avion possédait d'excellentes qualités de vol, il était très maniable, et ses performances, en dehors d'une autonomie très faible (30 à 35 mn), étaient très acceptables.

Je me souviens, pour l'anecdote, d'un incident qui aurait pu avoir des conséquences graves. Ceci s'est passé au cours d'un vol d'essai de stabilité longitudinale, train sorti, volets en position de décollage, le 27 septembre 1949.

Alors que je procédais à une mesure en vol stabilisé à 340 km/h, le volet gauche régulateur d'écoulement, intercalé entre le bord de fuite de l'aile et le volet de courbure, s'est détaché, provoquant un décrochage partiel de l'aile. Il s'en suivi de très fortes vibrations et un vol dissymétrique que j'au eu beaucoup de mal à maîtriser. Il est bien connu que, lorsqu'on perd un morceau d'avion en vol, sans avoir exactement quoi, il faut, si l'on arrive à reprendre le contrôle de l'appareil, ne plus toucher à rien et rentrer sur la pointe des pieds, sans précipitation, et en évitant toute fausse manœuvre.

Secoué par les vibrations, le manche dans le coin droit, l'avion, après un large virage "en table de bistrot" s'est posé sans mal. Amené au ras du sol, il a décroché à 270 km/h, juste à l'entrée de la piste. Celle-ci, à l'époque, ne faisait que 1500 mètres.

En arrivant au bout, l'avion roulait encore assez vite. Pour éviter de me répandre dans le champ d'en face, j'ai profité du peu de frein qu'il me restait pour emmancher le chemin de roulement situé sur ma droite, en trichant quelque peu sur l'herbe. Suivant les sinuosités de ce chemin, l'avion s'est arrêté environ 200 m plus loin au milieu du Bois des Bordes. Ce bois, situé sur le terrain même de Brétigny, servait d'aire de dispersion et de camouflage aux avions allemands pendant la guerre.

Après les essais, nous nous sommes servis de cet avion pour effectuer quelques vols d'initiation. Les pilotes appelés à prendre en mains les prototypes d'avions à réaction de la première génération (Ouragan, NC-1080, VG-90, SO.6020, etc...) ont pu ainsi se familiariser avec cet engin et aborder les problèmes des grandes vitesses.

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Cockpit du SO.6000 n° 01

Au cours de ces vols, nous nous permettions entre nous quelques fantaisies, dont l'une, en particulier, consistait à se présenter ventre à terre dans l'axe de la piste à près de 800 km/h et à se poser, dans la foulée, dans un temps record. Il suffisait d'effectuer un Immelmann qui nous amenait à très faible vitesse, sur le dos, entre 2.000 et 3.000 m d'altitude, de sortir le train et, plein volet, de descendre comme un pavé, la manette "dans la poche" en PTS rapide, et à se présenter en finale sans remettre de gomme. On avait intérêt à ne pas se tromper.

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Roger Receveau au retour d'un essai ... qui n'a pu excéder 35 mn ! (Coll. Receveau)

Il ne faut pas oublier que cet avion ne possédait pas d'aéro­freins, et que son autonomie d'une trentaine de minutes ne nous permettait pas, en fin de vol, de s'offrir des approches du style long-courrier sur Orly.

Tous ceux qui ont eu la chance de voler sur cet avion en ont gardé un excellent souvenir. Goujon en a parlé dans son livre sur le Trident, et le général Glavany, père des Mirage, qui fut chef-pilote chez Dassault pendant quelques années, peut aussi en témoigner.

Avec le SO.6000, commença une ère nouvelle pour l'aviation française.

Que de chemin parcouru depuis, mais quelle belle époque avons-nous vécue !

Essais du Heinkel 274

Le Heinkel 274 fut piloté pour la première fois par le commandant Housset, puis par le commandant Cabaret.

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Le Heinkel 274 (Coll. Receveau)

Je le pris en main à son quinzième vol pour effectuer l'étude de ses qualités de vol et de ses performances. Il s'agissait de savoir si nous pourrions utiliser cet avion comme lanceur de maquettes.

En effet, à cette époque commençait en France l'étude des premiers avions à ailes en flèche, le SO-M1 et le NC-271. Ces avions, non motorisés, devaient être largués en altitude afin d'étudier leur comportement an vol plané.

Le He-274 n'était pas un avion comme les autres. Sa construction souple, compte tenu de ses grandes dimensions, engendrait des déformations inquiétantes et rendait son pilotage difficile. Suivant l'axe longitudinal, nous n'avons pas au beaucoup de problèmes. La gouverne de profondeur, commandée par l'intermédiaire d'un springtab, était efficace, son compensateur, très bien étudié, permettait un contrôla longitudinal sans gros effort.

Cependant, le manque de rigidité du fuselage entraînait un battement continu de la queue, battement surtout sensible à grande vitesse par temps agité. Pour atténuer ce battement, nous fûmes dans l'obligation de renforcer certaines parties du fuselage.

Par contre, le contrôle latéral de l'avion était très difficile. De par son allongement, les ailerons étaient peu efficaces et leur braquage provoquait un lacet inverse très important. La voilure se déformait et le dérapage provoqué par l'action des ailerons engendrait des effets de torsion de tout l'ensemble arrière du fuselage.

Heureusement, la gouverne de direction permettait de compenser, par un roulis direct, l'inefficacité des ailerons et de redresser l'avion dans les situations critiques. C'est ainsi que lorsque l'appareil était incliné à 30° en virage, il était très difficile de le redresser et l'utilisation du palonnier était la seule solution. Cette manœuvre s'avérait délicate, surtout par temps agité, la Heinkel étant très sensible aux rafales. 

Nous avons également eu des "surcompensations" d'ailerons de plus en plus importantes à partir de 280 km/h. Cela se traduisait par une inclinaison de l'avion tandis que le volant était littéralement aspiré des mains du pilote. Le réglage des tabs automatiques, puis le débranchement de la conjugaison ailerons-volets apportèrent une solution au problème.

Il est évident, pour ces multiples raisons, que le simple contrôle de l'avion en évolution était difficile, et sa maniabilité en souffrait beaucoup.

Plus inquiétantes encore étaient la souplesse et l'élasticité de la voilure dans le plan vertical.

À l'arrêt, lorsque l'avion chauffait au soleil, les ailes descendaient de 50 cm sous l'effet de la dilatation. Entre la position de repos au sol et le décollage, les extrémités d'ailes s'élevaient de 90 cm. Il fallait s'attendre, au cours d'une ressource après un largage de maquette en piqué, à atteindre une "flèche" verticale importante, même à faible facteur à charge.

Pour contrôler cette "flèche", on avait disposé dans la coupole astronomique de l'habitacle une caméra et on avait peint des bandes blanches sur l'extrados des ailes. Des essais furent effectués à différentes vitesses et facteurs de charge. Au cours d'un vol qui eut lieu au mois de juin 1947, l'amplitude maximum atteinte fut de 2,40 m en bout d'aile à 410 km/h sous un facteur de charge de 2g ! L'opération avait été filmée.

Aucune déformation permanente de la voilure ne fut constatée après l'atterrissage.

Avant d'effectuer cet essai l'équipage, qui était composé de l'ingénieur du GM Keller et des mécaniciens Seimpere et Vannier, avait été soigneusement "briefé" et les parachutes bien ajustés.

Dans le cas où les ailes se replieraient, Vannier devait larguer la trappe d'évacuation, sauter suivi de Seimpere puis de Keller et enfin de moi-même, si je pouvais l'atteindre. Heureusement, tout se passa très bien et nos précautions furent inutiles.

Restait encore beaucoup de choses à faire pour rendre cet avion "opérationnel".

Je passerai rapidement sur les ennuis que nous avons eus avec les moteurs et les servitudes. Nous avons fait des vols avec un, puis deux moteurs stoppés, pour voir si l'avion restait contrôlable en cas de panne. Puis, nous avons étudié ses performances à différents régimes et en altitude.

Une des premières choses fût d'étalonner les anémomètres. Cet étalonnage se faisait par "passages à la tour". On enregistrait les vitesses indiquées par les instruments de bord et on restituait les vitesses vraies enregistrées du sol. Un des vols eut lieu par temps agité. Un passage fut exécuté entre 5 et 10 m du sol, à la vitesse maxi de 460 km/h. L'avion se tordait dans tous les sens et pour les spectateurs ce fut très impressionnant.

Après cet étalonnage, on effectua plusieurs montées pour connaître la vitesse ascensionnelle de l'avion, son plafond, et pour étudier le fonctionnement de sa cabine étanche.

Au cours d'une de ces montées, la coupole astronomique éclata. La décompression explosive provoqua un bruit et un appel d'air effrayant. Vannier, qui se trouvait sous la coupole, faillit être aspiré par le vide. Moi-même, j'ai été soulevé de mon siège. Instantanément, il s'est formé à l'intérieur de l'avion un brouillard opaque. Un givre épais s'est déposé sur les parois et sur les instruments rendant toute lecture impossible et solidifiant toutes les aiguilles. La température de + 6° à l'intérieur de l'avion était descendue à - 45°. Heureusement que nous avions nos inhalateurs branchés.

C'est en aveugle que nous sommes descendus jusqu'à une altitude dégivrante où nous pûmes reprendre le contrôle de l'appareil.

L'altitude maximum que j'ai atteinte sur cet avion a été de 10.400 m. Nous avons été dans l'obligation d'arrêter notre montée par suite de la défaillance d'une hélice. Il y a eu bien d'autres essais menés par le Cne Brunaud, Dellys et le Col Perrin. Ce dernier devait effectuer, quelques années plus tard, les premiers largages de maquettes sur le deuxième avion.

Pour l'instant, nous n'en étions pas là. Après s'être assuré que l'avion pouvait, après une mise au point sommaire, larguer des maquettes, on installa sur son dos le SO-M1.

Le premier vol en composite eut lieu au mois d'avril 1948. Tout se passa très bien. Goujon devait s'installer dans la maquette un peu plus tard pour le premier vol piloté à bord.

Nous entrions dans la deuxième phase des essais. Toute une série de vols allait être accomplie pour la mise au point de la technique de largage.

Les moteurs du He-274 tournant dans le même sens, il était nécessaire d'effectuer un dérapage pour rester en vol symétrique. C'était indispensable pour obtenir un largage correct. Cependant, nous éprouvions beaucoup de difficultés pour remplir toutes les conditions nécessaires de sécurité.

Des surcompensations d'ailerons se produisirent sur l'avion porteur à certaines vitesses. Aussi, fût-il décidé d'abandonner provisoirement le He-274 pour ne pas retarder les essais du SO-M1.

Celui-ci fut monté sur le dos d'un SE-161 et, après une nouvelle série d'essais, la maquette ayant à son bord Jacques Guignard fut larguée pour la première fois en septembre 1949.

Parallèlement à la mise au point du premier He-274, le deuxième avion devait décoller pour la première fois au mois de décembre 1947. Le premier vol s'effectua avec un équipage réduit, Seimpere et Vannier étant toujours de la fête.

Bénéficiant de l'expérience que nous avions acquise sur le premier avion, la mise au point de cet appareil fût beaucoup plus rapide. J'effectuais, quelques mois plus tard, une première montée à 10.600 m puis un vol avec deux moteurs stoppés du même bord.

L'avion se présentait exactement comme l'autre avec ses qualités et ses défauts, mais il était plus souvent disponible.

Les essais en composite furent repris un peu plus tard par le Col Perrin. Le premier largage eut lieu au mois de janvier 1950 alors que j'avais quitté le CEV pour prendre le commandement d'un groupe de chasse.

Au total, six largages ont été effectués sur l'avion n° 2 au cours de l'année 1950.

Le He-274 n° 1 fut, à un moment donné, envoyé à Istres pour les essais de l'avion Leduc, mais aucun largage de cet avion n'eut lieu.

Finalement, à la suite de nombreuses défaillances des moteurs et des servitudes, les deux avions furent mis à la ferraille. Le dernier vol effectué par le Col Perrin faillit se terminer en catastrophe. Un moteur en feu, un autre en panne, il se posa de justesse à Istres après une course en sac homérique.

Ainsi se termine la carrière de cet avion qui "parait-il", si la guerre avait continué, "aurait pu" lâcher une bombe atomique sur les États-Unis... sans espoir de retour. Son autonomie insuffisante ne lui permettait pas de traverser l'Atlantique dans les deux sens.

Peut-être pourrions-nous trouver là une explication sur la légèreté de sa construction qui en faisait un avion "à ailes battantes".
Il est vrai qu'un emballage perdu n'a pas besoin d'être très solide !

Essais du Dornier 335

Le Dornier 335 a été construit à très peu d'exemplaires et ses différentes versions n'ont jamais dépassé le stade expérimental.

À la fin de la guerre, un prototype monoplace fut récupéré par le Col Badré et ensuite essayé au CEV de Brétigny.

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Le Dornier 335 (Coll. Receveau)

À cette époque, la Société de Construction Aéronautique "Arsenal" avait conçu un avion de chasse également bimoteur en tandem, mais à hélices avant coaxiales, le VB-10, et il était intéressant de pouvoir comparer ces deux appareils.

L'idée maîtresse qui avait présidé à la conception des deux formules, était de doubler la puissance des avions tout en conservant à peu près la ligne générale des monomoteurs classiques. Malheureusement, si l'idée était séduisante, sa réalisation était difficile. Ces avions étaient lourds et l'alimentation du moteur arrière ainsi que son refroidissement posaient des problèmes.

Néanmoins, la technique du Do-335, bien que construit antérieurement au VB-10, était nettement plus avancée.

Sur l'avion que nous avions récupéré étaient prévus deux canons de 30 mm qui, en l'absence de toute documentation technique, furent montés pour respecter le centrage théorique avant le premier vol.

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Le Do-335 secteur arrière

À cette époque, j'étais détaché par l'Armée de l'air comme capitaine-pilote d'essais au CEV de Brétigny, dont les activités redémarraient et je fus désigné pour voler à bord d'un certain nombre d'avions de combat allemands récupérés et en particulier le Do-335.

Après un essai de roulement au cours duquel une roue prit feu, ce premier vol s'effectua sans histoire.

À ce moment-là, la piste principale de Brétigny ne faisait que 1.500 m et j'arrachais de justesse l'avion en bout de piste. Après un moment de flottement, l'appareil prit sa vitesse et les moteurs, développant au total 3.500 CV, m'amenèrent rapidement à une altitude de sécurité. Là, je pus en toute tranquillité commencer mes premiers essais.

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Do-335 en vol

Après quelques évolutions en vol de croisière, je tâtais l'avion près de sa vitesse minimum de décrochage, train et volets sortis. Je pus ainsi définir la meilleure vitesse d'approche et me présenter à l'atterrissage dans les meilleures conditions possibles.

L'avion décrocha à l'entrée de piste à 190 km/h et je pus l'arrêter dans les limites de l'épure, sans abuser des freins dans lesquels je n'avais qu'une confiance relative.

Je ne reviendrais pas sur les caractéristiques de cet avion. Il faut cependant souligner que cet avion possédait une flèche de 30° au bord d'attaque. Si cette flèche améliorait très sensiblement ses performances en vol normal, sa vitesse de décollage et d'atterrissage était nettement plus élevée que sur les avions à ailes droites. Néanmoins, après plusieurs vols de prise en main, et quelques réglages, son pilotage ne me présenta plus de difficultés. 

Le Do-335, compte tenu de ses qualités, aurait dû faire un excellent avion de combat. Je pouvais comparer ses qualités avec celles des avions de chasse que j'avais eu l'occasion de piloter en opération, en particulier le P-47 Thunderbolt.

Le Dornier était agréable aux commandes, sa vitesse ascensionnelle était très importante, le cockpit assez confortable. La visibilité bonne vers l'avant, laissait à désirer par contre vers l'arrière ce qui nécessitait la présence de rétroviseurs installés dans des bulles afin de mieux les caréner.

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Cockpit du Do-335

Les qualités de vol et les performances élevées de cet avion devaient être étudiées plus en détail sur une version biplace que j'allais chercher en Allemagne quelques mois plus tard.

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Le Do-335 biplace

Cet avion biplace avait été remonté à Mengen par une équipe de techniciens allemands, sous le contrôle de quelques mécaniciens français. Un sabotage n'étant pas exclu, un de ces mécanos avait menacé d'abattre le responsable allemand si au cours du premier vol il m'arrivait le moindre incident. Heureusement, tout se passa très bien, et l'on arrosa ce succès dans une ambiance très détendue.

Quelques heures plus tard, je décollais de Mengen pour Brétigny avec, comme passager, un magnifique chevreuil abattu le matin même, et que l'on avait ficelé soigneusement sur le siège arrière.

Le voyage s'effectua à près de 700 km/h de moyenne, à 4.500 m d'altitude au régime de croisière. Il y avait peu d'avions à cette époque capables de réaliser de pareilles performances. C'était l'avion de transition type entre les chasseurs monomoteurs classiques et les premiers avions à réaction modernes.

Après plusieurs essais de mise au point, l'avion biplace fut équipé de toute une série d'instruments pour effectuer des mesures de polaires en vol. Là, je dois adresser un grand coup de chapeau à mon ami Lambert, expérimentateur au CEV, qui effectua avec moi plusieurs vols d'essais, moteurs stoppés, dans des conditions particulièrement difficiles.

Il s'agissait de réaliser des piqués avec le moteur avant stoppé et le moteur arrière à l'extrême ralenti. Je stabilisais l'avion en vol horizontal lorsqu'il avait acquis sa vitesse maximale admissible, il s'agissait ensuite de contrôler l'avion en vol horizontal pendant qu'il perdait sa vitesse et en cabrant de plus en plus pour garder une altitude constante jusqu'à ce que le manque de vitesse et la position très cabrée provoquent le décrochage. La remise en route des moteurs ne posait pas de gros problèmes.

En cas de perte de contrôle, le pilote avait la possibilité de sauter en parachute en utilisant un siège éjectable. Je crois que ce fut le premier siège de ce genre à être mis en service sur des avions. Malgré la présence de ce siège, le pilote avait peu de chance de s'en tirer. En effet, le détonateur à poudre donnait au siège une accélération en pointe de 18 g, absolument insupportable par n'importe quel organisme.

Le passager arrière, lui, était encore moins gâté. Il ne disposait pas de siège éjectable et il avait toutes les chances, en cas d'évacuation, d'être découpé en rondelles par l'hélice arrière.

Les Allemands avaient bien prévu des boulons explosifs pour larguer cette hélice, mais c'était une assurance morale plus qu'effective. En effet, lorsque le dernier avion fut réformé à la suite d'un accident mineur (atterrissage sur une seule roue sortie), ce système, essayé au sol se révéla totalement inefficace. 

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L'hélice arrière du Do-335

Finalement, cette formule de bimoteur en tandem fut abandonnée, devant les performances encore plus brillantes des premiers avions à réaction et les énormes possibilités qui s'offraient dans ce nouveau domaine.


Roger RECEVEAU

Extrait de "Souvenirs inachevés" (Éd : Avia éditions - 2006)

 

(1) Ce texte de Jean Cuny est extrait de l'avant-propos de son livre "Les avions de combat français" (Éd : Larivière - 1988)

(2) Complément : Arsenal VB-10 : Sept ans trop tard ! 

Le VB-10 était un chasseur bimoteur en cours de construction au début de la guerre. Mais, ce bimoteur ne ressemblait pas aux autres tels qu'on les concevait à la fin des années 30. Mis au point rapidement, il aurait vraiment pu être un très grand succès. Lorsqu'il fut construit en série, dix ans après, c'était évidemment bien trop tard.

C'est donc une histoire compliquée.

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L'Arsenal VB-10 (CEV)

Comment détruire une industrie fondamentale pour la Nation

Cet avion a été pensé en 1936-37 pour "pallier le manque de puissance des moteurs français".

Les lamentations sur le problème de la puissance des moteurs français étaient (et sont toujours) une préoccupation récurrente des médias et des utilisateurs français depuis les années qui ont suivi la fin de la Première Guerre Mondiale (et, bien sûr, c'est encore repris depuis 50 ans par la presse automobile... pour rouler à 130 km/h tout en augmentant toujours notre facture pétrolière).

Pourtant, avant et pendant toute la Grande Guerre, les moteurs puissants et fiables étaient français et ils tenaient largement le haut du pavé.

Bien sûr, ces moteurs : Clerget, Delahaye, Gnome et Rhône, Hispano-Suiza, Lorraine, Peugeot, Renault, Salmson, etc, étaient produits par des bureaux d'études de très haut niveau qui appartenaient à des entreprises qui investissaient intelligemment.

Alors, pensez-vous, pas de problèmes, puisque nous avions les meilleures cartes en mains ?

Oui, sauf que nos politiques de cette période n'étaient plus les grandes âmes qui avaient réussi à tenir le pays contre vents et marées, mais juste des démagogues, à une ou deux exceptions près.

Après 4 années de guerre, la France était devenue exsangue et les destructions menées systématiquement, lors de leur repli, par les armées allemandes dans le Nord occupé l'avaient ruinée.

Dans le même temps, les incessantes demandes de remboursement des prêts consentis par les USA n'arrangeaient en rien nos affaires. Il fallait trouver de l'argent.

Naturellement, les politiciens - en cette lointaine époque des années 20 - n'imaginaient pas une seconde réduire leurs dépenses, pas plus qu'ils ne cherchaient à développer davantage la conquête des marchés internationaux.

La voie fiscale était bien plus tentante, et il y avait une victime expiatoire à taxer aussitôt : de très vilaines entreprises qui, ayant gagné de l'argent en sauvant la Patrie de sa fin préméditée par Guillaume II, furent aussitôt livrées à la vindicte publique par voie de presse sous la dénomination commode de "marchands de canons".

Il n'est pas impossible que ce type de slogan ait été suggéré à des pacifistes sincères (mais naïfs) par des agents allemands de l'Abwehr infiltrés dès après le traité de Versailles.

Évidemment, ce genre de comportement ne peut se voir qu'en France. 

À l'étranger, des entreprises comme Boeing, Fiat, Ford, General Motors, Lockheed, Mercedes, MiG, Mitsubishi, Porsche et Rolls-Royce ont été, ou sont encore, des "marchands de canons" !

Leurs pays en sont fiers et ils ont bien raison. Car cela tient les emplois et l'indépendance nationale.

Un politicien ne peut pas créer un moteur puissant d'un simple claquement de doigt ! Dommage... 

Certaines des entreprises françaises victimes de cette politique en sont mortes, car ces taxations interdisaient les investissements productifs dont elles avaient un urgent besoin.

Les élus de l'époque, il y a 90 ans, n'avaient aucune idée de ce qu'était le temps de développement d'un moteur (plusieurs années étaient déjà nécessaires).

Une parfaite illustration fut donnée par la Coupe Schneider, LA course de vitesse pour hydravions. Un immense prestige y étant attaché, les pays technologiquement les plus développés y participèrent (France, Italie, Grande-Bretagne et USA).

Si la France pouvait gagner lors du redémarrage, puisque ses avions détenaient tous les records mondiaux de vitesse, le manque de financement ne permit pas de s'y maintenir. Puis, le prestige en devenant chaque année plus évident, nous décidâmes - tardivement - de participer à la compétition.

Détail significatif, entre temps, les moteurs de course étaient passés de 400 ou 500 CV en 1924 à plus de 1400 CV en 1928.

À cette dernière date, un chasseur de 500 CV était un avion très puissant.

Donc un ministre passa commande de moteurs d'une puissance un peu supérieure à ceux des derniers vainqueurs juste un an (voire moins) avant la course. Il en fit de même pour les avions auquel ce moteur était destiné.

Le moteur Hispano-Suiza 18 cylindres en W, dont la construction avait été lancée pour l'épreuve de 1929 ne fut, bien sûr, pas prêt à temps.

Nous recommençâmes exactement de la même façon pour 1931.

Les moteurs Renault et Lorraine Radium de 2.200 à 3.000 CV, mis en chantier juste quelques mois avant, n'étaient évidemment pas du tout en situation de concourir. De toute façon, aucun des avions qui leur étaient promis n'était au point, car personne n'avait eu l'idée de les mettre au point aérodynamiquement avant.

En 1931, l'Hispano 18 W donnait environ 1.600 CV, deux ans trop tard, une puissance insuffisante pour gagner mais permettant un classement non ridicule (voire même, obligeant les Britanniques à forcer un peu sur leurs mécaniques, ce qui pouvait, avec beaucoup de chance, les amener à casser).

Le meilleur des avions restants, le Bernard HV 120, probablement construit au rabais, volant dans les conditions de la course à une vitesse de l'ordre de 530 km/h - vitesse effarante à l'époque - à moins de 100 m de l'eau, percuta la surface de l'eau après la perte d'un élément de structure en tuant son pilote Georges Bougault.

Tout cela montrait bien le temps nécessaire à la mise au point d'un moteur de haute puissance !

Les moteurs ne poussent pas assez, j'en accouple deux !

Rolls-Royce avait sorti en 1935-36 (à grand frais et après avoir connu moult problèmes de fiabilité qui ne furent réglés que peu avant la guerre) son Merlin de 1.030 CV (sa plus grande réussite).

Dans le même temps, le motoriste Français Hispano-Suiza, occupé par ses moteurs en étoile, avait un peu négligé ses moteurs 12Y dont la puissance qui ne dépassait donc pas encore 900 CV.

Pour sortir radicalement du problème, l'ingénieur qui dirigeait l'Arsenal de l'Aéronautique, Michel Vernisse avait conçu une transmission à joints homocinétiques (dérivés sophistiqués du fameux cardan) pour coupler 2 moteurs en tandem.

Au départ, il voulait motoriser un quadrimoteur dont la traînée aurait été alors réduite à celle d'un bimoteur.

Les ébauches

L'ingénieur Galtier, ancien de la Société des Avions Bernard, était prêt à tenter la réalisation d'un monoplace de chasse bimoteur à un seul fuselage en utilisant cette formule. 

L'idée était révolutionnaire, puisque, je l'ai dit précédemment, les bimoteurs classiques présentaient toujours 3 fuselages (celui de l'équipage, plus ceux des fuseaux moteurs).

Passer à un seul fuselage, c'était avoir une traînée équivalente à celle d'un monomoteur monoplace de chasse avec une puissance double, ce qui devait aboutir, théoriquement, à augmenter la vitesse possible de 30 à 40 % suivant la qualité de la réalisation.

Galtier avait travaillé avec Louis Béchereau (créateur des SPAD de Guynemer et de Fonck) à la conception d'un très joli monoplace en bois, le Bernard 20 de chasse qui passait, sans compresseur, les 320 km/h à la fin des années 20 avec 400 CV seulement.

Depuis, il avait gardé la religion du bois, qu'il gardera jusqu'en 1948.

Il a donc proposé en janvier 1937 - à l'ingénieur-général Vernisse de créer 2 avions en bois : le bimoteur de chasse VG 10 qui aurait utilisé 2 moteurs Hispano 12 X de 690 CV et le monomoteur VG 30 (Vernisse-Galtier 30) qui servirait de maquette aérodynamique au premier.

Le bimoteur aurait donné un chasseur de 1.380 CV pour une masse à vide prévue de 3.400 kg. D'après ce que l'on peut lire, la structure choisie était l'exacte préfiguration du VB-10 et plaçait le pilote entre les 2 moteurs.

Le VG-30 fut construit et atteignit 485 km/h sans avoir tiré entièrement partie de sa formule mais donna naissance au VG 33 qui fut une réussite (si le VG-30 avait prit la forme exacte de ce dernier, il aurait nettement passé les 500 km/h).

Le VG-10, lui, ne fut pas construit pour je ne sais quelle raison, mais c'est bien dommage car il lui aurait été possible d'atteindre entre 620 et 650 km/h.

On avait sans doute voulu un avion plus puissant, plus armé, donc plus lourd, en suivant toujours la même illusion du Géant Invincible que j'ai dénoncé dans le cas du SE-100.

Puis on abandonna la structure en bois au profit d'une structure en métal.

L'ingénieur Badie (le B du VB-10) justifia ce choix en affirmant que  le bois eut été impropre à tenir les efforts subis par un avion de ce genre.

Pour ceux qui croiraient ce genre de billevesées, je les renvoie aux pages Wikipedia concernant le bimoteur De Havilland Mosquito, ils seront édifiés. Le bois peut beaucoup, à la seule condition que la qualité des colles soit irréprochable. Je rappelle aussi que le Hughes H-4 Hercules (ou Spruce Goose) de 180 tonnes au décollage en 1947 était en bois et qu'il était mû par 8 moteurs de 4.000 CV ! Des efforts légèrement supérieurs, Mr Badie !

Il fallait bien sûr le nouveau prototype de moteur Hispano-Suiza 12 Z, qui commençait tout juste à tourner au banc, ce qui allait avoir des conséquences très négatives (on retrouve ici la même idée stupide qui avait déjà causé les énormes problèmes des bombardiers B4).

Personne ne semblait comprendre qu'il fallait avant tout expérimenter avec des moteurs parfaitement connus pour voir tous les pièges associés à l'accouplement des moteurs (à toutes fins utiles, je rappelle qu'en cette lointaine époque les ordinateurs n'existaient pas et que le formidable logiciel Catia n'était même pas dans les limbes).

Au passage, Galtier fut laissé de côté pour décliner ses monomoteurs en bois. Peut-être était-ce le vrai but du passage au tout métal...

Le VB-10 réel

La réalisation du VB-10 fut lancée, semble-t-il, pendant l'année 1939, ralentie par nombre d'hésitations et autres questions métaphysiques. Le rythme de travail ne devait pas non plus être affolant.

Une commande substantielle fut pourtant passée peu avant notre défaite.

Mais plusieurs dizaines d'heures d'essais au banc montrèrent que la transmission Vernisse se comportait sans problème.

Après la défaite, l'Arsenal passa de Villacoublay (zone occupée) à Villeurbanne (zone dite "libre") mais le souci de l'ingénieur Vernisse fut de garder le maximum de personnes autour de lui pour éviter la dispersion du bureau d'étude puis, après novembre 1942, la déportation en Allemagne (STO). Beaucoup d'études furent donc réalisées sans véritable but pratique.

Un banc d'essais pour les moteurs fut cependant réalisé par Latécoère à partir d'une cellule de Laté 299 - devenu Laté 299 A - dont les dimensions étaient comparables.

L'engin fut construit en 1942, suivant un plan différent de celui du VB-10, puisque pilote et mécanicien étaient situés en arrière du groupement des 2 moteurs. L'avion a fait quelques lignes droites et vola probablement un peu, suivant la lecture que l'on fait des propos de l'ingénieur Pichon, avant d'être mis en pylône ! Mais l'avion fut détruit dans un bombardement...

Les valeurs de vitesse attendues (avec des moteurs HS 12Y31) étaient de l'ordre de 470 km/h à 4.000 m avec également de vraiment bonnes performances ascensionnelles.

Il faut dire que la masse de ce démonstrateur ne dépassait pas 5 t au décollage (ce qui souligne, au passage, la remarquable compétence de l'ingénieur Moine de chez Latécoère). 

À la Libération, l'Arsenal reprit sa place normale mais la production industrielle était devenue comateuse, les Allemands avaient vidé nos usines des machines-outils achetées à grand frais aux USA de 1938 à 1940 et nos Alliés avaient systématiquement bombardé toutes nos usines... 

Donc les équipements n'arrivaient qu'au compte-goutte et ils étaient souvent défectueux.

Tous les bureaux d'études restés en friche devaient se remettre au travail et il leur fallu plusieurs années avant de réussir le premier avion de chasse digne de ce nom, le Dassault 450 Ouragan.

Toujours est-il que le VB-10 01 vola pour la première fois le 7 juillet 1945, ce qui était - quand même - un petit miracle.

 

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 Architecture motrice du VB-10 : l'hélice avant est mue par le moteur arrière via la transmission Vernisse (en bleu), le pilote est entre les 2 moteurs (document original de l'auteur). 

L'avion se révéla stable et il volait à 490 km/h au niveau de la mer, ce qui présageait d'environ 600 km/h en altitude. Comme les moteurs n'avaient pas atteint leur puissance maximale, on pensait pouvoir tabler sur environ 700 km/h lorsque l'avion serait opérationnel.

La réalité fut moins brillante.

Bien sûr, on avait voulu garantir au VB-10 "la puissance de feu d'un croiseur et des flingues de concours" comme l'eut dit le regretté Michel Audiard : 4 canons de 20 mm + 6 mitrailleuses de 12,7 mm, rien que cela !

Ensuite, il fallait un accès à la mécanique très aisé. Donc, on avait ménagé de grandes trappes de visite qui, ne participant pas à la rigidité de la structure, imposaient des renforts, donc un alourdissement de l'avion.

Le revêtement faisait appel à des plaques de tôles rigidifiées par de la tôle ondulée fine, mais je n'ai pas l'impression que le bilan de masse s'en soit bien porté.

L'avion de série pesait donc 6.200 kg à vide (une tonne de plus que le démonstrateur de Latécoère au décollage !) et jusqu'à 8.000 kg au décollage.

Personne ne donne la masse de la transmission Vernisse. Je doute qu'elle ait été légère.

Résultat de cette obésité, l'avion de série gagnait peu de vitesse sur le prototype, il était lourd en profondeur et aux ailerons, demandant au pilote la force d'un véritable haltérophile. Il décrochait brutalement à 140 km/h tout réduit et à 115 km/h plein gaz.

Une vitesse en piqué de 883 km/h fut obtenue en altitude (732 km/h au Badin). La vitesse ascensionnelle était médiocre, de l'ordre de 10 ms, soit celle du Morane 406 !

À 500 km/h au Badin, ce qui correspondait déjà à une forte vitesse, l'empennage souffrait de vibrations (flutter) qui auraient pu être évitées par des contrepoids judicieusement placés, solution connue depuis le travail de l'ingénieur Mary, chez Nieuport, depuis 1934.

Ce qui est inquiétant, c'est que le produit phare de l'Arsenal, produit trois ans plus tard, le VG-90, connu deux accidents mortels pour cette même raison, ce qui entraîna la disparition de l'entreprise. 

On découvrit aussi une direction trop efficace, potentiellement dangereuse en phase d'atterrissage.

Des problèmes plus dangereux apparurent peu à peu pendant les essais : les moteurs chauffaient et, surtout, ils interagissaient l'un sur l'autre, créant des phénomènes de battements extrêmement désagréables, liés probablement au couplage des fréquences d'admission d'air dans les compresseurs.

Pour réduire les battements, il eut probablement fallu récupérer l'air nécessaire au moteur arrière par une prise d'air située au bord d'attaque d'une des ailes en dehors du cercle balayé par les hélices.

Plusieurs dizaines d'exemplaires de VB-10 furent quand même construits mais ils n'entrèrent jamais en service après plusieurs accidents dont le dernier avait entraîné la mort d'un pilote d'essai.

Israël qui débutait la constitution de son armée de l'air se montra intéressé, mais en fut peut être dissuadé. Pourtant, l'avion aurait pu être mis au point.

À l'époque, Israël était en bon terme avec l'URSS et aurait probablement pu obtenir des moteurs Klimov PF-105 moins lourds, bien au point et de performances comparables.

L'avion aurait été bien meilleur avec juste 2 canons de 20 mm et 2 mitrailleuses de 12,7 mm. 

Tout chasseur est un compromis

Vouloir tout choisir en même temps conduit invariablement à l'échec. En réalité, cet avion avait été vu bien trop grand par l'ingénieur Vernisse et ses camarades.

Ils voulaient la puissance de feu, l'autonomie, la maniabilité. Ils n'ont gardé que la puissance de feu.

Le VG-10 de 3.400 kg à vide était sûrement la meilleure solution réalisable à condition de conserver les Hispano 12X. Il fallait garder une surface alaire comparable à celle de l'Hanriot NC 600, soit 22 m².

Le bilan de masse a dû commencer à devenir ingérable lorsqu'il fut question de les remplacer par des 12Y, plus puissants et plus lourds de 100 kg environ, et qu'en plus on a probablement voulu un armement plus foudroyant.

Devenu VB-10, Vernisse et Badie avaient augmenté inconsidérément la surface alaire jusqu'à 35,5 m², valeur de même ordre que celle du Potez 631 ! Le Breguet 697 de 5 tonnes au décollage était porté par une voilure de 28 m² !

Cette grande voilure impliquait obligatoirement une traînée surnuméraire que rien n'imposait et aurait nécessité d'employer des servocommandes qui devaient déjà exister chez René Leduc.

L'article de Marchand et Bénichou, dans le Fana en 1990, donne des informations très intéressantes. Malheureusement, il ne replace pas le VB-10 dans le contexte pour lequel il avait été conçu : l'Armée de l'air de 1940 - 1941. Il montre que l'avion de 1948 n'était pas dans le coup, ce qui n'a rien d'étonnant. Mais qu'eut-il donné face aux avions allemands de son époque réelle ?

Si on s'y replace, et une fois les problèmes de battements réglés, cet avion aurait certainement été bien plus approprié aux conditions de combats du moment. Il eut représenté une avancée comparable à celle du Dornier 335 3 ans plus tôt. Moins maniable que le Messerschmitt 109F, il aurait eu un rayon d'action nettement supérieur et un armement plus puissant pour une vitesse comparable, voire un peu supérieure.

Il aurait donc pu jouer un rôle de projection à longue distance (ce qui fut l'apanage des Mosquito britanniques).

Extrait de « L’Aviation selon Drix »

Sources :
- Article sur le VB-10 de A. Marchand et M. Bénichou, "Fana de l'Aviation" n° 246 de 1990,
- Docavia 28 : les avions de combat Français, 1944 à 1960, volume 1,
- Docavia 34 : les avions Latécoère.

Date de dernière mise à jour : 11/04/2020

Commentaires

  • Dominique
    • 1. Dominique Le 17/12/2021
    Merci pour le partage de ces avions :)

    Compagnie aérienne
  • Yuilo
    • 2. Yuilo Le 12/08/2021
    Certains de ces avions ne sont pas bizarres.
    Vous auriez pu parler du Heinkel He 111H-Z Zwilling.
  • Dore Robinet Évier
    Bel article. Merci pour le partage.

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