Aux vaches

Il pleut. Il faut faire demi-tour. Il pleut de plus en plus. La visibilité n'est plus que de quelques centaines de mètres. Une seule solution : trouver un champ et "aller aux vaches" ...

Il pleut. Le Piper bleu se dandine dans les remous, mais ce qui m’inquiète ce sont toutes ces étoiles qui fleurissent sur le pare-brise, se tordent en fins ruisselets qui gênent la visibilité vers l'avant. Sur les côtés, je continue à apercevoir la voie ferrée que je suis depuis de longues minutes, dans un sens, puis lorsqu'elle bute sur le mauvais temps, je fais demi-tour et la remonte dans l'autre sens, jusqu'à ce que je rencontre à nouveau un mur de pluie, allant et revenant dans le va-et-vient d’un animal qui dans une cage cherche inlassablement la sortie...

Ces masses de nuages et de pluie qui viennent de l'Ouest restreignent sans cesse un peu plus l’espace dans lequel j'évolue et forment de longues allées perpendiculaires à ma route, bordées de chaque côté de nuages bas et de pluie mélangés. Au bout de ces allées, vers le Nord, le temps paraît meilleur, et la luminosité laisse augurer d’un ciel plus clément. Mais je n’ai pas de compas et j’ai peur de me perdre… Pourtant, bientôt je n’ai plus le choix. Je vire vers le Nord, mon espoir étant qu'en suivant le mur de pluie je garderai une trajectoire qui doit m’amener vers une autre voie ferrée, parallèle à celle que je viens de quitter.

Après quelques minutes de navigation inquiète où la seule chose à faire est de garder l'avion au centre d'un tunnel bordé de chaque côté de brume et de pluie, les deux vers luisants noirs et parallèles apparaissent enfin, fidèles au rendez-vous. Je vire à droite, vers l'Est, en ne quittant plus des yeux le chemin de fer. La pluie qui avait cessée étoile à nouveau le pare-brise. Subitement, la voie ferrée s’arrête, il n'y a plus que des champs. Stupéfait, je continue un instant et je vois réapparaître avec soulagement les deux fils d'acier dont je reprends le suivi. Mais quelques kilomètres plus loin, ils disparaissent à nouveau, et définitivement.

Pourtant, sur ma carte, la voie ferrée se prolonge bel et bien et son trait noir rejoint une autre voie ferrée que je dois suivre pour remonter vers le Nord. Mais il n'y a rien à faire, sur le terrain, elle n'existe plus !... Ma carte est probablement périmée.

Je ne peux que faire demi-tour et longer à nouveau le serpent d'acier jusqu'au mur de pluie qui inexorablement, poussé par les vents d’Ouest, se rapproche. Le temps se gâte. Il pleut de plus en plus et la visibilité n'est plus que de quelques centaines de mètres. De l'arrière du Piper où je suis assis, je ne distingue plus à travers le pare-brise que des images déformées.

Je dois prendre une décision et la situation ne me laisse guère de choix : je ne vois plus qu'une seule solution, tant qu'il en est encore temps : sans compas, sans aucune possibilité pour m'orienter, pour ne pas me perdre et aggraver ma situation, trouver un champ et "aller aux vaches" …

Dans mon aéro-club, il y a deux Piper Cub : le Piper Jaune et le Piper Bleu, ce dernier ayant une particularité, il n’est pas équipé d’un compas, la boussole des aviateurs. Réservé à l'instruction et aux vols locaux, on fait avec. Seulement, voilà, son moteur étant arrivé en fin de potentiel, il a été décidé d'un échange standard dans un atelier situé sur l'aérodrome de Pau. Pour me récompenser de mes services de technicien de surface (bar, vaisselle, nettoyage des avions, etc …) le Chef-Pilote, Gilbert Kraft, m'a proposé d'effectuer ce convoyage. J'apprécie notre nouveau Chef-pilote. Il est très sérieux, avec la rigueur d'un alsacien, et je m'entends bien avec lui :

- « Tu pars le samedi matin, tu suis la route jusqu'à Agen, puis la voie ferrée parallèle à la Garonne jusqu'à celle qui passe par Nérac et de routes en voie ferrées tu vas jusqu'à Pau. Tu y restes le week-end, on te paie tous les frais et tu rentres lundi avec un moteur neuf… ça te va ...? »

On se serait battus pour faire ce vol. Nous sommes plusieurs de mon âge, passionnés par les avions, à passer notre temps libre à l'aéro-club. Les récompenses sont rares et doivent se mériter. Heureusement, nous sommes une bande de copains et l'ambiance est excellente.

Le voyage aller avait été une promenade. La carte sur les genoux à suivre en ondulant routes et rivières, canal du Midi et voies ferrées, je m'étais régalé de cette balade offerte pour récompenser mes petits et grands services à l'aéro-club. 
Le retour est plus difficile. Le mauvais temps rend la tâche plus compliquée au jeune pilote inexpérimenté qui se cramponne au manche du Piper bleu.

Et voilà pourquoi, du haut de mes 17 ans et demi et de mes 50 h de vol, je me retrouve coincé au beau milieu des Landes par le mauvais temps et contraint de me poser dans un misérable pré en herbe…

piper-jaune.jpg
Piper Cub (F. Kogut - PictAero.com)

Sous mes ailes, la visibilité est assez bonne et je trouve un champ qui me paraît correspondre très exactement à mon projet. Suffisamment long, bien dégagé, il serait parfait s'il n'y avait des vaches qui paissent, ça et là…

Or, quelques jours auparavant, j'ai lu dans la presse qu'un Jodel qui s'était posé dans un champ avait été détruit par des vaches qui s'étaient acharnées sur lui, et de coups de cornes en coups de cornes l'avaient réduit en miettes.

J'imagine l'explication à donner si je ramène l'avion en pièces détachées et j'abandonne donc ce projet. Il me faut prendre rapidement une décision car la pluie redouble. Je vole bas, la visibilité décroît sans cesse, il me faut faire vite, très vite car je ne vois plus rien vers l'avant. Heureusement que le Piper a les ailes hautes, ainsi les verrières latérales sont protégées de la pluie… Malgré la faible altitude, j'effleure les barbules, ces bancs de brume gris qui s’échappent des stratus bas, diminuant encore un peu plus la visibilité.

Je choisis dans l'urgence un champ dégagé de toute vache, moins long que le précédent et dont l’approche est bordée d’une haie d’arbres. Tant pis, c’est le seul champ assez long dans le secteur, et je m'apprête à faire un grand tour pour le survoler afin de l'inspecter un peu mieux et m’assurer qu'aucun fossé ou ligne électrique n'auraient échappé à mon premier coup d’œil, lorsqu'une rafale de pluie violente cingle le pare-brise ! C’est un signal que je comprends : il faut me poser, et vite !

Je renonce à ce survol et m'aligne comme je le peux sur le champ choisi. À cause de la pluie, je n'y vois pas grand-chose vers l'avant, j'ouvre la verrière du côté droit, l'accroche sous l'aile et je penche la tête pour regarder dehors, clignant des yeux, le visage fouetté par le vent et les gouttes d’eau. Je saute la haie d’arbres, rentre la tête et réduis les gaz. J’arrondis à tâtons et le contact rude avec le sol me renvoie en l'air dans un rebond inélégant et brutal. Je rends la main, c’est-à-dire que je pousse un peu le manche vers l'avant pour limiter le saut de cabri que je viens de faire, et me repose cahin-caha un peu plus loin.

La haie qui borde la fin du champ se rapproche à toute vitesse, les deux talons au plancher, je freine autant que je peux et l'avion glisse sur l'herbe mouillée...  le Piper s'arrête in extremis, le nez contre la haie. Je coupe les contacts des magnétos et le moteur s'arrête. Dans le silence, c'est à peine si je perçois le bruit des gouttes qui chantonnent sur la verrière et tambourinent sur la toile bien tendue des ailes.

Je descends et je cours sous la pluie vérifier l'état de l'avion : l'hélice est dans la haie mais n'a apparemment subit aucun dégât. Je vais à la queue de l'avion et le tire de quelques mètres pour le dégager, puis reviens examiner l'hélice de près. Elle brille sous la pluie et n'a absolument pas souffert du contact avec la haie. Je reste sous l'aile à l'abri de la pluie pour inspecter les environs. Il n'y a pas âme qui vive…

Qu'ai-je vu ?... Il me semble avoir vu quelque chose bouger, là-bas, près d'une grande meule de foin. Un béret noir apparaît, un visage, et il disparaît à nouveau ! J'attends et je discerne un paysan qui m'observe en cachette. Je fais un pas sous la pluie et lui fait signe : il disparaît pour réapparaître craintivement. À chaque signe que je lui fais, il se cache. Le manège peut durer longtemps, alors, je cours vers lui. Il fait mine de s'enfuir !...

- « Attendez ! Je suis un pilote d'aéro-club ! Je me suis posé à cause de la pluie … Attendez ! »

Je le rattrape. Il me regarde avec un mélange de crainte et de curiosité, aussi je le rassure en lui expliquant les raisons de mon arrivée impromptue dans son champ.

L'homme est habillé comme les paysans de cette époque, enroulé dans une grande houppelande noire, avec le large béret basque qui le protège de tous les temps, et un long bâton dans sa main calleuse. Il a le visage sec et buriné par toutes les intempéries qu'il a affronté et supporté, comme tous les paysans du monde.

- « Est-ce qu'il y a une Poste au village où je pourrais téléphoner ? »
- « Mille Diou que oui !... à Cazaubon !...» répond-il avec un geste de la main qui fait voler sa houppelande.
- « C’est loin ?... »
- « Hééé ! Mille Diou… quatre ou cinq kilomètres… » répond-il en roulant les r…
- « Vous pouvez m'y emmener… sinon on va y passer la nuit » lui dis-je en voyant son manque d’enthousiasme à faire le chauffeur.

Il repousse d’un geste machinal son béret qui découvre une tranche de peau blanche, au ras de cheveux, celle qui cachée sous le béret ne voit jamais le soleil…

Il réfléchit, soupire, remet le béret en place et me fait signe de le suivre.

Il m’entraîne en maugréant jusqu'à une ferme. On s'approche d'une grange et arrivés sous l'immense auvent le paysan va vers un tas de paille. Il se penche, dégage d’un balayage de la main un peu de paille et attrape un coin d’une bâche noire qui apparaît. Il tire et à ma grande surprise l'ensemble se déplace et je découvre une 2CV commerciale, qui était en fait bien abrité sous une peu épaisse couche de paille…

Et ben, pensé-je, on n'est pas partis…

Le paysan bricole un peu et le moteur démarre au premier coup de démarreur !... Épaté, j'embarque dans la dedeuche et nous voilà parti vers le village.

Arrivés à la Poste, je téléphone à notre Chef-pilote, qui me conseille d'aller à la gendarmerie.

- « Très bien, j'y vais, c'est juste à côté !... »

Le gendarme me reçoit, sort le manuel et lit avec un air catastrophé qu'il va lui falloir monter la garde toute la nuit, en vertu d'un règlement qui remonte à la guerre de 14. Je jette un œil dehors. Entre temps, le soleil a fait son apparition, le front est passé et l'Ouest est tout dégagé, le ciel bleu est parsemé de jolis cumulus blancs.

- « C’est bête, lui dis-je, il fait beau à présent… Je pourrais repartir… »

Il montre du doigt le gros manuel et peste :

- « Mais c'est impossible, je dois alerter la Gendarmerie de l'air à Bordeaux ! »
- « Dans ce cas c'est foutu pour vous… Moi, ce que j'en dis… j'irai à l'hôtel et vous allez vous geler toute la nuit… et il va repleuvoir… c'est sûr » ajouté-je traîtreusement car je le sens vacillant.

Il réfléchit.

- « Vous dites que vous pourriez repartir ?... Vous pourriez redécoller ?... » demande-t-il, l'espoir par-dessus le devoir.
- « Sans problème !... Le champ est immense… ni vu ni connu… »

Il saute dans le piège et referme d'un claquement sec le gros manuel …

- « Allez, je ne vous ai pas vu ! … »

Je repars avec mon chauffeur et sa Dedeuche obéissante et après avoir garé le véhicule à sa place sous la grange, nous marchons jusqu'à l'avion. Je le retourne face au champ, et le tire jusqu'à ce qu'il ait la queue dans la haie pour disposer de la plus longue piste improvisée possible.

On est face au vent, mais de l'autre côté il y a la haie d’arbres… mais ça doit passer…

Je baisse les yeux et je découvre avec stupéfaction une clôture, faite de piquets et d’un fil de fer électrifié qui traverse au beau milieu du champ… Comment est-ce possible ?

Je réalise que j’ai sauté cette clôture que je n’avais pas vu lors du gros rebond à l'atterrissage. Si je m'étais bien posé, avec un beau kiss landing, j'aurais pris la clôture dans le train d'atterrissage et cela aurait pu mal se terminer…

- « Il faut enlever la clôture !... » dis-je au paysan
- « À mille Diou que non !... » s’insurge le paysan.
- « Il faut l'enlever sinon je ne pourrai pas redécoller… »

Le paysan me tourne le dos et marmonne :

- « Mé aquelo clotouro es per las vaquos. Sé tiren la clotouro, las vaquos ban s'escapa ! »

Je le contourne et lui fait face.

- « Si vous n'enlevez pas la clôture, je ne pourrai pas décoller, les gendarmes vont venir et la police de Bordeaux aussi demain… »
- « Oh ! Mille Diou !... »
- « Et avec leurs voitures ils vont massacrer votre champ… »
- « Ah ça non mille Diou !... »
- « Et au final ils enlèveront votre clôture… »
- « … oh putana la clôture…c’est pour las vaquos… qué mille Diou … que non… »
- « Avec l’armée si besoin… »
- « Aaaah … mille Diou… » se lamente-t-il en implorant le ciel et en frappant avec le sol de son bâton…

J'arrête ses lamentations et lui propose d'enlever quatre ou cinq piquets au beau milieu et de coucher la clôture. Au décollage, je roulerai dessus, et si elle se soulève, cela n'aura pas d'importance puisque je serai passé !...

- « Après, vous n’aurez plus qu’à remettre les piquets !... »

Tout en rechignant il accepte et nous partons coucher la clôture sur une largeur suffisante. Comme la terre est humide, arracher les piquets est un jeu d’enfant.

Ce travail effectué, je lui explique qu'il n'y a pas de démarreur sur cet avion et qu'il va devoir brasser l'hélice pour démarrer le moteur.

- « Ah que non !... Mille Diou !... » fait-il en se retournant et en faisant mine de s'en aller.
- « Si ! Il n'y a pas le choix… Sinon, c'est les gendarmes et l'armée dans votre champ… Regardez, ce n'est pas compliqué… »

Je brasse l'hélice et passe deux ou trois compressions…En maugréant, il se met en place et je lui donne la marche à suivre. 

- « Dès que le moteur démarre, vous vous dégagez vite vers l'arrière et sur le côté ! »

Je m'installe, prépare ma carte… quelques injections à la manette des gaz et contact des magnétos !

- « Contact ! Allez-y ! » ordonné-je

Le paysan, qui a abandonné son bâton mais est toujours coiffé de son béret, tire un tout petit peu sur l'hélice et détale en courant comme s'il avait le feu à sa houppelande…

Je coupe les contacts et descends :

- « Non, ça ne vas pas… Enlevez votre houppelande ! »

Il est à présent en pantalon et des bretelles usées sur une chemise de grosse toile.

- « Il faut que vous passiez la compression !... Regardez… »

Je lui montre et lui demande de faire un essai. Il hésite…

- « Allez-y, les contacts sont coupés, vous ne risquez rien !... »

Il comprend, il sait exactement de quoi il retourne, lui qui doit démarrer Dedeuche et tracteurs à la manivelle plus souvent qu'à son tour, et il brasse comme il faut.

- « Allez, on recommence » dis-je en reprenant ma place à l’arrière du Piper.
- « Contact ! »

Le paysan en chemise et le béret sur la tête brasse bien, passe la compression et détale à 20 m de là alors que le moteur pétarade joyeusement… Ouf !

Je laisse tourner un moment pour réchauffer l'huile et je fais les "actions vitales". Aujourd'hui on dit essai moteur et check-list. Tout va bien, je peux décoller.

Je fais un signe d'au-revoir au paysan, et je pousse la manette des gaz à fond. J'appuie autant que je le peux avec les deux talons sur les pédales de freins qui sont au plancher, devant chaque palonnier, et lorsque le moteur est plein gaz, je lâche tout : c'est parti !

Je passe la queue haute sur la barrière couchée, l'avion accélère, je décolle en grimpant au plus vite et passe au ras de la cime des arbres. C'était juste !... Je vire pour survoler le champ en battant des ailes et saluer le paysan puis je repère la voie ferrée pour la suivre à l'envers et sans encombre jusqu'à la route nationale et reprendre mon voyage. il fait beau à présent.

Un peu juste en essence, je décide de faire halte à Agen pour faire le plein. Il est 6 heures du soir et je bavarde avec les gars de l'aéro-club à qui je raconte mon aventure.

Et pendant ce temps …

Pendant ce temps, le Chef-pilote de l'aéro-club a téléphoné au président qui a appelé un de ses amis bordelais qui travaille à la Gendarmerie de l’Air.

- « À Cazaubon ?... Bien, je les appelle et je vais voir ce que je peux faire… »

Interrogé, le gendarme de Cazaubon nie m'avoir vu. Non, aucun avion ne s'est posé, il n'a vu aucun pilote.

Le Gendarme de l'air rappelle notre président. C'est pourtant bien Cazaubon. Le préposé à la gendarmerie de Cazaubon s’enfonce dans son mensonge, tient tête, il n'a vu personne.

On cherche ailleurs. Tous les villages du coin sont interrogés, les gendarmes sont sur le pied de guerre. Les voitures bleues sillonnent le pays, armées de leur gyrophare et interrogent toutes les autorités. Mis sur la sellette le gendarme de Cazaubon finit par avouer : un pilote est venu le voir et il l'a laissé repartir…

Quel champ ? il ne sait pas. Quel propriétaire ? Il ne sait pas. 

Au vu du temps écoulé, j'aurais dû être déjà rentré depuis longtemps. On me croit crashé au décollage ou Dieu sait quoi…

On appelle mon père qui se précipite à l'aéro-club :

- « Votre fils a disparu… »

Pendant tout ce temps, inconscient de ce branle-bas, je termine de siroter un pot au bar de l'aéro-club d'Agen, et le soleil étant bas sur l'horizon, je décide de rentrer.

Arrivée verticale de mon port d'attache, je suis étonné par le nombre de voitures sur le parking proche du club-house.

- « Tiens ! Il y a une fête et je ne le savais pas !... » Pensé-je naïvement tout en orbitant à la verticale des installations.

Tout-à-coup je vois une, puis deux personnes qui sortent précipitamment du club-house et qui le bras levé me montrent du doigt, bientôt rejoints par tout un attroupement.

- « Quelle bande d'idiots !... Ils n'ont jamais vu un Piper de leur vie !... »

Je me pose et la conscience tranquille du devoir bien fait, gare l'avion au parking, arrête le moteur et ouvre la verrière droite, tout heureux de cette balade et à l'idée de participer à une fête impromptue !

Question de fête ça va être la mienne…

Le Chef est là, l'air sévère.

- « Mais où t’étais passé ?!... »
- « Et béé… à Agen ?... »
- « Mais qu'est-ce que tu foutais à Agen ?!... » insiste-t-il, furieusement.
- « Et béé.. j'ai fait de l'essence… »
- « Tout ce temps ?!... » rage-t-il.
- « Et béé… j'ai bu un pot… »
- « Et tu sais que les gendarmes te cherchent partout ? Que tu n'aurais jamais dû redécoller sans l'autorisation de la gendarmerie de l'Air de Bordeaux ?... »
- «… !... »

Et c'est les yeux ronds et la bouche ouverte que devant tout l'aéro-club et mon père rassemblés autour de l'avion que je prends une des plus belles engueulades de ma vie de pilote.

Je sais bien que c'est la crainte de m'avoir perdu et le soulagement de m'avoir retrouvé qui animait cette très saine colère.

Cette affaire dû faire une victime : le gendarme de Cazaubon, dont je n'entendis jamais plus parler, mais dont l'avancement dû souffrir de cet épisode…

Gilbert Kraft, le chef-pilote, était un homme que j'ai beaucoup apprécié. Excellent pilote et instructeur très sérieux, il était aussi un fabuleux constructeur d’avions, et il en construisit plusieurs, un en métal et plusieurs en bois. Une dizaine d'années plus tard, lorsque je suis devenu commandant de bord sur DC-3, je l'ai emmené avec moi pour un courrier dans le Sud Tunisien, voyage qui l'avait enchanté. Gilbert Kraft n’est plus de ce monde.
Il fut un véritable aviateur.


Patrick LAYRISSE

Date de dernière mise à jour : 07/04/2020

Commentaires

  • Didier GAITTE
    • 1. Didier GAITTE Le 24/06/2023
    Belle histoire très bien racontée. Et bravo pour le patois du paysan !
    Cela me rappelle une aventure arrivée à l’aéro-club de Mimizan. Un dimanche après-midi, un des membres éminents du club part pour son petit vol dominical à bord du Piper FBFHH (il existe toujours dans un club de montagne. Ce fut mon premier avion).
    Soudain, nous avons vu arriver une barre gris foncé venue de l’ouest. C’était une entrée maritime. En quelque minutes le terrain était dans un épais brouillard.
    Tout le monde s’inquiétait pour le toubib, tout seul dans son avion sans radio. Le chef pilote lança l’alerte par téléphone. Et nous avons attendu, un peu angoissés. La nuit est tombée. Ça devenait sérieux. En fin le téléphone a sonné. C’était notre pilote. Il avait vu dans l’obscurité qui régnait sur la grande forêt des Landes une puissante lumière. C’était la base aérienne de Mont de Marsan qui lui offrait le secours d’une piste de 3000 mètres de long !

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