Aneigissage sur le Ventoux

Aneigissage (1)

Le 6 janvier 1947 à 13h42, nous avons décollé de Marignane l’aéroport de Marseille. Le service météo nous avait prévu un temps très nuageux, avec un vent de secteur sud sur tout le parcours. Effectivement à 200 m, nous entrions dans les nuages et il était difficile d’apercevoir les extrémités des ailes.

Avant de continuer le récit, je voudrais rappeler brièvement comment s’effectuait la navigation de l’époque quand nous n’étions pas en vue du sol. Les moyens radioélectriques étaient encore très limités et les communications s’échangeaient en graphie en utilisant l’alphabet Morse et le code Q. Afin de réduire au maximum les temps d’émission des messages, un code international avait été créé en remplaçant les phrases les plus couramment utilisée par des groupes de trois lettres dont la première était "Q".

Sur notre JU-52, nous ne disposions pas de radiocompas automatique dont certains avions étaient déjà équipés.
Le matériel utilisé se réduisait à deux ensembles émetteur-récepteur à lampes, l’un pour l’utilisation principale, le SARAM 3/11, l’autre en secours, le 0/12. Pas d’antenne à fort gain, mais un enrouleur-dérouleur permettait du poste, à travers le plancher, de faire traîner un câble métallique dont la longueur pouvait être de plusieurs dizaine de mètres appelé "l’antenne pendante". Gare à celui qui oubliait de la remonter avant l’atterrissage !

C’est ainsi que j’ai transmis sitôt après le décollage le message de départ et que 6 minutes tard, la station de Marignane me relevait sur le QDR 326. Afin de se retrouver sur la route magnétique à suivre, une correction de cap était effectuée et j’attendais encore 6 minutes pour émettre un nouveau message donnant mon altitude, 1.100 m, et mes conditions de vol dans les nuages.

À 13h54, j’obtenais le QDR 339 de Marignane. Sur cette même émission, la station de Montélimar m’avait relevé, et me transmis le QTE 161. Ces lignes de position ne me semblaient pas cohérentes, compte tenu de la faible dérive prévue, confirmée par celle observée au départ. Nous n’étions alors qu’à 1200 m, il fallait lever l’incertitude, et je contactais Montélimar à plusieurs reprises pour demander des relèvements :

- à 14h00, je reçois le QDM 347
- à 14h04, le QDM 347
- à 14h05, le QDM 326 !

J’en accusais réception et m’entretins avec le pilote de l’incohérence des relèvements. Nous étions à 1.800 m, toujours dans la crasse, subissant une turbulence moyenne, et dans cette situation, il n’est pas possible de se sentir déporté vers les montagnes plus hautes. Or, si le dernier QDM était exact, nous étions à droite de la route à suivre.

Sans tarder, je transmettais à nouveau pour obtenir un relèvement de Montélimar, le doigt sur le manipulateur et le casque sur les oreilles, quand je perçus une discussion entre le pilote et le mécanicien suivie d’un vrombissement des moteurs, puis un choc assez brutal.

Je n’avais pas fini de transmettre !

Que s’était-il passé, Le pilote, inquiet des informations disparates que je lui avais communiquées, s’était concentré à guetter une éclaircie ou un trou dans la couche nuageuse quand il aperçut soudain, comme un éclair, à quelques dizaines de mètres plus bas, des signes qui ne laissent aucun doute sur la présence du sol. Il hurla au mécanicien de dégager la butée limitant la course des manettes des gaz et il mit la puissance des moteurs tout en amorçant un virage à gauche et en tirant sur le manche afin de se dégager de cette situation inconfortable.

Trop tard ! Le train fixe est venu s’enfoncer dans la couche neigeuse, puis ce fut le choc et le silence. Il fallait se rendre à l’évidence : un vol se termine toujours au sol.

À part le pilote qui s’était fendu la lèvre en rencontrant de trop près le tableau de bord, nous étions tous les trois indemnes et je pus ouvrir la porte située sur ma droite, à côté du SARAM qui semblait encore fonctionner. Nous nous sommes retrouvés à l’air libre, enfonçant les jambes dans la neige, un peu sonnés, mais pris tous les trois d’un fou rire interminable à l’idée de s’en être sortis aussi miraculeusement.

Ventoux 1

Le lecteur peut découvrir sur la photo ci-dessus, prise deux jours plus tard, ce que nous avons constaté en faisant le tour de l’appareil : le JU-52, presque intact, reposant sur le ventre dans une pente enneigée. Le train et les deux moteurs latéraux avaient amorti le choc en s’arrachant, et l’hélice du moteur central était un peu tordue.

Il était 15 h et il fallait s’organiser, perdus comme nous l’étions dans la neige, le froid, le vent et le brouillard.

En pénétrant à nouveau dans le poste de pilotage, j’ai constaté que la cloison de séparation avec la cabine m’avait évité, en se déformant, de recevoir tout le chargement sur le dos. J’ai essayé d’envoyer un SOS sur 500 KHz et sur 2182, mais l’émetteur 3/11 ne fonctionnait plus.

Après avoir déroulé au-dessus du sol l’antenne pendante dont le pilote tenait l’extrémité à une quarantaine de m de l’appareil, j’ai utilisé le deuxième ensemble émetteur/récepteur 0/12 pour transmettre un message décrivant la situation (sans donner de position précise et pour cause !). Une série de traits continus permettrait peut-être de nous faire relever par une station. Mais aucun accusé de réception.

J’interrompais de temps en temps pour permettre au pilote de revenir se réchauffer un peu. Après 7 ou 8 tentatives, malgré mon souci de vérifier la fréquence d’émission sur le récepteur 3/11, nous avons dû interrompre nos essais vers 16 h. La visibilité n’était plus que de quelques mètres et il n’était pas question de partir à l’aventure, à pied dans la neige profonde et sans rien voir.

Ventoux 2

En remettant un peu d’ordre dans les colis que nous transportions, nous avons découvert - la Providence était vraiment avec nous - des cache-nez en laine et des vestes en peaux de mouton.

Un coup d’œil rapide sur l’émetteur principal nous permit de retrouver des connexions qui n’avaient pas supporté le choc ainsi que des fusibles sautés. Une réparation sommaire les remit en état.
         
De sorte qu’après un frugal repas composé de dattes, d’oranges et de muscat achetés à Casa, nous avons repris vers 21 h les émissions radio. Peut-être, à cette heure, la propagation serait-elle meilleure et le réseau moins encombré. Il fallait tenter toutes les chances et nous avions eu jusqu’à présent, pour être entendus. Malheureusement la batterie s’était déchargée, il y avait à peine 1,5 Amp dans l’antenne, et nous avons émis sans résultat... Il ne restait plus qu’à chercher le sommeil, bien emmitouflés à l’intérieur de l’appareil.

Dès le lever du jour, nous avons découvert un autre univers : le ciel était clair et le soleil réapparaissait, les meilleurs conditions pour tenter une échappée.

Les réactions humaines sont parfois curieuses : voulant emmener avec nous nos valises, nous avions confectionné un traîneau avec des bouées de sauvetage. Inutile de préciser qu’enfonçant dans la neige jusqu’au ventre, nous n’avons pas poursuivi très longtemps notre improvisation.

Nous avons d’abord suivi ce qui aurait pu être un chemin recouvert par la neige, mais au bout de quelques temps, nous nous sommes rendu compte que ce n’était pas la bonne direction. Il fallu rebrousser chemin et repartir d’une façon plus professionnelle à l’aide du compas de l’avion que le mécanicien avait démonté.

Après plusieurs heures de marche, nous avons croisé un météorologue de l’observatoire du sommet qui avait été chercher son courrier à ski, puis la caravane de secours, quelques kilomètres avant Sainte Colombe.

Ventoux 3
Équipage et deux membres de la station météo située au sommet

C’est ici que nous avons pu déjeuner, et par la suite les gendarmes nous ont conduits en voiture jusqu’au plus proche village de Bédouin.

La caravane de secours nous a alors donné des détails sur les recherches dont nous avions fait l’objet : malgré l’alerte donnée par la base d’Istres, après la perte de communication, les recherches n’avaient pu être entreprises dans la soirée à cause des mauvaises conditions météo. Ce n’est qu’au matin qu’un chasseur de la base aérienne a repéré l’épave à 100 m environ du sommet.  Son rapport était laconique : "des traces autour de l’avion mais aucun signe de vie".

Un DC-3 d’Air France assurant la ligne Nice-Paris avait aussi confirmé la position du "crash".

L’avion séjourna plusieurs semaines dans la neige avant que le matériel récupérable soir démonté et descendu dans la vallée, sa carcasse, elle, est restée sur place pendant plusieurs mois.                   

Ventoux 4
Le fret fut ramené dans la vallée par une trentaine de prisonniers allemands

 

Guy COLLIN
 

Extrait d’un récit publié sur le site : http://henri.eisenbeis.free.fr/

 (1) Pourquoi pas ? Il y a bien atterrissage et amerissage …

Date de dernière mise à jour : 03/04/2020

Commentaires

  • Comtat
    • 1. Comtat Le 21/02/2021
    Bonjour,

    J'ai croisé dans le cadre de mon travail dans les années 1992 à 1998 un expert auto mémorable qui vivait pour sa passion, la mécanique. Malgré son grand âge, il était toujours en activité et sa connaissance du monde automobile en faisait un homme reconnu dans la profession. Il était à la fois d'une compétence remarquable et craint au regard de la justesse de ses diagnostics. Comme il fut pilote pendant la seconde guerre mondiale et qu'il savait que j'étais passionné par l'aviation, nous parlions souvent d'aéronautique lors de nos rencontres professionnelles.

    Or il m'apprit que lors de cet accident, il y avait une station de ski pas très loin et il semble que le propriétaire avait récupéré sur les moteurs les bougies car il devait y avoir une remontée mécanique qui devait fonctionner avec un moteur thermique.

    Les moteurs de ce Junker furent démontés, et reconditionnés par Air France. Mais lorsque cette entreprise a voulu les remettre en service quelques temps plus tard, il fut constaté que les cylindres étaient rouillés, donc inutilisables. Un recours fut donc engagé contre le propriétaire de cette station de ski car la compagnie aérienne estimait que c'est l'action d'avoir enlevé les bougies qui avait conduit à cette oxydation.

    Cet expert, Armand FOURRIER pour ne pas le nommer, avait été missionné pour défendre les intérêts de cette personne. Ainsi il releva que suite à la remise en état des moteurs, il n'avait pas été mis de l'huile de stockage dans les moteurs et c'est visiblement ce qu'avait retenu le tribunal pour débouter le demandeur de sa recherche en responsabilité du propriétaire de la station de ski. Il m'avait également indiqué que le fuselage avait servi par la suite à la formation de parachutistes, de manière statique bien évidemment et de mémoire il fut installé à Clermont-Ferrand. Malheureusement ce brave homme est mort à 88 ans en 1998 et je ne sais où trouver les écris qui pourraient confirmer mes propos.

    Merci pour ce récit et les autres qui font le charme de votre site internet.

    Sincères salutations.

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