Aller à Pékin ?

Qui, aujourd'hui, un peu curieux et libre pour deux semaines, et même peu argenté, n'est allé en Chine visiter, en groupe bien sûr, l'Armée de terre cuite de l'empereur mégalomane Qin-Shi (et qui en Chine a jamais pu, fils du Soleil en premier, échapper à la mégalomanie ?), saluer éberlué les trois dimensions du commerce à Shanghai, faire un pas sur la Grande Muraille et cent dans la Cité interdite ?

Quelle entreprise un peu ambitieuse et produisant quelque produit un peu élaboré ne s'est agrégée à une mission écono­mique, dûment patronnée par le Medef et financée par un minis­tère, pour tenter de trouver un marché dans l'empire du Milieu ?

Pourtant en 1972, peu avant le premier livre prophétique d'Alain Peyrefitte, une invitation au voyage chinois n'était pas si courante, encore moins émanant de l'ambassadeur imaginatif de cet empire, s'adressant au Président de la République Georges Pompidou pour une visite d'État, et qui plus est lui suggérant de faire ce voyage en Concorde, alors juste opérationnel bien que non certifié. Et c'est ainsi que la direction des essais de l'avion déjà mythique se vit chargée rapidement, en liaison avec le cabi­net présidentiel, de préparer ce voyage, si excitant de loin, si riche en problèmes à y regarder de près. Mais les problèmes, c'est encore notre stimulant.

Pour commencer, le prototype 001, seul sur les rangs, a 'les pattes un peu courtes", et il n'est pas envisageable de faire un tel voyage d'un trait. Même au temps de la guerre froide, la seule escale possible dotée du service technique adéquat s'avère être Téhéran. Le terrain, déjà un peu en altitude et sa piste en légère montée à l'axe obligatoire de décollage, est de surcroît chaud, surtout à la saison imposée, début juin, toutes condi­tions limitant le plein de kérosène emportable, sauf à décoller impérativement à la prime aube à 5 h du matin, condi­tion malvenue pour le chef de l'État et son épouse. Eh bien ! condition aussitôt acceptée par un président enthousiaste du programme, et que j'ai déjà emmené en vol supersonique l'année d'avant.

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Même alors, l'étape Téhéran-Pékin est longue et ne peut être couverte qu'en ligne à peu près droite en enfilant à l'envers le doigt de gant de l'Afghanistan (que j'avais effleuré treize ans plus tôt avant de m'égarer dans l'Elbourz - voir le premier volume de ces Mémoires) ; les aides à la navigation et à l'approche nous sont inconnues ; la piste de Pékin (pardon ! Beijing) unique et de conditions météo à découvrir ; enfin quels terrains de déroutement en route et à l'arrivée ? Tous problèmes impliquant la sécurité, encore plus critique lorsqu'on transporte notre chef d'État, même enthousiaste. Alors, il faut aller y voir, et cela va être ma petite aventure chinoise.

La seule compagnie étrangère autorisée à l'atterrissage à Pékin est la "Pakistan Airlines", au départ d'Islamabad. Avec tous les accords nécessaires de notre aviation civile, des autorités chi­noises et de l'ambassade de France en Chine, j'ai donc mon billet pakistanais, avec l'autorisation exceptionnelle de faire le voyage dans le poste de pilotage, bien sûr, puisque je ne suis pas un simple "sac de sable".

Trajet passionnant avec l'équipage, sans parler du paysage, qu'on ne découvre jamais bien que du poste, avec la traversée de la chaîne du Karakorum et le survol de l'antique route de la Soie entre Chine et Occident. Je suis naturellement muni de toutes les cartes aéronautiques, d'origine satellitaire et américaine, qu'il sera certainement impossible de se procurer sur place, où tout est secret, même la Terre.

Visite à l'ambassade, où trône l'ancien compagnon du Général, l'Excellence Manarc'h, et installation bien officielle à l'hôtel avec mes précieuses cartes et dans ma chambre dont la serrure n'est évidemment pas secrète pour les services chinois, j'en suis bien conscient : ils n'en ont certainement jamais vu autant. C'est dans un salon de l'hôtel, autour de tasses de thé et en l'absence de toute carte supposée inconnue, que je ren­contrerai le lendemain les autorités, d'appartenance également inconnue, mais que j'espère en rapport avec la navigation aérienne.

Et tout de même un petit tour dehors pour avoir une idée de la ville. J'ai précisé, malgré une offre insistante, que je n'avais besoin d'aucun guide ; le "guide" m'aura-t-il suivi ? Je n'en sais rien, et je m'en fiche. Et le Pékin de 1972 est strictement inima­ginable pour le visiteur d'aujourd'hui ou le téléspectateur de l'environnement des Jeux olympiques : une seule grande avenue arborée et bordée d'immeubles à l'originalité socialiste, où ne circulent que les vélos des prolos et de loin en loin la voiture noire d'un puissant ou celle d'un hôte étranger, comme moi ce soir ou demain.

Mais une fois quitté les larges trottoirs de l'ave­nue, c'est l'immense village du "million d'hommes", comme disait Jules Romains de la troupe des combattants anonymes qu'un général Nivelle jetait sur les collines du Chemin des Dames en 1916. Ici, c'est le sol en terre battue interminablement bordé de chaumières ; le croirait-on aujourd'hui, trente-six ans plus tard ? Et puis le dîner de luxe, à l'invitation d'un grand officiel, dont je ne comprendrai pas le degré dans la hiérarchie du parti, au somptueux et célèbre "Canard laqué" ; ça, c'est de la cuisine, développement majeur de ce que je connaissais de la cuisine chinoise de Cho-Lon, aux portes de Saigon et du delta du Mékong.

Allons, le lendemain au travail, selon un rite salonnard loin de nos coutumes ! Petit exposé de notre part avec le représen­tant des ventes sur les caractéristiques de Concorde, altitude, vitesse, etc., et puis le premier point de l'autre cuisine chinoise, l'itinéraire prévu de notre avion présidentiel. Je le présente et propose, purement en coordonnées géodésiques et naturelle­ment sans la vue d'aucune carte, ce qui eût été trop simple. Refusé. Je résume la discussion avant que l'on m'explique pourquoi : notre vol venant d'Afghanistan passe trop près de la frontière soviétique, et j'atteste en vain que nous ne sommes pas équipés de matériel photographique, en quoi j'imagine voir l'objection. Alors à quelle distance dois-je passer de la frontière ? Un peu plus loin. Combien ? Pas de réponse claire. Quinze milles nautiques, ça irait-il ? Comme on semble passer au sujet suivant, je comprends que ce serait convenable. Mais la matinée s'achève, il est inutile de poursuivre, on se reverra l'après-midi, ou demain, après ce grand progrès d'aujourd'hui qui s'achève sur un refus : ce n'est toujours pas convenable.

Visite à notre ambassade, et consultation de notre attaché de l'air :

- « Bien sûr, vous passez juste à la verticale de leur plus grand centre nucléaire, mais ils ne vous le diront pas. »

Retour à l'hôtel, et grande partie de règle et de compas sur les cartes américaines : en passant 20 milles à l'écart, nous n'y per­drons pas grand-chose sur le trajet. Information transmise aux Chinois.

Le lendemain, reprise du salon de thé. Mais on ne parle plus de l'itinéraire, et c'est signe que c'est gagné. D'altitude on ne discutera pas davantage : il est clair que, comme chez nous d'ailleurs, à nos 16.000 m nous ne dérangeons personne. Mais il faut descendre et approcher l'aéroport de Pékin, avec pas plus de pétrole qu'il n'en faut. Je veux donc savoir ce qu'il en est de la météo sur le terrain, et particulièrement de la pro­babilité de survenance d'une nappe de brouillard, en l'absence de radar ou d'aide radio de précision à l'atterrissage. Et la dis­cussion salonnarde de météo sur le terrain s'enlise. Mais je me suis promis de ne jamais m'énerver avec ces interlocuteurs et leur thé. De fait, c'est l'un d'eux qui s'énerve en premier :

- « Et si nous allions à la station météo ? »

Je m'exclame à cette mer­veilleuse idée, et nous voici pour la première fois en route pour le terrain et la station.

Au mur, incroyable, une grande carte ; mais un rideau est promptement tiré ! Quand même, une carte muette est étalée, et les isobares ne sont pas secrètes, ni les conditions de la visibilité à l'heure prévue de notre atterrissage, sachant que nous aurons décollé de Téhéran à cinq heures locales et nous présenterons en milieu de journée chinoise. La probabilité de visibilité suffi­sante n'est pas totale ; outre les autres causes d'indisponibilité du terrain, j'ai l'exigence classique d'un possible déroutement. Réponse surprenante :

- « Shanghai.»
- « Mais, messieurs, impossible de faire 1.500 km avec ce qui reste de pétrole à l'arrivée. »
- « Il n'y en a pas d'autre. » 
- « Pourtant, en venant avant-hier avec Pakistan Airlines, j'étais dans le poste, et nous avons survolé,
     pendant notre descente, un aérodrome civil avec pistes croisées qui m'a paru convenable.
- « Non, non, il est trop court. »
- « De combien ? »
- « 2.400 mètres. »
- « C'est parfait, surtout à la masse d'atterrissage, Concorde s'en satisfait largement. »
- « Oui, mais la charge portante de la piste est insuffisante. »
- « De combien ? »
- « 110 tonnes. »
- « C'est justement notre masse maximale à l'approche. »
- « Oui, mais il n'y a pas d'échelle de coupée assez haute ! »

J'ai enfin compris que l'Excellence chinoise de Paris avait proposé sans accord supérieur d'accepter Concorde en Chine, ma mission est donc un échec. Mais mon accueil a été parfai­tement courtois et les apparences sont sauves : les causes de l'échec sont purement techniques. Ma petite victoire : je ne me suis pas énervé le premier. Il me reste à visiter la Cité interdite et la Grande Muraille comme un bon touriste. 

L'ambassadeur Manarc'h n'y pouvait rien. Nous n'irons pas à Pékin

 

André TURCAT

Extrait de "Pilote d'essais - Mémoires II" (Éd : Le Cherche midi - 2009)

Date de dernière mise à jour : 03/04/2020

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