Éjecté à 500 km/h

Aux très grandes vitesses, il est à peu près impossible au pilote d'un avion désemparé de se dégager de la cabine pour sauter en parachute. C'est pour conjurer ce nouveau péril que furent mis an point les sièges éjectables, en Amérique dès 1946, puis en Angleterre.

Le premier Français à avoir essayé un siège éjectable fut le lieutenant Robert Cartier, en 1947.
Un autre parachutiste d'essai, André Allemand, nous raconte le saut qu'il exécuta, en Angleterre, à l'aide du siège éjectable Martin Baker, à la vitesse considérable de 500 kmh. Allemand devait, deux ans plus tard, se blesser gravement en essayant un siège éjectable français.

Le terrain de Chalgrove est situé assez loin de l'usine. M. Martin nous conduit en voiture. M. Jones, Cartier et moi.

Arrivé au terrain, je fais la connaissance du pilote qui nous attend devant le hangar, près du Gloster Meteor. Tout est prêt. Un seul ennui : le vent est assez fort, un peu plus de 8 mètres par seconde.

Le pilote est soucieux. La règle à calcul en main, il m'explique comment va se dérouler l'essai et le point de largage qu'il a fixé.

- « Ce n'est pas bon, bon me dit-il. Il y a du vent. »

Qu'on ne soit pas surpris de la règle à calcul : les Anglais ignorent le système métrique - ou du moins ne l'emploient pas - de sorte que, chaque fois qu'on discute le coup avec l'un d'eux, dès qu'un calcul devient nécessaire, on voit surgir cet indispensable instrument (je me demande comment les ménagères anglaises arrivent à s'en passer pour faire leur marché...).

Le pilote a donc calculé qu'il faudra m'éjecter 1.500 m avant le terrain pour que le vent m'y ramène. Je ne suis pas d'accord, et je lui demande de me faire le signal juste un peu avant d'arriver en bordure du terrain. Je m'arrangerai pour faire une chute libre qui m'empêchera d'être trop déporté par le vent et, le terrain étant assez vaste, j'ai toutes les chances de ne pas le rater.

Pas très convaincu, il semble cependant admettre mon point de vue et je m'installe dans l'avion.

Au moyen d'une sangle, on m'attache les jambes au siège à hauteur des genoux : c'est, me dit-on, pour éviter qu'au moment de l'éjection mes genoux ne viennent buter contre la paroi avant qui se trouve, il est vrai, très proche. L'expérience m'a prouvé depuis que c'était surtout pour éviter l'écartement des jambes sous l'effet de la pression dynamique.

Le compte-rendu officiel que je rédigeai après l'essai, évoque bien dans sa sécheresse la façon dont s'est passée cette première éjection.

L'essai a eu lieu le 23 août 1950 sur un avion à réaction « Gloster-Meteor » au terrain de Chalgrove (Angleterre) à 1.200 mètres d'altitude, vitesse de vol 500 km/h.

Je prends place dans le siège et, avant que la cartouche soit introduite dans le canon, je fais quelques essais de fonctionnement du rideau.

Je constate que l'extrémité de celui-ci, tiré à fond, ne m'arrive qu'à hauteur des yeux, ce qui est insuffisant puisqu’il devrait normalement me recouvrir entièrement le visage. Ceci provient non pas de ce que le rideau est trop court, mais simplement de ce que je suis trop enfoncé dans le siège et que, de ce fait, une certaine partie du rideau se trouve inutilisée.

Le siège qui sert aux essais n'étant pas réglable suivant la taille de l'utilisateur, un coussin est placé dans le bac du siège de façon à me surélever.

Nouvel essai du rideau : cette fois, il m'arrive à hauteur de la bouche. C'est encore insuffisant, mais, ne pouvant indéfiniment empiler des coussins dans le bac du siège, ce qui pourrait être préjudiciable à la bonne position du corps, je décide de rester dans ces conditions pour faire l'essai. C'était mon casque de cuir qui, n'étant pas assez lisse, avait accroché le rideau par frottement et l'avait empêché de descendre à fond.

Je ressens une violente, mais courte secousse provoquée par l'explosion de la cartouche, une poussée énorme me soulève et me donne soudain l'impression d'échapper à la loi de la pesanteur : je viens d'être projeté avec mon siège hors de l'avion. Dans la fraction de seconde qui suit, j'éprouve une forte douleur à la partie inférieure du visage : ce sont mes poings qui, tenant la tringle du rideau, sont venus, sous l'effet de l'accélération due à l'explosion et de l'énorme pression de l'air résultant de la vitesse, violemment buter contre mes lèvres au moment où le siège a quitté l'avion.

Pendant quatre secondes, je maintiens le rideau sur mon visage, puis, jugeant que la vitesse est suffisamment tombée, je le relève.

Au moyen de la boucle à dégrafage rapide, je me libère sans difficulté des sangles qui me maintiennent dans le siège. Je me dresse sur les étriers et je saute hors du siège. Pendant une fraction de seconde, mes pieds sont coincés par les talons dans les étriers et je reste suspendu. Je suis en chaussures basses. Les lacets cassent, mon pied droit sort complètement de la chaussure qui se déchire et reste accrochée dans l'étrier : la chaussure gauche, qui est à moitié sortie du pied, se dégage de son étrier in-extremis.

Je fais une chute libre de huit secondes pour distancer le siège, puis je commande l'ouverture de mon parachute qui s'ouvre normalement.

Je constate, pendant la descente, qu'au cours de l'éjection j'ai eu la lèvre inférieure fortement écrasée : mes dents ont traversé complètement, sur une longueur de trois centimètres, la partie se trouvant entre la lèvre et le menton.

Pendu à mon parachute je cherchais à apercevoir le terrain. J'étais en pleine nature et j'avais beau chercher, je n'apercevais pas l'aérodrome. Je pensais qu'avec les secondes précieuses que j'avais perdues avant d'être éjecté, nous avions passé le terrain. Par contre, je réalisais que le vent semblait me faire dériver dangereusement du côté d'une petite ville qui se trouvait à ma gauche. Je fis une glissade et j'atterris dans un champ à quelques mètres d'un brave paysan qui me regardait avec un air ahuri.

Je m'étais posé avec le pied droit en chaussette, et, croyant que ma chaussure était tombée en chute libre, je demandai à ce brave homme dans un mauvais anglais, avec ma bouche en sang, ce qui n'arrangeait rien, s'il n'avait pas aperçu ma chaussure. Il dut me croire fou, et, regardant en l'air dans toutes les directions, il me dit que non, il ne voyait rien.

À deux kilomètres environ, le siège descendait douce­ment en se balançant au bout de son parachute récupéra­teur…

Arriva enfin la voiture de M. Martin, désolé de me trou­ver en si mauvais état, apparemment même furieux. Je crus au début que c'était contre moi et que j'avais peut-être, sans le vouloir, fait une mauvaise manœuvre. Mais on m'expliqua que j'avais été largué trop tôt par le pilote. Je m'étais éjecté plus de deux kilomètres avant le terrain.

On me ramena sur le terrain, où j'appris que ma chaus­sure que je croyais perdue avait été retrouvée, coincée dans l'étrier du siège. En somme, à part ma lèvre, tout se terminait à peu près bien.

                                                                                                                                     
André ALLEMAND

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Extrait de "Parachutiste d'Essai" (Éd : André Bonne)

Date de dernière mise à jour : 06/04/2020

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