Escale à Villa-Cisneros

La scène se passe en septembre 1954. À cette époque, le "Maine" était équipé de SE 161 Languedoc. Fruit des études menées par Marcel Bloch (Dassault, aujourd'hui) depuis l’avant-guerre, le Bloch 161 devait être, à l’origine, équipé de 4 moteurs Gnome et Rhône 14 N. Cette motorisation s'avérant un peu faible, c'est finalement des 14 R, plus puissants qui furent installés sur les appareils livrés à l'Armée de l'air en 1952.

Languedoc 1
Le SE-161 "Languedoc"

Ce changement de moteurs nécessita quelques modifications de cellule (dérives plus hautes), et posa des problèmes de centrage résolus, en partie, par l’emport de lest dans l’extrémité arrière du fuselage.

De son côté Air France avait choisi des Pratt et Whitney moins puissants mais plus fiables, ainsi qu’un équipement hydraulique pour train, freins et hélices, et des pneumatiques à basse pression. Mais quelle satisfaction de leur mettre vingt minutes dans la vue sur Alger-Paris ! (la même satisfaction nous fut donnée avec les Breguet 765, lors de confrontation avec les 763 Provence de la compagnie nationale).

Ainsi équipés, nous assurions depuis deux ans les lignes régulières sur Tunis, Alger, Oran ou Casablanca ainsi que les missions "chasse" (transport des mécaniciens lors des campagnes de tirs, entre Cambrai, Metz, Friedrichshafen, Dijon et Cazaux).

Ayant fait nos preuves dans l’Hexagone et en AFN, le commandement nous lança sur Dakar début 1954. Jusque-là, cette ligne avait été assurée par les Halifax de Bordeaux puis, par les C-47 du groupe "Touraine" à Orléans.

En fonction de notre autonomie, et compte-tenu de la relative fragilité de nos moteurs en atmosphère saharienne, l’itinéraire fut adapté à nos possibilités. L’escale d’Atar utilisée par les C-47 fut remplacée par Villa-Cisneros (Rio del Oro), située en bord de mer et bénéficiant de températures moins excessives. Des lots de rechanges furent mis en place à Dakar (roues, cylindres équipés, moteurs d’hélices).

Donc nous voici en septembre 1954. La ligne est assurée depuis six mois avec plus ou moins d'ennuis classiques (roues éclatées, cylindres défaillants...) auxquels la "mécanique" remédie dans les règles de l’art et la bonne humeur (Hum !).

Ce 7 septembre, je suis sur les ordres avec le capitaine Guignard et l'adjudant-chef Macheret mécanicien (que les autres membres d’équipage me pardonnent mais peut-être qu’en lisant mon récit, ils se reconnaîtront). (1)

Le décollage du Bourget s’effectue à l’heure, avec un chargement de personnel affecté à Air AOF, d'épouses et d'enfants - pratiquant ce que l'on nomme maintenant le regroupement familial - Atterrissage à Oran après 4h20 de vol sans histoire. Le Languedoc était d'un pilotage agréable, les commandes de profondeur très précises, jusque dans l’arrondi, permettant des atterrissages très doux, presque trois points.

À l'escale d'Oran nous faisons les pleins d'essence et nous déjeunons. Ensuite, il faut 2h10 de vol pour se poser au camp Cazes à Casablanca.

Le lendemain, le vol Casablanca - Villa-Cisneros est effectué en 4 heures. À Villa-Cisneros, il n'y avait pas de tour de contrôle, une balise mise en principe en marche dix minutes avant le QRE ; vent au sol, QFE et QNH passés en graphie. La piste et l’emplacement de parking étaient en terre. À proximité il y avait un petit bâtiment servant de bureau d’escale à la compagnie Iberia. Un peu plus loin, à côté d'une éolienne grinçant au rythme des rafales de vent, se trouvait El Parador, auberge de style saharien avec patio et fontaine, où nous arrivions souvent trop tôt pour manger (vers 11h30).

Les quelques pensionnaires ibériques finissaient leur café au lait quand nous attendions nos œufs frits, cervelas, tomates et haricots. Pendant que nous passion commande, la mécanique faisait les pleins assurés par le chef d’escale d’Iberia, ex-mécanicien de la Luftwaffe, sosie d’Eric Von Stroheim, mais sans monocle. Très sympathique et excellent guide pour la visite du campement R'Gibet. Il était là depuis 1945 et s’appelait Bosch (je n’invente rien !).

Dans ma description du site, j’allais oublier le Bordj, un peu à l 'écart vers le sud du terrain, à environ trois cents mètres.

Après deux bonnes heures d’escale, le repas est enfin terminé, les vérifications mécaniques sont effectuées, cap sur Dakar atteint en trois heures de vol, sans problème. Passage à la douane de Yoff, toujours pointilleuse, à la recherche de Ricard ou de Ballantine tant attendus par les amis du "Bretagne" de Thiès.

Logement au Camp Lapeyre, à côté de Ouakam puis journée de tourisme à Dakar…

Le lendemain, chargement du fret et des bagages avec utilisation impérative de la règle pour obtenir un centrage correct. Embarquement des passagers : des officiers et sous-officiers avec femmes et enfants, de quoi occuper la Miss, et exceptionnellement 12 appelés, en tenue de drap, sac à paquetage et musette approvisionnée par le Service de l’Ordinaire pour le repas de midi. Ces douze bidasses qui avaient terminé leur séjour en AOF étaient récompensés de leurs bons et loyaux services par un rapatriement par voie aérienne. Leurs copains, moins pistonnés, avaient droit à la 3ème classe par voie maritime.

Lors de son inspection avant la mise en route, Macheret constate un léger suintement de liquide sous le carter du ralentisseur du train. Sur notre version militaire, la remontée des roues s’effectuait par l’intermédiaire d’une sangle en tresse métallique de plusieurs mètres de longueur et environ quatre centimètres de largeur, fixée à une extrémité sous le bâti du moteur, passant autour d’une barre transversale au-dessus de la fixation des amortisseurs ; l'autre extrémité de cette sangle aboutissant dans un enrouleur commandé électriquement. Arrivé en position haute, un verrou assurait le blocage train rentré. Pour la sortie, en dégageant le verrou, le train descendait par gravité, mais pour éviter une descente trop rapide et brutale qui aurait certainement provoqué l’arrachement de l’ensemble, un ralentisseur hydraulique était couplé à l'enrouleur.

Après l’atterrissage à Cisneros, Macheret constate l’aggravation de la fuite. Nous ne pouvons pas prendre le risque de continuer dans ces conditions et un message de demande de dépannage est envoyé (par le radio, depuis le bord...) au GMMTA, à l’intention du "Maine".

Comme prévu dans le programme et l’horaire de la ligne, équipage et passagers, femmes et enfants, s’attablent au Parador pour le repas de midi, sauf nos douze bidasses qui restent dans l’avion et plongent dans leur musette.

Le dépannage ne pouvant venir que du Bourget, il fallut envisager de passer la nuit. Ce n'était pas un problème, mis à part les grincements de l’éolienne, et sauf pour nos douze hommes de troupe qui ne pouvaient pas se payer l’hôtel. Le lieutenant espagnol, commandant le détachement chargé de la surveillance du terrain, nous proposa d’héberger nos gens dans les baraquements destinés à ses quelques soldats, mais nous conseilla, toutefois, d'en aviser le Gouverneur Commandante superior del territorio (le Rio de Oro était un territoire militaire).

Fort de mes trois années d’espagnol au Collège Arago entre 1939 et 1942, j’accompagne le capitaine Guignard au Bordj, résidence du dit-gouverneur. Après avoir franchi le porche, surmonté de la devise "Todos por la Patria", nous traversâmes la cour intérieure, jusqu’au pied d’un escalier sous les arcades, dans un angle du bâtiment. Là, surveillés par deux gardes armés en grande tenue, nous attendîmes un bon quart d’heure l’autorisation de gravir les marches donnant accès au vestibule précédant le bureau du gouverneur. Au bout d’un moment, un officier de la garde nous pria d’entrer dans une immense pièce au sol couvert de tapis, tentures sur les murs, avec deux ouvertures vers l’extérieur derrière un grand bureau. Au mur, un grand portrait du Caudillo et, assis derrière le bureau, El Commandante superior del territorio dont nous ne distinguons que la silhouette étant donné la pénombre de la pièce et la position des ouvertures.

Après nous être avancés de quelques pas et avoir salué réglementairement, le Capitaine Guignard expliqua en français l’objet de notre demande d'audience : notre avion étant en panne, nous devons attendre la pièce de rechange avant de pouvoir repartir. La "silhouette" nous gratifia dédaigneusement d’un :

- « Encore ! Avequé lé mémé avionne ! »

Malheureusement, la semaine précédente un Languedoc avait dû retarder son décollage, le temps de changer un cylindre.

La "silhouette" s’exprimant en français à la manière de Salvador Dali, je n’avais pas à user de mes connaissances linguistiques. Après avoir encaissé cette moqueuse et cinglante remarque, le capitaine Guignard expliqua que l’équipage et les passagers femmes et enfants passeraient la nuit à l’Auberge, mais que nous avions également à bord douze soldats pour lesquels nous sollicitions l’hébergement dans le cantonnement militaire.

À ce mot de soldat, el commandanté explosa :

- « Qué, des soldatés avèqué des fousils ? »

Le capitaine Guignard le tranquillisa immédiatement en lui expliquant qu’il s’agissait de militaires en fin de séjour qui regagnaient la métropole pour être démobilisés, donc sans arme.

El commandanté supérior del territorio réfléchit un moment avant de nous faire part de sa décision :

- « Les soldatés resteront dans l'avionne et pourront sortir unicamenté para necessidad fisiologica, accompagnés par une sentinelle jusqu'aux letrinas »

Ensuite, la silhouette nous donna congé et s’adressa, en espagnol, à l’Officier de garde pour lui dire de régler les détails avec nous. De retour dans le vestibule, celui-ci nous indiqua la ration journalière d’eau potable des hommes de troupe, celle-ci étant distribuée à la citerne : il faudrait donc désigner une corvée de deux hommes.

Voilà comment nos douze bidasses auraient dû passer 24 heures à Villa Cisneros en septembre 1954. Heureusement pour eux, la consigne ne fut pas strictement appliquée, et ils fraternisèrent rapidement avec leurs homologues espagnols.

Un Languedoc piloté par le capitaine Rouyer, après avoir décollé du Bourget dans la soirée, arriva à Villa Cisneros au petit jour, et se posa, malgré quelques bancs de brume côtière, nous apportant la pièce de rechange. La réparation fut rapidement exécutée et notre décollage vers Casablanca se fit normalement, en début d'après-midi.

Moralité : si vous devez sortir de l’avion par nécessité physiologique, ne dites jamais au Commandanté supérior del territorio qu’il y a des WC à bord, sinon vous ne pourrez pas fouler du pied la verte prairie de Villa Cisneros.


Roger BONHOMME

Publié dans "ANTAM Info" n° 14 de septembre 1995 et "Recueil de l’ADRAR" Tome 1 

(1) Et, ils se sont reconnus : il y avait aussi le Sgc Tison navigateur, le Sgc Gaudineau radio, le Sgc Besançon, le Sgt Wider mécaniciens, miss de Montgolfier convoyeuse. C'était sur le Languedoc n° 99, F-RAPN.

Date de dernière mise à jour : 11/04/2020

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