Ce n'est pas passé loin !

On m'a souvent demandé s'il m'arrive ou s'il m'est déjà arrivé d'avoir peur dans mon métier. En général, je réponds par une boutade en disant que j'ai toujours peur, et que c'est quand on n'a plus peur du tout que le métier commence à devenir dangereux. Mais il faut être réa­liste. Les métiers de pilote de chasse et de pilote d'essais sont plus dangereux que la plupart des autres métiers. Parmi la vingtaine de pilotes de ma promotion de l'École de l'air qui ont fait leur carrière dans la chasse, trois se sont tués. Ce nombre ne doit pas être loin de la moyenne en temps de paix. Pour ma part, il m'est arrivé à quelques reprises de ne pas passer loin de l'accident. Je m'en suis sorti à chaque fois jusqu'à présent. Parfois avec un peu d'adresse, parfois avec un peu de chance, parfois avec l'aide d'un autre, et parfois avec les trois. Comme je l'ai rappelé plus haut, le jeu du pilotage consiste à utiliser son jugement pour ne pas avoir à faire appel à son habileté.
Je me souviens très précisément d'un vol où, pendant quelques interminables secondes, je me suis dit clairement :

- « Tu es mort. »

C'était à l'époque où nous faisions sur Mirage III E les interceptions à très grand Mach et à très haute altitude. Nous étions équipés des fusées d'appoint qui nous permettaient d'atteindre les performances requises. Nous portions la combinaison stratosphérique pressurisée qui nous aurait permis de survivre à l'extérieur de l'avion à ces altitudes.

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Détail de la fusée SEPR

Pour ce vol particulier, l'agresseur était repré­senté par un de nos avions, piloté par François, un collègue d'escadron. Il volait à Mach 1.6 et à 60.000 pieds. J'étais chargé de l'intercepter et de le "détruire" en lui tirant un missile.

Toutes les opérations jusqu'au tir du missile étaient réelles. Seul le tir n'avait évidemment pas lieu, il était remplacé par un enregis­trement des conditions de tir, qui permettait de vérifier que le missile aurait atteint sa cible. La seule technique possible pour détruire une telle cible consistait à se présenter de face, à Mach 1.6 et à 45.000 pieds. La vitesse de rapprochement était donc de Mach 3.2, soit environ 3.600 km/h dans les conditions de température qui régnent là-haut. Ça fait 1 km par seconde : on n'avait pas le temps de s'endormir.

Lorsque la cible n'était plus qu'à une cinquantaine de kilomètres, on cabrait vers elle ; sous 7°5 de pente, sur une trajectoire de collision. Vers 10 km, après avoir tiré le missile, on faisait un demi-tonneau pour se mettre sur le dos, on tirait sur la commande de profondeur pour incurver la trajectoire vers le bas, et on croisait ainsi la cible, en vol inversé, environ 2.000 pieds au-dessous de celle-ci.

Ces 50 km qui séparaient le début de la passe de tir et le croisement étaient avalés en à peu près 50 secondes. Pendant cette phase, il fallait trouver la cible sur l'écran, lui accrocher manuellement le radar, suivre les ordres de guidage, tirer le missile, faire le demi-tonneau et, une fois sur le dos, tirer sur le manche pour assurer la séparation verticale.

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Mirage III E avec fusée SEPR (escadrilles.org)

Ce jour-là, l'interception se présentait très bien. Le contrôleur aérien m'avait parfaitement guidé sur une trajectoire qui me mettait face à face avec l'avion de François, lui-même confortablement installé à soixante mille pieds, à Mach 1.6.

À la distance requise, je commence mon cabré vers la cible. À partir de ce moment-là, nos trajectoires convergent vers un point de collision situé à égale distance entre nos deux avions. Vers 20 km, j'obtiens un contact et j'accroche immédiatement mon radar sur cet objectif. Au bout de quelques secondes, Zut ! Le radar décroche.

Je reprends la poignée de commande du radar et je raccroche la cible. Re-zut ! Le radar décroche à nouveau.

Comme je suis d'une nature têtue, j'entreprends une troisième manœuvre d'accrochage radar, mais je réalise à ce moment-là que je suis en train de dépasser l'altitude que je devais respecter pour le croisement après avoir fait mon demi-tonneau. Même si c'est trop tard, je mets quand même plein gauchissement pour mettre mon avion sur le dos, et en même temps je regarde dehors. C'est à ce moment-là que j'ai cru qu'il me restait 4 ou 5 secondes à vivre : devant moi, l'avion de François me fonçait pile dessus. À une vitesse de rapprochement ahurissante

Ce qui est étonnant, dans ces circonstances, c'est que le temps se met à défiler très lentement. Pendant ces quelques secondes, j'ai ainsi eu le loisir de penser à plein de choses, et d'éprouver succes­sivement plusieurs sentiments.

J'ai pensé d'abord qu'à très grand Mach un avion est peu manœuvrant et qu'il était clair que je ne pouvais pas l'éviter. J'ai pensé aussi qu'ayant raté l'altitude du demi-tonneau pour l'éviter vers le bas, il aurait probablement mieux valu cabrer et l'éviter par le haut. Je me suis dit encore que, comme je m'étais mis instinctivement sur le dos, il était de toute façon trop tard pour changer de stratégie et que techniquement je n'avais plus de solution.

Les premiers sentiments furent très brièvement la surprise et la peur. J'ai dit : « Oh put... ! » à la radio. Mais tout de suite après, le sentiment qui a dominé fut celui de l'échec, de la colère contre moi. Je m'en voulais d'avoir commis une telle erreur. Il a dominé tous les autres. Je me disais : « Tu es mort, et c'est de ta faute. »

Alors que les millisecondes s'écoulaient lentement vers la collision et le feu d'artifice final, il me sembla que l'angle sous lequel je voyais l'avion de François avait légèrement varié vers le haut de mon pare-brise. Comme j'étais sur le dos, cela voulait dire que sa trajectoire avait tendance à passer au-dessous de la mienne. Alors, cet angle varia encore plus, puis encore, puis de plus en plus vite. Ce défilement indiquait que nous n'étions plus à relèvement constant, et que nos trajectoires n'allaient plus exactement vers la collision : j'étais sauvé !

Cette bonne nouvelle n'atténua en rien le sentiment de colère que j'éprouvais contre moi. J'étais absolument furieux, et à peine soulagé d'être sauf.

Nous nous sommes croisés à quelques dizaines de mètres. J'étais toujours sur le dos et, en levant la tête, j'ai observé l'avion de François qui passait au-dessous de moi. J'ai été étonné qu'à une pareille vitesse j'aie le temps de voir très nettement sa tête tournée vers moi. J'ai alors pensé que j'avais failli le tuer par ma faute. Tout cela n'avait duré environ que 5 secondes. 

La mission était terminée, il fallait décélérer en vol subsonique, vidanger l'acide nitrique restant dans la fusée et rentrer au terrain, avec peu de carburant restant. La routine.

Pendant toute cette fin de mission, je pensais à ce que François allait me dire, et aux excuses que je lui devais. Je me suis posé avant lui et, une fois au parking, je ne me suis pas précipité comme d'habitude au vestiaire pour retirer ma lourde combinaison pressurisée dans laquelle je nageais de sueur. Je l'ai attendu au pied de son avion. Il a coupé son moteur, le mécanicien a mis les épingles de sécurité à son siège éjectable, l'a aidé à retirer son casque, puis il a descendu l'échelle.

En marchant avec lui vers l'escadron, j'ai commencé à lui dire combien j'étais désolé d'avoir commis cette erreur et d'être passé si près de la collision. Il a éclaté de rire :

- « Je voyais la trainée de ta fusée qui arrivait devant moi depuis longtemps. Quand j'ai réalisé que tu ne stabilisais pas ton alti­tude au-dessous de la mienne comme prévu, j'ai pensé que tu avais des problèmes. J'ai simplement poussé un peu sur le manche à la fin, pour que tu passes juste au-dessus de moi. Je n'ai absolument pas eu peur. Tu n'as pas à t'excuser. » 

Quelle élégance !

Un peu plus tard, j'ai appelé le contrôleur aérien qui m'avait guidé pour l'interception. Je l'ai chaleureusement félicité pour la qualité de son travail : cette interception était absolument parfaite.

Si François n'avait pas eu la bienveillance de pousser un peu sur le manche en me voyant arriver, j'aurais vécu cette aventure exac­tement de la même manière, jusqu'au moment précis, deux secondes avant le croisement, où j'ai commencé à voir le relèvement de son avion défiler vers le haut de mon pare-brise, ce qui était le signe que nous n'allions plus à la collision.

J'aurais su exactement de la même façon que j'allais me tuer. La seule différence, c'est qu'au moment de la collision j'aurais cessé de le savoir.

J'ai trouvé chez Jack London, dans Martin Eden, une scène qui m'a rappelé cette aventure. À la fin du livre, Martin Eden se noie volontairement. London décrit l'état de conscience déclinante de son héros en train de se noyer, pour finir le livre par la phrase :

« Et à l'instant même où il le sut, il cessa de le savoir. »

Il arrive aussi souvent que les dangers viennent de là où on ne les attend pas, ce qui conforte dans l'idée que, dans ce métier, il faut être sans cesse sur ses gardes.


Jacques ROSAY

Extrait de "Aux commandes de l'A380" (Éd. Privat - 2010)

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

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