Ce métier est aussi fait de chance

Audaces Fortuna Juvat

Le monde de l’aéronautique est habité par les innombrables récits relatant les histoires rocambolesques et parfois dramatiques qui émaillent  la carrière des équipages. Les histoires racontées le soir au coin des bars dans les escadrons de combat, quand elles ne sont pas trop nostalgiques quant au souvenir de nos glorieux anciens disparus, regorgent d’exploits et d’aventures toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Les anciens du Jaguar ayant  baroudé au Tchad et ailleurs en Afrique ou dans les déserts arabiques, avaient matière à occuper de longues soirées de discutions.

Pourtant, dans le monde de l’aviation militaire, les missions de reconnaissance longue distance des équipages de Mirage IVA  pendant les années 70 et 80 restèrent très confidentielles et ceci  pendant de longues années. Et si ces vols n’avaient pas toujours été de tout repos en leur temps, la politique du secret entourant les activités du vecteur nucléaire français empêchait toute révélations quant aux conditions de réalisation de ces vols particuliers. Mais il était dit que le vieux coursier cher au général De Gaulle n’avait pas tout révélé de ses capacités ! Le conflit de Bosnie en 1993 allait remettre à l’actualité les formidables capacités de reconnaissance photographique du Mirage IVP.

Opération "DENY FLIGHT"

- 8 décembre 1994,
- Espace aérien Bosniaque en Ex-Yougoslavie,
- Mirage IVP n° 57,
- Indicatif opérationnel dans l’AOR "Calot 41".

Les conditions météorologiques attendues sur le territoire bosniaque ne semblent pas des plus favorables pour la mission du jour. L’exposé réalisé par le spécialiste de la station météo de la base de Mont de Marsan dans la salle de briefing de l’EB 01/091 "Gascogne " ne laisse que peu d’espoir quant à la pleine réussite de la collecte photographique des objectifs assignés.

À partir du territoire italien, une couche nuageuse dense et uniforme recouvre toute la carte météorologique jusqu’à Belgrade. Les plafond nuageux prévus sont tout juste compatibles avec les hauteurs de vol minimum à respecter dans la zone d’opération du  Mirage IVP.

Cependant, la décision de départ en vol est très rapidement confirmée par le centre d’opérations des FAS à Taverny, qui estime, qu’en regard de la situation très tendue sur tout le territoire bosniaque, les autorités militaires et politiques ont besoin d’un minimum de renseignements.

En partant à l’avion, l’équipage du Mirage IVP s’attend à une très longue journée de vol qui les mènera de Mont de Marsan en Bosnie puis à Creil pour le débriefing des films réalisés après 5 à 6 h de vol. Tard dans la soirée, ce sera le vol retour d’environ 1 h, au départ de Creil pour rentrer dans les Landes, avec au bout  un repos bien mérité. Mais déjà, le tour avion effectué par le pilote et le navigateur accapare toutes les facultés mentales de ces derniers pour la réalisation de la mission à venir.

Le décollage de Marsan est déjà loin (plus d’une heure et demie) quand le pilote de "Calot 41" dirige son appareil vers la porte d’entrée du corridor qui permet de pénétrer dans l’espace aérien bosniaque.

Si les conditions météorologiques ont été clémentes pour le premier ravitaillement effectué au dessus de la mer Adriatique, il semble que la couverture nuageuse sur la zone des objectifs à traiter soit conforme à la prévision du matin. Néanmoins, avec un peu de chance, un trou dans la couche de nuages permettra à l’équipage de se faufiler en dessous ce cette dernière pour collecter les renseignements demandés.

Le navigateur prépare les systèmes d’autoprotection de guerre électronique de l’avion ainsi que les appareils photographiques du CT-52 pendant que le pilote signale sa position et ses intentions à l’AWACS en vol, ce dernier étant chargé de la surveillance de la situation tactique dans tout l’espace aérien de l’AOR.

Comme redouté, les conditions météorologiques ne sont pas fameuses et, bien que le pilote ait réussi à passer sous la couche uniforme des nuages, le cheminement de l’avion est souvent modifié par rapport au trajet initialement préparé. Le respect des conditions de vol à vue et des hauteurs de survols minimales dans tout l’espace aérien bosniaque ne facilite pas la tâche de l’équipage. De plus, les conditions de luminosité ne sont pas fameuses et les films risquent d’être fort peu exploitables lors du débriefing à Creil.

Ct 52
Conteneur photo CT-52

À la suite des nombreux évitements dictés par les conditions météorologiques, le Mirage IVP n° 57 se dirige vers  Sarajevo pour traiter deux objectifs situés dans le 250° pour 12 nautiques du terrain international de la capitale meurtrie par les combats des mois précédents.

Pendant un long virage par la gauche à l’issue du premier objectif, le navigateur ressent un à-coup significatif au travers de son siège éjectable. Pensant à un mauvais verrouillage en hauteur du dit siège, il vérifie le levier de réglage mais constate que ce dernier est bien bloqué. Pour lever le doute quant à son impression précédente, le navigateur demande à son pilote s’il n’a rien ressenti d’anormal en cours de virage. Ce dernier lui répondant qu’il n’a rien noté d’anormal et que de plus tous les paramètres en cabine sont strictement nominaux, le navigateur ne s’occupe plus de cette affaire et se concentre de nouveau au guidage de l’avion vers les objectifs suivants. La mission se poursuit donc aussi normalement que possible vu le mauvais temps ambiant sur la zone bosniaque.

13 h 50 TU

Axe de ravitaillement Sonny en Adriatique

Après le dernier objectif traité, le navigateur a contacté l’ABCCC en vol pour rendre compte du travail réalisé dans l’AOR ainsi que des conditions rencontrées 

Pendant ce temps, le pilote a de son côté contacté l’AWACS (indicatif "Magic") pour se diriger vers le corridor de sortie de l’espace aérien bosniaque tout en demandant un relèvement sur le ravitailleur (indicatif "Marcotte") qui les attend en vol depuis une bonne heure dans la zone adriatique.

Le ravitaillement est sur le point de se terminer pour "Calot 41" quand sur la fréquence de "Magic", on entend le second Mirage IVP de l’escadron de Cazaux (l’EB 02/091 "Bretagne") qui s’annonce à son tour en sortie de l’AOR pour la zone de ravitaillement retour. Ce dernier rejoint le C-135FR et se met en position de perche droite en attendant que "Calot 41" finisse de prendre son pétrole.

Mais très vite, un détail attire l’attention du pilote de "Calot 42". Ce dernier, se trouvant en arrière du Mirage IVP qui finit de ravitailler, constate qu’il ne voit pas tous les volets de tuyères de l’avion de "Calot 41". Il lui semble même que certains de ces volets sont absents ou alors déformés.

Mirage4
Mirage IV vu de l'arrière

Alors que le pilote du premier avion finit de prendre les dernières centaines de kilos de pétrole, un échange entre le pilote du second Mirage IVP et le navigateur de "Calot 41" s’engage pour lever le doute. Pour l’équipage de "Calot 41", tout est normal à bord. Mais le pilote du second avion confirme bien ses doutes quant à l’intégrité physique des tuyères moteur de son prédécesseur.

Une fois les actions vitales "après ravitaillement" terminées, le pilote - commandant de bord de "Calot 41" – informe son navigateur de sa  décision de se dérouter sur le premier terrain aménagé du territoire national français apte à les recevoir. Sa décision est de rallier par la route la plus courte le terrain militaire d’Istres où, la longueur de piste disponible et les moyens de secours stationnés lui assureront le maximum de garanties en cas d’atterrissage difficile avec son Mirage IVP en configuration éventuellement dégradée.

À partir de ce moment, le partage des tâches est clairement établi au sein de l’équipage. Au pilote la responsabilité essentielle du pilotage de l’avion et la surveillance renforcée des paramètres et du moindre signe éventuel d’avarie pouvant très rapidement amener l’équipage dans une situation critique. Le navigateur quant à lui, s’occupera des procédures radio avec tous les organismes de contrôle pour les informer des intentions de "Calot 41".

La lenteur des réponses du contrôle en route militaire puis civil en Italie n’arrête en rien la marche de "Calot 41". La mise de cap directe vers le terrain de Solenzara initialement (au cas où…) n’est pas forcément très réglementaire en terme de respect des voies aériennes civiles, mais les préoccupations de l’équipage de "Calot 41" sont ailleurs. Rallier au plus vite le territoire national français, voilà  la priorité !

À mach 0.85, les miles nautiques sont vite avalés en direction de l’île d’Elbe et  le contrôle militaire n’a toujours pas compris les intentions du Mirage IVP qui de façon tout à fait rocambolesque, se retrouve sur la côte ouest italienne en étant toujours en contact avec l’organisme gérant les zones adriatiques de la péninsule !

Peu avant d’entrer dans l’espace aérien français, l’équipage de "Calot 41" contacte l’organisme militaire de contrôle responsable de la zone sud-est du territoire pour annoncer son arrivée et ses intentions.  Le contrôleur militaire comprend très vite la nature de la requête et assure un guidage le plus direct possible vers le terrain d’Istres.

Le navigateur, avant l’atterrissage à Istres, a pris la peine de prévenir par radio HF le centre de commandement opérationnel des FAS, pour annoncer son déroutement vers Istres et non vers Creil comme initialement prévu dans le profil de la mission.

Après avoir vidangé le pétrole en excédent (pour ne pas se poser trop lourd et avoir une vitesse d’approche trop importante), le pilote de "Calot 41" pose son appareil en piste 15 sans difficulté. Le roulage est alors effectué en direction de la zone d’alerte de l’escadron FAS du 003 / 04 "Limousin" pour une mise à l’abri sûre du Mirage IVP dérouté. Les moteurs coupés, il convient de lever le doute sur les constatations faites pendant le ravitaillement retour.

Le navigateur, descendu le premier de l’avion, se rend directement vers l’arrière du Mirage IVP pour constater de visu les observations faites par le pilote de "Calot 42" une heure plus tôt. À vrai dire, il ne manque aucun volet aux tuyères des deux moteurs. En effet, tout est en place, mais pas vraiment dans le même état que constaté au cours du tour avion effectué par l’équipage à Mont de Marsan le matin même.

Il y a même un joli chantier dans ce secteur ! Deux volets froids du réacteur droit et un du réacteur gauche ont adopté une géométrie particulière : il sont tous les trois pliés vers l’intérieur et la pièce métallique située sous la dérive et se trouvant entre les deux tuyères, a été enfoncée par un objet de la taille d’un gros poing et sur une profondeur d’environ 15 cm !  On pouvait même voir dans la cavité creusée de nombreux débris appartenant sans aucun doute à la tête d’un missile.

L’équipage stupéfait par cette vision en arrive vite à la conclusion qu’un missile est bel et bien venu s’écraser entre les deux moteurs après avoir ricoché sur les volets froids des deux réacteurs de l’avion, mais – et c’est le plus important - sans avoir explosé ! Peut-être " l’œuvre" d’un missile infrarouge défectueux et qui aura consciencieusement calculé le barycentre des deux sources IR des moteurs jusqu’à l’impact final sans avoir pu se décider ? Si ces volets avaient été arrachés avec les volets chauds qui leurs sont associés, il est probable qu’une fuite d’huile aurait très rapidement obligé l’équipage de "Calot 41" à se dérouter quelque part en Italie, voire en Croatie en extrême urgence. Inutile de parler des conséquences éventuelles du bon fonctionnement de la charge explosive du missile en question…

De la chance…Oui, et dans ce métier il en faut aussi en plus de toute la rigueur professionnelle dont peuvent faire preuve les équipages de l’Armée de l’air !

Quelques mois plus tard, la situation des populations civiles s’étant brutalement dégradée autour de la ville de Sarajevo, l’opération "Deliberate Force" est déclenchée sur le territoire de la Bosnie. Les opérations aériennes offensives des avions de la coalition, auxquelles participent des appareils français, vont notamment se dérouler dans la région de la petite ville de Pale située un peu à l’est de la capitale de Bosnie. C’est dans ce secteur,  en août 1995, qu’un Mirage 2000 de la 3° Escadre de chasse de Nancy participant à un raid de bombardement, est abattu par la défense aérienne des forces pro-serbes tenant la région. L’équipage réussit à s’éjecter mais tombe entre les mains des forces serbes de Bosnie.

L’équipage du Mirage IVP n° 57 CD, indicatif "Calot 41", était constitué par :

- Le Cdt Wrancken,  pilote, commandant de bord et commandant de l’EB 01/091, 
- Le Lt Faugeron, navigateur affecté à l’EB 01/091. 

L’équipage du Mirage IVP indicatif "Calot 42" était constitué par :

- Le Cne Cassiot,  pilote, commandant de bord,  affecté à l’EB 02/091 de Cazaux,
- Le Lt Lambert, navigateur affecté à l’EB 01/091 de Cazaux.

P.S. : après une enquête poussée des services compétents de la DRM, il a été établi, avec un très haut degré de probabilité, que le vecteur qui avait si délicatement laissé son empreinte dans le croupion du Mirage IVP n° 57, provenait d’un lot de missiles Stinger vendus par les USA aux forces croates qui avaient elles même rétrocédé ces armements aux forces bosniaques…

Homo Homini Lupus. Tu Quoque Fili !

Le nom du rédacteur de ce texte sera ajouté lorsqu'il sera connu…

Date de dernière mise à jour : 26/04/2020

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